En tant qu’étudiant de la Théosophie et de la nature humaine, j’ai été intéressé par la discussion sur le thème du suicide auquel le journal The World a accordé une place dans ses colonnes. L’éloquent agnostique, le Colonel Ingersoll, a basé ses vues sur un terrain dont les racines sont dans la tombe, en donnant au pauvre suicidé, pour le consoler de son acte, rien au-delà de la terre froide, sauf peut-être la chance lâche d’échapper à la responsabilité ou à la souffrance. Ceux qui, comme le dit Nym Crinkle, s'occupent de répondre au Colonel Ingersoll en reviennent à la simple affirmation que c’est un péché de tuer un corps dans lequel le Seigneur a considéré qu'il était convenable d'enfermer un homme. Aucune de ces deux considérations n’est ni satisfaisante ni scientifique.
Si le suicide doit être approuvé ce ne peut être qu'en se fondant sur l'idée que l’homme n’est qu’un corps, et qu’étant comme une motte de terre, il peut très bien être libéré de ses souffrances. À partir de cela, il serait facile de faire un petit pas et de justifier le fait de faire mourir ceux dont le corps est sur notre chemin, ou touchés par la vieillesse, ou l’aliénation, ou la décrépitude, ou même vicieux. Car si tout ce que nous sommes est une masse de glaise appelée corps, si l’homme n’est pas un esprit non né en essence, alors qu’y aurait-il de répréhensible à le détruire s’il vous appartient, et si nous ne sommes que cela, et combien serait-il facile de trouver des raisons bonnes et suffisantes pour disposer également de celui des autres ? Le prêtre condamne le suicide, mais on peut être un Chrétien et cependant avoir l’opinion qu’une libération rapide de la terre permet de gagner le paradis quelques années plus tôt. Le Chrétien n’est pas dissuadé du suicide par de bonnes raisons avancées par sa religion, mais plutôt par la couardise. La mort, qu’elle soit naturelle ou provoquée est devenue une terreur, et on l’appelle « La Reine des Terreurs ». Il en est ainsi parce que bien qu’un vague paradis soit offert de l’autre côté, la vie et la mort sont si peu comprises que les hommes préfèrent supporter les souffrances qu’ils connaissent que s’envoler vers d’autres qu’ils craignent par ignorance de ce qu’elles pourraient être.
Le suicide, comme tout autre meurtre est un péché parce qu’il engendre une perturbation soudaine dans l’harmonie du monde. C’est un péché parce qu’il met la nature en échec. La nature existe pour le besoin de l’âme, et pour aucune autre raison, elle a le dessein, pour ainsi dire, de donner à l’âme l’expérience et la soi-conscience. Celles-ci ne sont possibles qu’au moyen d’un corps par lequel l’âme entre en contact avec la nature, et couper violemment la connexion avant son terme naturel contrarie le projet de la nature, et l’oblige à présent, dans son lent développement, à restaurer la tâche laissée inachevée. Et comme ces processus doivent passer par l’âme qui a permis le meurtre, il en résulte plus de peines et de souffrances.
Et la perturbation dans l’harmonie générale est un plus grand péché que ne le pensent la plupart des gens. Ils se considèrent seuls, comme séparés, sans liens avec les autres. Mais ils sont inter reliés à travers tout le monde avec toutes les autres âmes et intelligences. Un lien subtil, réel, puissant les attache toutes ensembles, et si un parmi ces millions perturbe le lien, toute la masse le ressent par réaction à travers l’âme et le mental, et ne peut retrouver l’état normal que par un ajustement douloureux. Cet ajustement se passe sur les plans invisibles, mais très importants, dans lesquels l’homme réel existe. Ainsi chaque suicidé ou meurtrier d’un autre impose à toute l’humanité un fardeau injustifiable. Il ne peut échapper à cette injustice, car bien que son corps soit mort il n’est pas coupé des autres ; la mort ne fait que le placer, privé des instruments de la nature, dans les griffes de lois, qui sont puissantes et implacables, incessantes dans leur opération et dont les demandes sont obligatoires.
Le suicide est une énorme folie, parce qu’il place son exécuteur dans une position infiniment pire que les conditions dont il avait follement espéré échapper. Ce n’est pas la mort. Ce n’est que le fait d’avoir quitté une maison bien connue et dans un environnement familier pour aller dans un nouveau lieu où la terreur et le désespoir ont seuls leur place. Ce n’est qu’une mort préliminaire faite à la glaise, pour « la froide embrassade de la tombe », laissant l’homme lui-même, nu et vivant, mais hors de la vie des mortels et qui n’est ni le paradis ni l’enfer.
Le Théosophe voit en l’homme un être complexe plein de forces et de facultés, dont il dispose quand il est dans un corps terrestre. Le corps n‘est qu’un de ses habits ; lui-même vit aussi en d’autres lieux.
