Vers une réelle Fraternité
« Il ne peut y avoir de choses si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre ». Descartes (Discours de la Méthode).
L'histoire de l'humanité est tout au long de son déroulement un âpre drame de rivalité et de luttes.
Les civilisations, les nations n'ont pu s'établir que par l'artifice de la violence, ouverte ou masquée. Il est relativement aisé en considérant l'histoire d'une nation de se rendre à l'évidence qu'elle n'aurait pu se développer et atteindre son rayonnement ou sa domination sur les autres sans l'emploi de la violence. Les grands états ne sont devenus tels, le plus souvent, que par l'emploi de moyens presque toujours opposés à l'idée de fraternité.
Cependant, depuis des millénaires, les plus inspirés des hommes, et cela dans toutes les civilisations, ont soutenu les mêmes vérités fondamentales d'amour, de justice, de fraternité. Jésus le Christ prêcha la loi d'amour admirablement illustrée par la vie d'un Saint François d'Assise, un Saint Jean de la Croix, et d'un Saint Vincent de Paul. La pensée platonicienne toute d'harmonie, d'élan vers le beau, le juste et le bien, jetait les bases rationnelles d'une éthique qui aurait dû, si le Dieu vengeur de l'Ancien Testament n'avait pas été imposé, donner à la civilisation occidentale un éclat resplendissant. En Orient, le Sermon de Bénarès du Bouddha et le Dhammapada, exaltèrent au plus haut point la purification de l'homme et la mise en pratique de la loi d'amour et de fraternité. Lao-Tseu dans sa métaphysique subtile, énonçait les bases d'action qui allaient se trouver codifiées par le sage législateur qu'était Confucius. L'action juste et le renoncement aux fruits des œuvres, le bien pour le bien, le vrai pour le vrai, étaient enseignés dans la plus ancienne des traditions indiennes, exprimée dans ce Joyau qu'est la Bhagavad-Gita.
Devant de telles richesses de conception et d'enseignement comparées à l'indigence de leurs réalisations dans la collectivité humaine, tout homme est en droit de se poser la brûlante question : « Pourquoi un tel échec ? »
De nos jours, celui qui réfléchit à la situation dans laquelle se trouvent toutes les nations, ressent l'angoisse de l'incertitude.
Le monde moderne est vraiment un colosse aux pieds d'argile reposant sur une machine infernale. Pendant des siècles la haine engendrée par l'esprit de séparativité a été le moteur des divisions et des hécatombes humaines. De nos jours les hommes sont cantonnés derrière leurs frontières culturelles, économiques et idéologiques. Si demain les nations devaient mutuellement se détruire, elles le feraient poussées par la peur l'une de l'autre, la haine deviendrait presque un moteur superflu.
La peur s'enracine dans l'incompréhension ; celle-ci étant le fruit de l'ignorance, le remède consiste donc à instruire, à éduquer et à réaliser dans la pratique ce qui a été conçu, et la fraternité s'épanouira spontanément : car il est bien vrai que la nature profonde de l'humain a ses racines dans le ciel d'où cette soif d'infini que cer¬tains nomment le divin.
« Toutes les religions ont sauvé un certain nombre d'âmes, mais aucune n'a encore été capable de spiritualiser l'humanité » - Shri Aurobindo.
