Études dans la Voix du Silence - II : Le destructeur du réel
L'ascèse qui est préconisée par La Voix du Silence s'applique au principe pensant — elle vise à extraire le mental de sa situation présente, dans laquelle il est un esclave. Le mental est la proie d'images internes composées de vies de la nature d'élémentaux (voir Râja yoga ou Occultisme, art. 8 et 9) qui forment le principe du désir, et celles-ci éveillent les sens à l'activité et font d'eux les agents nourriciers de ce principe. Le monde objectif de l'homme n'est qu'une réflexion — une émanation irréelle — de ce plan subjectif des images de désir.
À l'état de conscience de veille, l'homme ne vit pas dans le monde du mental mais dans celui des sens animés par des désirs à l'intérieur desquels le mental est captif. Ce qu'on appelle le raisonnement chez l'homme n'est pas une pure activité engendrée par le mental car ses prémisses sont des impressions sensorielles qui sont pénétrées par des désirs. Les hommes de Science eux-mêmes, en utilisant leur mental, vont des données des sens aux déductions et, bien que, dans la plupart des cas, les désirs personnels en rapport avec les objets d'observation soient mis de côté, néanmoins ils souffrent encore du fait des sens soumis à l'impact des désirs. Les yeux d'un ivrogne voient trouble : de même voit trouble le mental de celui qui, en tirant ses conclusions, se base sur les sens envahis par le principe du désir. Pour que les données sensorielles soient vraies et que les observations faites à l'aide des sens soient exactes, elles doivent être à l'abri de l'action des forces du principe du désir. Lorsque la Philosophie Ésotérique déclare illusoire le monde des objets ce n'est pas dans le sens que les objets n'existent pas, mais afin de signifier que l'évaluation que nous en faisons est fausse. On peut fort bien comparer le monde objectif à un grand bazar oriental dans lequel les individus au mental enchaîné par le désir, ne sachant pas le prix exact des choses, sont attirés par les boniments et sont amenés à négocier, marchander et se battre pour acquérir des choses nécessaires, et doivent subir la tentation de vouloir et d'acquérir d'autres choses. Le mental ainsi exploité au bazar du monde objectif acquiert de l'expérience et apprend à évaluer chaque objet à sa véritable valeur, et c'est alors — et pas avant — que l'homme commence à vivre dans ce monde.
Ainsi, comme on peut le voir facilement, notre difficulté 'ne réside pas dans les objets mais dans notre ignorance des véritables valeurs de ces objets, ignorance due à nos désirs dont le mental est prisonnier. Les désirs par eux-mêmes, sans l'aide du pouvoir de la pensée, seraient inoffensifs, mais, fortifiés par lui, ils font de l'homme le pire représentant du règne animal. C'est pour cette raison que notre livre appelle ce mental le Destructeur du Réel et que, dès le début, il enjoint au Disciple de détruire le Destructeur. Il donne aussi la méthode : « deviens indifférent aux objets de perception ». Ce mental, séduit par le désir, qui circule dans le système nerveux du corps, est appelé le régent des sens, et c'est ce sens-mental qui rend l'homme différent de l'animal — capable de lui devenir supérieur, mais aussi de devenir le plus rusé et le plus sensuel de tous les animaux.
« Devenu indifférent aux objets de perception, l'élève doit se mettre à la recherche du râjah [le roi] des sens, le producteur de la pensée, lui qui fait naître l'illusion. Le Mental est le grand Destructeur du Réel. Que le Disciple abatte le Destructeur. »
C'est donc l'activité de ce mental dans le monde objectif que l'aspirant-chéla [aspirant-disciple] doit tout d'abord prendre en main. Tant que nous ne verrons pas que ces objets deviennent des canaux pour ces images internes, leur offrent de la nourriture et contribuent à satisfaire nos désirs, nous ne serons pas capables de les juger à leur valeur correcte. Nous donnons une valeur à un objet en fonction du degré de satisfaction ou de plaisir qu'il procure à nos sens envahis de désirs. Voilà la cause de l'illusion qui est ignorance — ce n'est pas une entière absence de connaissance mais une évaluation erronée des objets qui fait prendre la convoitise pour de l'amour.
