Ce dernier article a été publié par W.Q. Judge, sous le pseudonyme Eusebio Urban, dans la revue The Path (V, juin 1890). Il développe l'idée que l'Ego réel de l'homme — appelé ici le « Soi Supérieur » par opposition au « soi inférieur », le moi personnel — possède un langage propre ; il faut que ce dernier soit décodé correctement par l'intermédiaire d'instruments psychiques harmonieusement accordés à ses vibrations subtiles pour que les messages de l'Ego parviennent intégralement à la conscience cérébrale au moment du réveil. D'où la nécessaire discipline de purification du mental et du cœur.
Beaucoup de gens trouvent étrange que nous ne nous souvenions pas des expériences du Soi Supérieur pendant le sommeil. Mais, tant que nous demanderons : « Pourquoi le soi inférieur ne se rappelle-t-il pas ces expériences ? » nous n'obtiendrons pas de réponse. La question comporte une contradiction, car le soi inférieur n'ayant jamais eu les expériences dont on voudrait qu'il se souvienne ne peut en aucune façon se les rappeler.
Quand le sommeil nous gagne, le moteur et l'instrument de la personnalité inférieure s'arrêtent et ne peuvent plus rien faire, en dehors de ce que nous pouvons appeler des actes automatiques. Le cerveau n'est plus utilisé et par conséquent il n'existe pas de conscience pour lui jusqu'au moment du réveil. Libéré des chaînes physiques et de sa dure tâche quotidienne consistant à vivre et travailler au moyen des organes physiques, l'Ego va jouir alors des expériences que lui offre ce plan d'existence qui est plus particulièrement le sien.
Sur ce plan, l'Ego utilise une méthode et des procédés de pensée qui lui sont propres, et il perçoit les idées qui lui appartiennent par des organes différents de ceux du corps. Tout ce qu'il voit et entend (s'il nous est permis d'employer ces termes) apparaît renversé par rapport à notre plan. Le langage qu'il emploie est, pourrait-on dire, étranger, même si on le compare au langage intérieur que nous employons en étant éveillés. Lorsqu'il reprend finalement possession du corps, tout ce qu'il a à dire à son compagnon inférieur s'exprime nécessairement en une langue étrange et, pour le corps, cela constitue un obstacle à sa compréhension. Nous entendons les mots mais ne captons çà et là que des éclairs de leurs significations. C'est un peu comme un voyageur qui arrive dans une ville étrangère avec une connaissance très limitée de la langue : il ne peut saisir que quelques termes parmi la multitude des phrases et des mots qu'il entend et ne comprend pas.
Nous devons donc apprendre le langage de l'Ego de façon à ne pas échouer dans la traduction convenable que nous aurons à en faire. Car, dans tous les cas, le langage propre au plan que traverse l'Ego la nuit est étranger au cerveau que nous utilisons pendant la veille, et doit toujours être traduit par ce cerveau afin de pouvoir s'en servir. Si l'interprétation est incorrecte, l'expérience de l'Ego ne sera jamais complètement transmise à l'homme inférieur.
Mais alors, pourrait-on se demander, existe-t-il vraiment un langage de l'Ego, avec des sons propres et des signes correspondants ? Evidemment non car, s'il en était ainsi, les chercheurs sincères qui, depuis d'innombrables années, s'étudient eux-mêmes les auraient déjà consignés. Il ne s'agit pas ici d'un langage au sens ordinaire du mot. On pourrait plutôt le décrire comme une communication d'idées et d'expériences au moyen d'images. Ainsi, pour l'Ego, un son peut être représenté par une couleur ou une figure géométrique, et une odeur par une ligne vibratoire ; un événement historique est susceptible d'apparaître non seulement comme une image, mais aussi comme une ombre ou une lumière, ou encore comme une odeur écœurante ou un parfum suave ; le vaste monde minéral peut manifester non seulement ses plans, ses angles et ses couleurs, mais aussi ses vibrations et ses clartés. D'autre part, l'Ego a la faculté — dans un but qui lui est propre — de réduire son champ de perception des dimensions et des distances et, ainsi, en se limitant pendant un instant à la capacité mentale d'une fourmi, de transmettre aux organes physiques le souvenir d'un abîme, alors qu'il s'agit d'un trou minuscule, ou d'une forêt gigantesque, au lieu de l'herbe des champs. Ce sont là quelques exemples offerts à la réflexion, mais qu'on ne saurait prendre comme des descriptions rigoureuses et immuables.
Au réveil, dans le cadre de notre propre vie quotidienne et de nos expressions de langage et de pensée, nous éprouvons une grande difficulté à traduire correctement ces expériences. Le seul moyen qui puisse nous amener à les utiliser avec profit est de nous rendre perméables, pour ainsi dire, aux influences du Soi Supérieur et de vivre et penser de manière à pouvoir nous rapprocher d'une réalisation du but de l'âme.
Cela nous renvoie infailliblement à la pratique de la vertu et à la recherche de la connaissance, car ce sont les vices et les passions qui obscurcissent constamment notre perception du sens de ce que l'Ego essaie de nous communiquer. C'est la raison pour laquelle les sages inculquent la vertu. N'est-il pas évident que si les êtres vicieux pouvaient traduire le langage de l'Ego il y a longtemps qu'ils l'auraient fait ? Et ne savons-nous pas tous que c'est uniquement parmi les hommes vertueux que se rencontrent les Sages ?
Eusebio Urban.
Extrait de l’ouvrage Les rêves et l’éveil intérieur, © Textes Théosophiques.