Pendant des siècles, en Occident le Spirituel a été le privilège de l'Eglise. N'était spirituel que ce qui cadrait avec les définitions morales des théologiens. L'Eglise, qu'elle soit romaine, réformée ou orthodoxe, a pour essentiel devoir de se maintenir sur le principe fondamental d'amour universel. L'écartèlement qui se produit dans le sein de l'Eglise en regard des problèmes actuels, vient du fait que le spirituel a été supplanté par le temporel. Dépositaire d'un universalisme fraternel, l'Eglise a très souvent trahi sa fonction en optant pour un particularisme national. C'est le fait remarqué par Julien Benda lorsqu'il dit :
Cette glorification du particularisme national, si imprévue chez tous les clercs, l'est singulièrement chez ceux que j'ai appelés les clercs par excellence : les hommes d'Eglise. Il est singulièrement remarquable de voir ceux qui, pendant des siècles, ont exhorté les hommes, du moins théoriquement, à amortir en eux le sentiment de leurs différences pour se saisir dans la divine essence qui les rassemble tous, se mettre à les louer, selon le lieu du sermon, pour leur « fidélité à l'âme française », pour « l'inaltérabilité de leur conscience allemande » pour la « ferveur de leur cœur italien ». On peut aussi se demander ce que penserait celui qui prononça par la bouche de l'apôtre : « Il n'y a ni Grec ni Juif, ni Scythe, mais Christ est en toutes choses », s'il entrait aujourd'hui dans telles de ses églises, d'y voir offerte à la vénération de ses fidèles, glaive au flanc et drapeau en main, une héroïne nationale. »
Au cours de l'histoire, et dans chaque nation l'Eglise n'a pas pris en charge le souci de l'Homme ; elle s'est souvent associée avec les classes qui ont le mieux représenté l'esprit de caste. Quand a-t-elle flétri l'égoïsme de classes, ou l'égoïsme national ? Quand s'est-elle ouvertement élevée contre les entreprises militaires qui n'avaient même pas l'excuse d'une guerre juste ? Il fut un temps où l'Eglise portait elle-même l'épée. Aujourd'hui, Elle ne le peut, mais elle tient le drapeau.
Depuis deux siècles, les esprits libéraux se sont émus de cet état de choses. Ils ont réagi le plus souvent avec une détermination aveugle et comme le cite Gide :
« On a voulu laver l'enfant ; mais en jetant l'eau sale, on a jeté l'enfant avec ».
En effet, le rationalisme, depuis les Encyclopédistes, s'est progressivement débarrassé de toute mystique spirituelle et ceci s'est trouvé encore accentué par l'apport de deux courants de pensée : le matérialisme dialectique et le matérialisme classique, scientifique.
« Le monde souffre d'un manque de foi en une vérité transcendante ». Renouvier.
La science se revêt de la robe du mage. L'incroyable, l'impossible deviennent réalisables. Pourquoi ne serait-elle pas l'artisan de la fraternité ? Sortir de cette « vue de l'esprit » que sont la métaphysique et la mystique spirituelles, pour enfin réaliser par la science la fraternité entre tous les hommes, est le secret espoir de tout esprit rationaliste. Hélas ! La Science sans ses applications est impensable. Elle est sans conteste, en elle-même, une valeur permanente d'humanisme, « la forme entière de l'humaine condition » comme la définit Montaigne, mais ses applications sont toujours au service d'un particularisme de classes, de nations, d'idéologies. L'homme de Science abandonne sa fonction d'homme d'élite et se déshumanise, lorsqu'il ne se préoccupe pas de l'application de ses recherches, De nos jours le danger est plus grand que par le passé car les pouvoirs se sont accrus et l'emprise de l'homme sur l'homme considérablement étendue par le truchement de toutes les techniques scientifiques.
Michelet pressentait le mal de notre époque, lorsqu'il écrivait dans Le Peuple :
« Les machines ont donné à l'homme, parmi tant d'avantages une malheureuse faculté, celle d'unir les forces sans avoir besoin d'unir les cœurs, de coopérer sans aimer, d'agir et vivre ensemble sans se connaître ; la puissance morale d'association a perdu tout ce que gagnait la concentration mécanique. Comment s'étonner si le monde souffre, ne respire plus sous cette machine pneumatique, il a trouvé le moyen de se passer de ce qui est son âme, sa vie, je parle de l'amour ».
L'art a exalté pendant des siècles les joies du ciel et la terreur de l'enfer. Il était engagé au service d'une cause qui était en son temps la seule cause possible : l'esprit religieux. Depuis la Renaissance, les artistes dans leurs diverses disciplines se sont inspirés de thèmes nouveaux tels que la liberté, la justice la fraternité humaine. De nos jours, certains « beaux esprits » méprisent de telles préoccupations, ils veulent, disent-ils, l'art pour l'art et se méfient comme de la peste d'un art qui serait engagé au service d'une cause. Cependant, malgré ces réticences c'est encore dans la poésie, la littérature, la musique, que l'on peut trouver les créateurs intellectuels qui ont pour souci le maintien des valeurs universelles.