« Si tu veux traverser en sûreté la première Salle, ne laisse pas ton mental s'abuser et prendre les feux du désir qui y brûlent pour la lumière solaire de la vie. »
À partir de la convoitise, le Producteur de la Pensée fabrique de l'amour et, lorsque celui qui pratique comprend cela dans l'expérience effective de la vie, il a vraiment avancé d'un pas. C'est en comprenant cela qu'il reconnaît la précarité du monde des objets par rapport à la force du monde des images. C'est cette vision qui, lorsqu'elle n'est pas comprise, soumet l'étudiant à la tentation de s'échapper du monde pour se réfugier dans la forêt.
Lorsque celui qui cherche la Lumière en lui-même voit l'activité du monde externe des objets, il essaie naturellement de fermer les fenêtres par lesquelles les objets viennent l'assaillir. Dans cette retraite, qu’elle soit psychologique ou physique, tout ce qu'il obtient n'est qu'un bref répit de cette attaque. Très rapidement il repère la racine de ses maux : l'attraction ou la répulsion que les objets exercent sur lui ne provient pas des objets externes mais des images internes — des images fournies par la mémoire du passé, non seulement de cette vie mais aussi d'incarnations précédentes.
« Détourne ton mental de tout objet du dehors, de toute vision extérieure. Refuse toute image intérieure, de peur que sur la lumière de ton Âme elle ne projette une ombre obscure. »
C'est là un travail formidable à côté duquel se retirer des objets des sens est chose facile. Si, au cours du premier exercice, le chéla [disciple] apprend la nature illusoire du monde objectif, maintenant il éprouve la nature trompeuse de son propre monde subjectif. Cherchant le Dieu à l'intérieur de lui-même, il tombe sur le diable : recherchant la lumière de l'âme, il trouve les ténèbres — tellement épaisses qu'il ne réalise pas que c'est une ombre. « Ô ténèbres, ténèbres, ténèbres, épaisses ténèbres, en pleine clarté du jour ! » C'est dans ces ténèbres que nous rencontrons nos idoles créées par l'imagination fantaisiste, nos images créées par la pensée, nos fantômes créés par le désir. Mais ces ténèbres ont le pouvoir particulier de tromper notre conscience. Très vite, la sphère de ténèbres nous apparaît comme la région de la lumière diaphane — du sommeil translucide, tranquille et reposant. La du maya [l'illusion] du monde objectif n'est qu'un effet dû à l'illusion-Moha de cette sphère de la subjectivité auto créée et dont la lumière provient des passions humaines. C'est là le monde d'Apprentissage Probatoire que le chéla doit abandonner, mais il ne peut le faire tant qu'il ne le comprend pas. La première véritable bataille rangée de la plus grande de toutes les guerres se tient dans cette région appelée la Lumière Astrale. Lorsque le Pouvoir de son Vœu, qu'il a prononcé dans le monde objectif, l'éveille et le dynamise, le combattant dans la Lumière Astrale sent qu'il se trouve à une place où il ne devrait pas se trouver et qu'il ne devrait pas écouter les sons de ces images mais ceux du monde de l'Âme à l'intérieur.
Théoriquement, tout étudiant sait que le Manas inférieur [voir Glossaire-2] est différent du Manas Supérieur [voir Glossaire-2], que Kama-Manas [voir Glossaire-2] est démoniaque et que Buddhi-Manas [voir Glossaire-2] est divin. Mais cette vérité doit être expérimentée et nous connaîtrons la nature du mental de l'Âme lorsque nous renverserons quelques-unes des troupes ennemies, c'est-à-dire lorsque nous détruirons quelques-unes de nos images créées par la pensée. La grande tentation qui se présente au chéla en probation provient du plaisir accru des sens lorsque la plasticité de la lumière astrale est manipulée et absorbée ; cela est comparable à l'état euphorique de celui qui vient d'absorber une boisson très forte. Souvent, au lieu de combattre et de chasser sur-le-champ les images déjà créées, l'individu succombe à la tentation d'en créer de nouvelles. Dans le monde objectif, nous devons maîtriser le mental errant tandis que, là, nous devons lutter contre le mental créateur. Alors commence une période de combat intense qui aboutit à la victoire lorsque l'âme-soldat a saisi cette vérité :
« Avant que le mental de ton Âme puisse comprendre, le bourgeon de la personnalité doit être écrasé, le ver des sens détruit au-delà de toute résurrection. »
Saisir cette vérité signifie, pour le chéla en probation, percevoir qu'il est autre chose que la Personnalité et que, si le ver qui sans cesse tire sa subsistance des sens est écrasé, il en résultera la mort du soi séparatif, qui pousse constamment à la séparativité et qui fait de la Personnalité l'ennemi suprême. La vision fugitive de l'Âme qui dévoile la nature hostile de la Personnalité amène le combattant en Probation à prendre refuge dans cette Âme intérieure. Et ceci implique une certaine connaissance de la nature et des pouvoirs de cette Âme.
