Pour le mental occidental, les doctrines de Karma et de Réincarnation comportent des difficultés ; bien qu'elles paraissent imaginaires à l'étudiant oriental, elles n'en sont pas moins, pour l'occidental, aussi réelles que n'importe lequel des nombreux autres obstacles rencontrés sur le chemin du salut. Toutes les difficultés sont plus ou moins imaginaires car le monde entier et ses imbroglios sont, dit-on, une illusion résultant de la notion du moi séparé. Mais tant que nous existerons ici dans la matière et aussi longtemps qu'il y aura un univers manifesté, ces illusions seront réelles pour l'homme qui ne s'est pas élevé au-dessus d'elles pour percevoir qu'elles ne sont que des masques cachant la réalité.

Pendant près de vingt siècles, les nations occidentales ont édifié la notion du moi séparé, du meum et tuum, et il leur est difficile d'accepter un système allant à rencontre de ces notions.

Au fur et à mesure qu'elles progressent dans ce qui s'appelle la civilisation matérielle, avec toutes ses tentations fascinantes et son apport de luxe, leur erreur s'aggrave car elles évaluent leur doctrine d'après les résultats qui semblent en découler, si bien qu'en fin de compte, elles poussent si loin ce qu'elles appellent le règne de la loi, que celui-ci devient un règne de terreur. Tout devoir envers le prochain en est pratiquement exclu, bien que les belles doctrines de Jésus soient prêchées quotidiennement par des prédicateurs payés pour les prêcher et non pour les faire mettre en pratique et qui ne peuvent pas insister sur la pratique qui devrait suivre logiquement la théorie car ils perdraient ainsi leur position et leur gagne-pain.

Aussi, lorsque dans une telle nation un homme sort des rangs et appelle à l'aide pour retrouver le sentier perdu, inconsciemment il est profondément affecté par sa propre éducation et aussi par celle qu'a subie sa nation depuis des siècles. Il a hérité de tendances qui sont difficiles à dominer. Il combat des fantasmes réels pour lui, mais qui sont de simples rêves pour l'étudiant éduqué sous d'autres influences.

Donc, quand on lui dit qu'il doit s'élever au-dessus du corps pour le vaincre, subjuguer ses passions, sa vanité, sa colère et son ambition, il demande « qu'arrivera-t-il, si entraîné par l'entourage dans lequel je suis né sans le vouloir, je succombe ? ». Puis, si on lui dit qu'il doit vaincre ou mourir dans le combat, il répondra peut-être que la doctrine de Karma est froide et cruelle parce qu'elle le rend responsable de conséquences qui semblent être le résultat de cet entourage qu'il n'a pas souhaité. C'est donc pour lui une question de savoir s'il combattra et mourra, ou s'il se laissera porter par le courant, insouciant quant aux résultats, mais heureux s'il parvient par hasard dans des eaux tranquilles jusqu'aux rives élyséennes.

Ou bien s'agit-il d'un étudiant de l'occultisme dont l'ambition a été enflammée par la perspective de l'adeptat, des pouvoirs sur la nature, ou que sais-je encore !
Dès le début du combat, il se trouve assailli de difficultés qui, il en est convaincu, sont uniquement dues à son entourage. Dans son cœur il se dit que Karma l'a traité durement en l'obligeant à travailler constamment pour gagner sa vie et celle de sa famille, ou bien il s'est lié pour la vie à une compagne dont l'attitude est telle qu'il serait sûr de pouvoir progresser s'il était loin d'elle ; si bien qu'en fin de compte, il fait appel au ciel pour qu'il intervienne en sa faveur et change cet entourage si hostile à son perfectionnement.