L'UNESCO contribue largement au rapprochement des peuples, en soulevant et parfois en résolvant certains problèmes urgents. Mais un tel mouvement éveille-t-il dans le cœur des hommes l'idée de fraternité ? Certes, la mise en pratique de la solidarité est déjà un pas de géant dans le mieux-être de l'humanité, mais il faut aller plus profondément dans le cœur et le mental de l'homme pour construire l'avenir sur des bases universelles.
« L'Humanité est une grande Fraternité en vertu de l'identité des matériaux dont elle est formée physiquement et moralement. Cependant, à moins qu'elle ne devienne également une Fraternité intellectuellement, elle n'est pas meilleure qu'une espèce supérieure animale. » (Glossary). H. P. Blavatsky.
Sur le thème de la fraternité, la Théosophie présente des idées claires et précises.
En premier lieu, certains concepts fondamentaux doivent être bien compris ; ils constituent des principes basiques qui en aucun cas ne doivent être abandonnés. Ils doivent trouver une application dans la vie pratique, à l'échelle individuelle et collective. En second lieu, la Fraternité Universelle requiert une participation pleine et entière de la nature humaine, car elle ne pourra jamais être réalisée par les seuls moyens extérieurs, instruction ou réformes de toute sorte.
Le premier point fondamental est que l'homme n'est pas la créature d'un Dieu tout puissant, il participe par son essence à la vie universelle. Le divin est en lui comme en chaque atome de l'univers. Ce n'est pas une différence d'essence qui sépare l'homme de l'homme ou de l'animal, du végétal ou de la pierre, c'est une différence de degré de réalisation.
La, fraternité est donc fait de la nature, mais cette fraternité est une unité d'origine, elle n'en implique, pas pour autant la pratique ; de même, les frères d'une même famille sont réellement frères par le sang et n'en sont pas pour cela fraternels.
Le second point est que si l'homme participe de l'homogène par son essence, il est une entité pensante, un Ego réincarnant avec des qualités particulières qui constituent ses tendances mentales et le font se différencier des autres. Aucun homme n'est identique à un autre. Son moi intérieur, ou âme, est le fruit d'une longue entreprise d'acquisition qui a pour moteur l'effort individuel. L'homme se façonne lui-même et récolte le fruit de ses efforts et cela en toutes directions. Ce qui est réellement acquis à l'homme n'est pas ce qu'il accepte de croire venant d'autrui, mais ce qu'il fait intimement sien par une conviction où toute sa nature s'engage.
La longue élaboration de la nature de l'homme n'est possible que par le processus cyclique du retour, ou réincarnation.
La réincarnation et la loi du progrès par l'effort individuel ou Karma, comme on la nomme aux Indes, constituent une base indispensable pour façonner le mental humain et lui permettre de s'ouvrir au divin en réalisant la Fraternité Universelle. Réincarnation et Karma, ces deux « sœurs jumelles » de la philosophie archaïque de l'Orient, non seulement expliquent l"homme, en ce qu'il a de visible et de caché, mais encore le situent dans son entourage familial, national, racial, et dévoilent ses rapports secrets avec la nature entière.
Il n'y a pas une pensée, pas une action qui n'aura tôt ou tard sa répercussion infime ou gigantesque sur son créateur et, par association, sur les autres êtres. Ainsi par le fil invisible mais puissant des causes se tisse la destinée enchevêtrée des hommes. Par affinité ou par répulsion, ils s'assemblent dans les mêmes courants sans pour cela se connaître. Dans cet immense panorama de l'évolution des êtres vivants, ce point mouvant, vivant, qu'est une vie humaine est à peine discernable, mais cependant il constitue en lui-même et avec les autres les couleurs exaltantes ou ternes du paysage.
« Si l'action d'un seul réagit sur la vie de tous — et c'est là la réelle idée scientifique — il s'ensuit que l'on n'atteindra cette véritable solidarité qui est à la hase même de l'élévation de la race, que si tous les hommes deviennent frères et toutes les femmes sœurs, et que si leur vie quotidienne devient l'expression d'une vraie fraternité. » H.-P. Blavatsky.