« Fais taire tes pensées et concentre toute ton attention sur ton Maître, que tu ne vois pas encore, mais que tu pressens. »
« Ton soi et ton mental, comme des jumeaux sur une même ligne, avec l'étoile qui est ton but rayonnant au-dessus de ta tête. »
Le Maître est le Soi Supérieur, « l'équivalent d'Avalokitesvara, et le même qu'Adi-Buddha... le CHRISTOS des Gnostiques anciens ». À moins que le Maître ne soit senti comme une Présence dans la seconde Salle, celle de l'Apprentissage probatoire, l'entrée dans la troisième Salle, celle de la Sagesse, restera fermée. C'est par le canal du mental de l'Âme que nous touchons le rayonnement du Dieu intérieur, et c'est par le contact avec les grands Gurus que nous touchons le rayonnement du Dieu dans la Nature — la Compassion Absolue.
Lorsque l'activité du mental est rendue silencieuse, l'âme, assistée de la Lumière de l'Esprit, se perçoit comme distincte et séparée du mental. Libérée de Kama, elle voit la possibilité, bien plus, la certitude, de s'unir parfaitement avec son Étoile — son Père dans le Ciel. Dans le lac translucide du mental pur, l'étoile du haut du ciel se reflète — et même cette influence réfléchie éveille le mental à saisir la gloire qui est, la gloire plus grande qui sera. Il n'est pas suffisant de faire taire ses pensées ; il est aussi nécessaire de percevoir l'Étoile de l'Espérance — l'Étoile-Mère, la source Dhyani-Buddhique de notre existence.
Oblitérer les images internes c'est la même chose qu'écraser l'ardente soif d'existence sensible. Le processus demande que nous centrions notre attention sur la Lumière intérieure. Mais, se détourner des images intérieures ne doit pas être, en même temps, se détourner du monde objectif. Demeurer au milieu des objets sans être leur esclave implique une bataille de longue durée car, dans un lointain passé, nous avons créé toute une armée d'images-pensées personnelles ; par nos états d'âme nous avons donné naissance à une couvée de vices ; par nos complaisances mentales, nous avons commis de nombreux péchés. Un par un nous devons les abattre.
« Malheur à toi, disciple, s'il reste en toi un seul vice que tu n'auras pas abandonné ! (...) Malheur à qui oserait polluer un seul échelon avec des pieds boueux, (...) ses péchés élèveront leurs voix, semblables au rire et au sanglot du chacal après le coucher du soleil ; ses pensées deviendront une armée et l'emmèneront en captivité tel un esclave. »
Cela ne veut pas dire que le chéla en probation soit censé être sans défaut dès le départ, mais qu'il doit apprendre à atteindre la pureté avant de pouvoir traverser la Porte d'Or conduisant dans la Salle de Sagesse, et d'avoir gagné le droit d'y résider en permanence. En tant que chéla en probation, il a sa période de jour où il se réchauffe au rayonnement du Soleil Spirituel, puis sa période de nuit -- la nuit obscure de l'Âme pendant laquelle les péchés de son mental ricanent comme ricane le chacal -- et c'est un cri déchirant qui le terrifie, le met à l'épreuve pour le pousser à la chute ou plutôt à sa perte complète. Les chacals se déplacent en bandes et peuvent ainsi harceler et tuer des moutons et même des antilopes. Lorsqu'ils ne sont pas à même de trouver des proies vivantes, ils se nourrissent de charogne, et ils suivent avec prudence et ruse les guépards et même les lions, afin d'achever les carcasses que ces fauves abandonnent après s'en être repus. La comparaison de nos pensées inférieures avec les chacals est des plus adéquates, car, en bandes, elles attaquent nos pensées élevées et nos aspirations nobles et, lorsqu'elles ne parviennent pas à se saisir de ces images vivantes, elles flairent les images tombant dans le sommeil et la mort et s'en gavent — phénomène qui est en relation avec la précipitation de Karma et autres choses semblables. Également, comme le chacal, nos images-pensées inférieures dégagent une odeur nauséabonde, car elles aussi, comme le chacal, produisent une sécrétion repoussante à la base de leur queue.