Dans le sommeil il vit dans l’un de ces lieux, il s’éveille dans un autre, et pense dans un autre. Il est triple comprenant corps, âme et esprit. Et cette trinité peut être encore divisée en ses sept constituants nécessaires. Et, de même qu’il est triple, la nature l’est aussi – matérielle, psychique ou astrale, et spirituelle. La part matérielle de sa nature gouverne le corps, la part psychique affecte l’âme, et l’esprit vit dans le spirituel, tous étant unis ensemble. Si nous n’étions que des corps, on pourrait les renvoyer à la nature matérielle et à la tombe, mais si nous échappons au matériel nous devons nous projeter dans le psychique ou l’astral. Et, comme tout dans la nature procède avec régularité sous le gouvernement de la loi, nous savons que chaque combinaison a son propre terme de vie avant qu’une séparation naturelle et facile des parties composantes puisse se produire. Un arbre, un minéral ou un homme est une combinaison d’éléments ou de parties, et chacun doit avoir son terme prévu. Si nous séparons les uns des autres violemment et prématurément, des conséquences certaines s’en suivront. Chaque constituant doit avoir son terme de vie prévu. Et le suicide étant une violente destruction du premier élément – le corps – les deux autres, l’âme et l’esprit, sont laissés sans leur instrument naturel. L’homme alors n’est qu’à demi-mort, et il est obligé par la loi de son propre être d’attendre jusqu’à ce que le terme naturel soit atteint.
Le destin du suicidé est en général horrible. Il s’est coupé de son corps en utilisant des moyens mécaniques qui affectent le corps, mais qui ne peuvent toucher l’homme réel. Il est alors projeté dans le monde astral, car il doit vivre quelque part. Là, la loi impitoyable, qui agit en fait pour le bien de l'homme, l’oblige à attendre jusqu’à ce qu’il puisse mourir convenablement. Il devra naturellement attendre, à moitié mort, les mois ou les années qui, dans l’ordre de la nature, auraient dû s‘écouler sur lui avant que le corps, l’âme et l’esprit puissent se séparer correctement. Il devient une ombre ; il vit dans un purgatoire, pour ainsi dire, appelé par le théosophe le « lieu du désir et de la passion », ou« kãma loka ». Il existe entièrement dans le mode astral, dévoré par ses propres pensés. Il répète par des pensées vivantes l’acte par lequel il tenta de mettre fin à son pèlerinage dans la vie, tout en voyant pendant ce temps, les gens et les lieux qu’il a quittés, mais il est incapable de communiquer avec aucun d’entre eux excepté, de temps à autre, à travers un pauvre sensitif, qui est souvent effrayé par cette visite. Et souvent il emplit le mental de personnes vivantes qui peuvent être sensibles à ses pensées, de l’image de son acte de départ, et occasionnellement il les induit à commettre sur eux-mêmes l’acte dont il a été coupable.
Pour le dire de manière théosophique, le suicidé s’est coupé, d’un côté, de son corps et de la vie qui étaient nécessaires pour son expérience et son évolution, et, d’un autre côté, de son esprit, de son guide et de son « Père dans les Cieux ». Il est composé maintenant d’un corps astral, qui est d’une texture très résistante, informée et enflammée par ses passions et désirs. Mais une partie de son mental, appelé manas, l’accompagne. Il peut penser et percevoir, mais, ignorant comment utiliser les forces de ce règne, il vogue ici et là, incapable de se guider lui-même. Toute sa nature est en détresse, et avec elle, à un certain degré, toute l’humanité, car nous sommes tous unis par l’esprit. Ainsi il va, jusqu’à ce que la loi de la nature agissant sur son corps astral, celui-ci commence à mourir, et tombe dans un sommeil dont il se réveille à temps, pour une saison de repos avant de recommencer une nouvelle vie terrestre. Dans sa prochaine incarnation, il pourra, s’il en voit la justification, réparer, compenser ou souffrir à nouveau.
On ne peut échapper à sa responsabilité. La « douce embrassade de la glaise humide » est une illusion. Il est préférable d’accepter courageusement l’inévitable, puisqu’il est dû à nos erreurs dans d’autres vies du passé, et accomplir chaque devoir, et essayer de mieux tirer parti de toutes les opportunités. Enseigner le suicide est un péché, car cela conduit certains à le commettre. L’interdire sans raisons est inutile, car notre mental doit avoir de bonnes raisons pour le faire ou ne pas le faire. Et si nous nous en tenons littéralement aux écrits de la Bible, nous y voyons que le meurtre n’a de place qu’en enfer. Cette pensée satisfait peu de personnes dans un âge d’investigation critique et de froide analyse. Mais donnez aux hommes la clef de leurs propres natures, montrez leur comment la loi régit l’ici-bas et, l’au-delà de la tombe, et leur bon sens fera le reste. Un illogique népenthès (1) contre la tristesse et la douleur physique de la tombe est aussi fou qu’un ciel illogique qui ne sert à rien.
W.Q. Judge.
Article de W.Q. Judge paru dans le journal New York World – The Lamp, septembre 1894
Note (1): mot grec qui renvoit à un remède magique qui dissipe le chagrin et la douleur.