Pour l'occidental, le temps inexorable est son implacable ennemi. Il entreprend avec ardeur ce qui est à l'échelle des quelques années de sa brève existence, mais il laisse toujours aux générations suivantes le soin de réaliser ce qui lui semble bon, mais utopique. Poussé par le souci de réalisations immédiates, il néglige l'emploi des moyens sûrs qui pourtant, à long terme, construiraient sur des bases solides un avenir fraternel pour l'Humanité. Il s'intéresse plus à l'instruction qu'à l'éducation, plus à l'élaboration de systèmes administratifs, économiques et politiques pour lier les hommes dans une interdépendance, qu'à une union profonde et intime sur le plan du cœur et de l'intellect. Pour avoir une optique plus large l'Homme doit faire éclater les limites de la notion du temps, et seule la doctrine de la Réincarnation le lui permet.
La fraternité, l'amour pour l'homme et la nature entière, n'est pas possible aujourd'hui... Qu'importe ! Il faut œuvrer pour qu'un jour elle soit un fait et pour cela nous utiliserons les moyens qui modifieront le mental et le cœur et les ouvriront à l'universel. Tel est le point de vue de celui qui vit à l'échelle du temps de l'âme et non à celle du corps.
« L'ignorance vaut mieux que la Science-de-tête sans la Sagesse de l'Ame pour l'illuminer et la guider. » - La Voix du Silence (recueil de pensées transcrites par H.-P. Blavatsky).
Le Moyen Âge promit l'amour, il n'aboutit qu'à la crainte. La Renaissance prôna l'intelligence et s'enlisa dans la séparativité. Tout développement harmonieux réclame une collaboration judicieuse de la tête et du cœur. Aussi n'est-il pas suffisant de bien concevoir les idées basiques énoncées ci-dessus, faut-il encore qu'elles enflamment le désir d'accomplir, des actes d'amour. Mais quelle est donc cette muraille contre laquelle viennent se briser nos plus belles résolutions mentales et qui finalement nous emprisonne dans notre vie végétative, dans le ronronnement de notre confort et la tranquillité de notre indifférence ?
Celte muraille c'est la création du « sens de la séparativité » qui est un prolongement monstrueusement défiguré de l'égoïté - le sens du moi individuel.
Tout être humain, même le plus intellectuellement simple, a ce sentiment d'être un « ÊTRE ». Cette identité qui se reflète en lui-même lorsqu'il dit « Je suis » ne peut être supprimée sans en même temps détruire l'indi¬vidualité pensante.
C'est la propriété du mental humain de se mouvoir dans un univers de pensées et de sensations qui se referme sur lui-même en se définissant comme une totalité de soi conscience. Si l'univers de perceptions est exigu, l'homme vit sur lui-même, pour lui-même, il est l'image de l'égoïsme. Si ses pensées sont dirigées exclusivement vers ce qui l'entoure immédiatement, il pratique un égoïsme élargi à la cellule familiale, et cet égoïsme peut devenir national s'il ne considère que le bien de son pays, Cependant, à chaque étape de l'élargissement de son champ mental, il abandonne progressivement la notion du « moi individuel » séparé. Il le sacrifie pour l'identifier au bien d'un univers plus grand.
Ces héros de l'humanité, ces Christ, ces Bouddha, ces grandes âmes, qui si magnifiquement exprimèrent la vertu première qui enfante toutes les autres : l'Amour universel, ont élargi leur Univers en embrassant non seulement l'humanité, mais encore la nature entière.
C'est l'Amour qui est le maître-pouvoir qui brisera la prison de la vie personnelle tout engluée de l'esprit de séparativité.
« Vivre au bénéfice de l'Humanité est le premier pas. Pratiquer les Six Vertus Glorieuses est le second » - La Voix du Silence.