Maintenant, il nous est dit comment nous devrions agir avec nos créations du passé :
« Une seule pensée évoquant le passé laissé derrière toi t'entraînera en bas et tu devras recommencer l'ascension. Tue en toi-même tout souvenir d'expériences passées. Ne te retourne pas ou tu es perdu. »
Si nous n'étouffons pas la mémoire du passé, si nous nous y complaisons, nous revivons subjectivement le passé et régénérons les images-pensées. Seulement, maintenant, nous avons renforcé notre pouvoir de pensée, de sorte que ces images s'expriment plus fortement. Tous les étudiants de la Théosophie connaissent l'existence d'une réserve de Karma passé, mais tous ne savent pas que, dans le domaine subjectif, des spectres et des élémentaires d'actions objectives mortes créent souvent des ravages.
La dernière citation du premier Traité de notre livre qu'il nous faut considérer est la suivante :
« Avant d'entrer dans ce sentier, tu dois détruire ton corps lunaire, purifier ton corps mental, et
Dans une note en bas de page, H.P. B. explique que la forme astrale produite par Kama doit être détruite. Habituellement, le Kama-rupa se forme après la mort du corps et avant que l'Ego n'entre en dévachan [état de béatitude post-mortem], en se libérant de cette forme. Mais dans la vie du chéla en probation, étant donné qu'il pénètre dans le monde des vivants, en abandonnant derrière lui celui des morts, il se produit le phénomène du Kama-rupa en relation avec celui du Gardien du Seuil. L'âme éveillée devient consciemment vivante lorsque, chassant du champ du mental toutes les images-pensées nourries de Kama, elle commence à vivre par le pouvoir du cœur pur, c'est-à-dire par l'influence de Buddhi. C'est pour ce double processus — qui consiste à disperser le Kama-rupa et à éveiller Buddhi, afin que Manas puisse en être animé — que le monde objectif se révèle d'un grand avantage.
Le monde objectif des actions est d'un grand intérêt non seulement pour nous permettre de comparer, d'opposer des valeurs et d'apprendre à nous concentrer avec discernement, mais il se révèle comme une sphère fort utile quand est entamée la lutte de nature subjective, mentionnée ci-dessus. C'est par le moyen de l'accomplissement juste du devoir que le disciple en probation doit apprendre à se servir du monde objectif. Le Devoir est l'axe autour duquel tourne le monde objectif : des erreurs commises concernant le Devoir, la négligence ou une attitude dilatoire dans ce qui doit être accompli, le fait d'entreprendre ce qui ne nous regarde pas, etc., tout cela devient péché d'omission ou de commission. Engagé dans l'accomplissement juste d'un devoir réel, le disciple en probation ne trouve pas de temps pour le « mal » — fait inconsciemment. De plus, lorsqu'il subit des attaques venant du côté subjectif de sa nature inférieure, le fait que ses sens et son cerveau soient occupés avec sagesse à agir dans le monde objectif affaiblit l'attaque. L’Occultisme recommande de ne pas renforcer l'ennemi en pensant constamment à lui, ni en luttant directement contre lui. Ne prêtez aucune attention particulière à l'ennemi, mais occupez votre conscience avec un travail protecteur et bienfaisant sur le plan mental et physique. Aucun disciple en probation ne peut méditer ni étudier pendant des heures entières : il est donc à la fois extrêmement profitable et très impératif qu'il soit appelé à accomplir des devoirs de ce monde, comme gagner sa vie, etc... Ce n'est pas en inventant un travail particulier, mais en accomplissant ce qui nous incombe que s'élargit le champ du devoir, jusqu'à ce que l'humanité devienne notre famille et le monde notre patrie. Le Devoir est la Divinité qui modèle notre monde objectif jusqu'à la perfection : le Devoir est le Dieu du monde objectif — c'est-à-dire la Vérité : OM, TAT, SAT.
B.P. Wadia.
Traduit de la revue Theosophicat Movement, Vol. X, pp. 151-54.