Cet homme se trompe plus encore que le premier. Il a supposé à tort qu'il devait haïr et rejeter son entourage. Sans se l'avouer ouvertement, il nourrit, dans les replis cachés de son cœur, l'idée que semblable au Bouddha, il pourrait, en une vie, triompher de toutes les forces, de tous les pouvoirs implacables qui barrent la voie vers le Nirvana. Il faut se souvenir que le Bouddha ne paraît pas sur terre tous les jours, mais qu'il est l'efflorescence des âges, se manifeste à un endroit donné et dans un certain corps quand les temps sont mûrs, non pour travailler à son propre avancement, mais pour le salut du monde.

Que dire alors de l'entourage et de son pouvoir sur nous ?
L'entourage est-il Karma ou est-il la Réincarnation ? Karma, c'est LA LOI, la réincarnation n'est qu'un incident. C'est l'un des moyens qu'emploie la Loi pour nous conduire finalement à la vraie lumière. La roue des renaissances est tournée mainte et mainte fois par nous, par obéissance à cette Loi, afin de nous rendre finalement entièrement confiants en Karma. Notre entourage n'est pas Karma en lui-même car Karma est le pouvoir subtil qui agit dans cet entourage.

Rien n'existe que le SOI, pour employer le mot dans le sens où Max Müller en fait usage, désignant par-là l'Ame Suprême, et ce qui l'entoure. Les Aryens emploient pour désigner celui-ci, le mot Kosams ou enveloppes. De telle sorte qu'il n'y a que ce Soi et les diverses enveloppes dont il se revêt, à commencer par la plus subtile pour finir par le corps, tandis qu'à l'extérieur de cela, se trouve, commun à l'ensemble, ce qu'on appelle généralement l'entourage alors qu'en réalité ce mot devrait inclure tout ce qui n'est pas le Soi.

Combien il est peu philosophique alors de se débattre contre notre entourage et de souhaiter s'en échapper ! Nous échappons à un genre d'entourage pour retomber immédiatement dans un autre. Et en supposant même que nous soyons admis dans la compagnie des plus sages dévôts, nous transporterions encore notre entourage du Soi dans nos propres corps et celui-ci sera notre ennemi aussi longtemps que nous ne connaîtrons pas ce qu'il est dans ses moindres détails. Pour en revenir à la personnalité en question, il est évident que ce fragment de l'entourage comprenant les circonstances de la vie et le milieu personnel, n'est qu'un incident et que l'entourage réel que nous devons comprendre et considérer est celui dans lequel Karma lui-même réside en nous.

Nous voyons donc que c'est une erreur de dire, comme souvent nous l'entendons, « si seulement il avait plus de chance, si son entourage était plus favorable, il agirait mieux » puisque, en réalité, il ne pourrait se trouver en aucune autre circonstance à ce moment-là ; le serait-il que ce ne serait pas à proprement parler lui mais quelqu'un d'autre. Il doit être nécessaire pour lui de passer par ces épreuves-là et ces difficultés pour perfectionner le Soi ; et c'est parce que nous ne percevons qu'une partie infinitésimale de l'ensemble, qu'une apparente confusion ou une difficulté surgit. Nos efforts devraient donc viser, non à échapper à quoi que ce soit, mais à comprendre que ces Kosams ou enveloppes sont un fragment intégral de nous-mêmes que nous devons parfaitement comprendre avant de pouvoir changer l'entourage pour lequel nous ressentons de l'aversion. On y arrive en reconnaissant l'unité de l'esprit, en comprenant que tout, le bien comme le mal, est le Suprême. Nous nous harmonisons alors avec l'Ame Suprême, avec l'univers tout entier, et aucun entourage ne peut plus nous être nuisible.

Le pas initial consiste à s'élever au-dessus du seul entourage extérieur trompeur, sachant pertinemment qu'il est le résultat des vies passées, le fruit du Karma engendré, et à dire avec Uddalaka parlant à son fils :

« Tout cet Univers a la Déité comme vie,
Cette Déité est la vérité.
C'est l'äme Universelle.
Tu es Cela, Ô Svetaketu ! »

Article de W. Q. Judge.

Publié dans la revue The Path de février 1887, sous le pseudonyme « Hadjii Erinn ».
Cahier Théosophique n°100.

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