Comment le cœur peut-il s'ouvrir à l'Amour ? Et qu'est-ce que l'Amour ? Si le cœur est devenu sec et indifférent par quelle magie peut-il devenir aimant et fraternel ? C'est l'oubli de soi qui, par une pratique constante dans les circonstances de la vie quotidienne, éliminant l'égoïsme, laissera jaillir le pouvoir de l'amour. Cette pratique nécessite le rejet de toute préoccupation personnelle ; chercher une tâche à accomplir, rendre service là où nous sommes, c'est déjà commencer à réaliser l'esprit de fraternité.
L'oubli de soi est un moyen mais non une fin. S'il est désiré, s'il est recherché pour remédier à une angoisse ou uniquement pour lutter contre le désœuvrement, générateur d'ennui, il peut créer un climat psychologique ramenant momentanément dans l'individu le calme ; mais il n'éveillera pas l'amour.
Quelle est la nature de l'amour qui naît du don de soi-même ? L'amour véritable est ce qui unit dans la liberté. Les amants de l'humanité, les sages de tous les temps n'ont pas désiré la possession de l'objet de leur amour, ils n'ont jamais réclamé l'adoration pour eux-mêmes. « Un amour dirigé de façon égale vers toute chose, un amour universel, est au delà de la conception du mental mortel, et pourtant cette sorte d'amour qui n'accorde aucune faveur à une chose déterminée semble être l'amour éternel. Aussitôt que nous commençons à aimer une chose ou un être plus qu'un autre, non seulement nous détournons une somme d'amour à laquelle l'ensemble a le droit de prétendre, mais nous nous attachons aussi à l'objet de notre amour. » (Article "L'amour pour un objet", publié par H. P. B.).
L'attachement est la qualité de l'amour humain. Il devient asservissement dans la passion d'un amour dégradé.
« Il n'y a pas d'Amour sans objet pour le mental humain, » Que l'objet de notre amour soit le symbole de l'humanité, par ce truchement, l'amour quel qu'il soit se purifiera progressivement, lentement, même si cela demandait des âges, pourvu que cette direction mentale soit maintenue.
Considérer son entourage de parents, d'amis, d'ennemis, comme symbolisant l'humanité, chercher à exprimer dans les rapports avec tous ces êtres l'amour qui donne et non celui qui prend, développer sa faculté de comprendre les autres, renforcer sa patience et sa persévérance, c'est vivre en développant les qualités qui conduisent vers une vraie fraternité.
Etre de ceux qui font leurs les maux et les laideurs du pays, aider les autres à se rendre compte des tares nationales, rester aux côtés de ceux qui espèrent et qui luttent pour y remédier, c'est pratiquer la fraternité.
Regarder au-delà des frontières pour tenter de comprendre la cause des différences et des oppositions entre les hommes, en chercher sincèrement les remèdes, définir les idées positives qui sont ou seront des bases d'entente entre tous les peuples, c'est poser des jalons pour la réalisation de la fraternité.
L'objet de notre amour devrait donc être la recherche de l'harmonieuse condition humaine, qui exige l'indépendance la justice et la tolérance, mais n'est pas l'uniformité.
L'indépendance implique la liberté. L'âme progresse par ses propres efforts ; pour qu'elle soit pleinement responsable elle doit s'exprimer librement. Même si elle s'égare dans sa recherche, elle restera toujours sur la voie, ses échecs deviendront des succès dans la mesure où elle saura en tirer des leçons en restant toujours sincère avec elle même.
Il en est de même avec les collectivités humaines. Toutes les considérations de classes, de races, de reli-gions, doivent disparaître devant la nécessité absolue de l'exercice de la liberté.
Ce pouvoir est un moyen d'émancipation et non de contrainte sur les autres. Réclamer la liberté pour la mettre au service de l'injustice c'est s'engager sur une voie stérile et dangereuse. Dans ce cas tôt ou tard la liberté sera arrachée à celui ou à ceux qui s'en seront servi de cette manière. Si la liberté s'exerce de concert avec l'esprit de fraternité universelle, elle permettra à la nation qui l'a conquise d'apporter sa contribution libre, pleine et entière, à l'Humanité. Cette idée fut admirablement exprimée par le Mahatma Gandhi en ces termes : « l'Inde doit être libre et indépendante, elle doit apprendre à vivre avant d'apprendre à mourir pour l'humanité. Chaque homme est un ruisseau. Chaque peuple est un fleuve. Ils doivent suivre leur lit limpide et sans souillure, jusqu'à ce qu'ils aient atteint la mer du Salut, où ils se mêleront tous. »
L'exercice de la liberté conjointement avec la fraternité soulève inévitablement de grandes difficultés d'appli¬cation. Cela requiert du discernement, de la prudence, mais c'est la seule voie véritable de progrès.
Pour tout homme, ou groupe d'hommes, la dépendance d'autrui est malheur et « c'est lorsque la liberté travaille dans les chaînes et quand la servitude devient une loi de la force, que la vraie nature des choses est déformée et que le mensonge gouverne l'action de l'âme ». - Aperçus et Pensées - Shri Aurobindo.
La Justice et la Fraternité sont indissolublement liées. Il n'y a pas de vraie Justice sans Fraternité, ni de Frater¬nité sans Justice,
La Justice véritable exige que les élites mettent leur intelligence et tous leurs pouvoirs au service de leurs frères déshérités. Malheureusement, il est bien évident que dans beaucoup de cas, la lutte pour l'existence est la règle du jeu ; l'éducation que l'enfant reçoit le prépare à tirer profit pour lui-même et, s'il le faut, contre les autres, des avantages en intelligence ou en instruction qu'il possède.
Ces hommes spirituellement évolués que sont ces Grands Sages mentionnés précédemment qui, par leurs qualités spirituelles dépassent de bien loin le plus intelligent des hommes, n'ont-ils pas mis leurs divins pouvoirs au service de l'humanité et, par là même, ne sont-ils pas pour nous de vivants exemples ?
La « charité », caractéristique de la civilisation chrétienne, si souvent invoquée, peut-elle s'exercer réellement, lorsque la plus élémentaire justice est bafouée ?
Depuis bien des siècles en Occident, la Charité a été promulguée, théoriquement du moins, et les masses déshéritées se sont lassées d'une telle situation.
Le nom même de Dieu et la Charité ont été prostitués au service de l'injustice. Il n'y a rien d'étonnant à ce que maintenant les peuples soient souvent sceptiques lorsqu'on leur parle de charité.
Il est bien évident qu'il n'y a pas de fraternité possible sans la tolérance. Tous les hommes sont différents les uns des autres. Pour chaque âme il existe une voie particulière qui la conduit vers le divin, pour chaque race ou civilisation, les caractéristiques ethniques, physiques, psychiques et spirituelles étant différentes, les voies sont inévitablement diverses. La vie, c'est l'unité dans la diversité, tandis que l'uniformité, c'est la mort. La vraie tolérance n'est pas cette disposition d'esprit à supporter, le plus souvent avec condescendance, ceux qui vivent ou pensent différemment, c'est la reconnaissance de ces voies multiples nécessaires à la grande recherche du secret de la vie entreprise par l'âme.
L'absence de crainte en face de toutes les circonstances de la vie est indispensable pour la pratique de la fraternité ; elle repose sur la confiance en l'homme et requiert l'intrépidité.
Sous le masque de la personnalité inférieure se cache le divin incarné. Confiant en la réalité de ses qualités divines latentes, l'homme ne doit désespérer ni de son prochain, ni de lui-même. Dans les rapports humains la confiance dans une bonne volonté réciproque devrait constamment être envisagée. L'intrépidité n'est pas la folle témérité, elle demande un esprit lucide, sans peur, qui est capable de faire le premier pas et de se dévoiler à l'adversaire. Comment une âme lâche aurait-elle le courage de surmonter toutes les difficultés qui surgissent de toutes parts, qui sont inévitables et qui se trouvent sur le chemin qui conduit à la véritable réalisation de l'Amour par la Fraternité Universelle ?
« Des hommes marcheront dans les Ages meilleurs,
Là où je suis tombé,
Et chantant, ils iront parfaitement unis,
Où je suis passé seul. » (Théodore Parker).
[Article publié dans le Cahier Théosophique n°12, © Textes Théosophiques, Paris]