Études dans la Voix du Silence - I : Le cœur errant
L'effondrement de chaque civilisation est provoqué par la décadence des mœurs de ceux qui y vivent et y participent. La fausse connaissance comme le mauvais usage de la connaissance vont généralement de pair avec des mœurs dégénérées. Un rapport déséquilibré entre la connaissance et l'éthique produit un état critique conduisant à la mort si on n'y porte pas promptement remède. Des exemples puisés dans l'histoire, comme celui de l'Empire romain, se présenteront à l'esprit du lecteur. La guerre joue un rôle dans la destruction et la reconstruction des civilisations. Depuis l'époque du Mahabharata jusqu'à nos jours, nous constatons le phénomène de déséquilibre qui existe entre la capacité mentale et la responsabilité morale, la compétition qui conduit à des guerres répétées et finalement à la destruction. La destruction de la caste Kshatriya tout entière eut lieu à Kurukshetra — événement qui nous sert de leçon à tous, nous qui sommes les témoins du déclin de la civilisation européenne.
Au cours de chaque siècle, c'est seulement un petit nombre d'êtres qui perçoit la nécessité de maintenir, dans la vie individuelle, l'équilibre entre la connaissance et l'amour, entre la tête et le cœur. La grande majorité manifeste un déséquilibre — des sentiments, non accompagnés de la lumière de la Sagesse, prédominent dans une partie de cette majorité, tandis que, dans l'autre, la « connaissance-de-tête » sans « sagesse-de-l'âme », sans compassion, ni philanthropie, ni esprit de sacrifice, provoque des catastrophes. Le sentiment religieux sans la connaissance est une malédiction qui donne naissance au fanatisme, à la haine et à la guerre. La connaissance dépourvue d'une base spirituelle ne tarde pas à se transformer en fausse connaissance qui engendre arrogance, hostilité et guerre. Ce sont seulement quelques individus, une petite minorité d'êtres au cours de chaque siècle, qui sont des Ésotéristes — ce ne sont pas des chercheurs qui disent professer un intérêt pour l'Occulte, mais de véritables étudiants apprenant à mettre en pratique et à propager les grandes doctrines de la Science de la Vie. Leur tâche consiste à établir dans leur propre constitution l'équilibre entre la connaissance et l'éthique, sans lequel il n'est possible ni d'atteindre à l'illumination, ni de pratiquer l'altruisme pour le bien de tous.
C'est pour ce petit nombre d'individus que H.P. Blavatsky [H.P.B.] a rédigé le livre intitulé La Voix du Silence, et c'est à eux qu'elle l'a dédié. Dans la Préface de cet inestimable petit volume, elle écrit qu'elle offre trois Traités, et qu'on ne saurait donner plus « à un monde trop égoïste et trop attaché aux objets des sens pour être préparé de quelque manière à recevoir, avec l'attitude convenable, une éthique aussi sublime. »
Seuls, ceux qui s'efforcent sérieusement et sincèrement de façonner leur propre mental feront usage du livre. Comme le dit H.P. Blavatsky :
« À moins qu'il ne persévère sérieusement dans la poursuite de la soi-connaissance, l'homme ne prêtera jamais une oreille attentive à des conseils de cette nature. »
La Philosophie Ésotérique a toujours enseigné l'art du développement complet de 1'cnscmblc — un mental sain dans un corps sain ; mais, également, elle a toujours enseigné que le processus du développement va de l'intérieur vers l'extérieur, et que, par conséquent, c'est le mental et non le corps qui doit être le point de départ, le motif et non la méthode devant être considéré en premier lieu. Ce n'est pas que le corps et la méthode aient été négligés, mais, toujours et sans exception, le mental et le motif ont été pris comme point de départ. C'est le fond même de l'enseignement de la Bhagavad-Gîtâ, des doctrines de Bouddha, des paroles de Jésus.
Ceux qui ont fait de La Voix du Silence leur livre de chevet ont remarqué qu'elle attache aussi une importance primordiale à l'entraînement du mental poursuivi avec le juste motif. Dans la présente série de quatre articles, nous examinerons la place qu'occupent le motif et l'activité du mental selon l'enseignement des trois Traités, dont chacun devrait être considéré comme constituant une unité indépendante. Bien qu'il existe, naturellement, une étroite interdépendance entre eux, nous ne devrions pas considérer que le troisième Traité constitue la suite du second, ni que ce dernier représente une continuation de l'enseignement du premier. Chacun met l'accent sur un aspect particulier de la Vérité, de la Voie et du Sentier ; chacun a son propre message. L'un n'est pas supérieur à l'autre, pas plus que le bleu, comme couleur fondamentale, n'est supérieur au jaune ou inférieur au rouge.
Ceux qui ont fait de La Voix du Silence leur livre de chevet ont remarqué qu'elle attache aussi une importance primordiale à l'entraînement du mental poursuivi avec le juste motif. Dans la présente série de quatre articles, nous examinerons la place qu'occupent le motif et l'activité du mental selon l'enseignement des trois Traités, dont chacun devrait être considéré comme constituant une unité indépendante. Bien qu'il existe, naturellement, une étroite interdépendance entre eux, nous ne devrions pas considérer que le troisième Traité constitue la suite du second, ni que ce dernier représente une continuation de l'enseignement du premier. Chacun met l'accent sur un aspect particulier de la Vérité, de la Voie et du Sentier ; chacun a son propre message. L'un n'est pas supérieur à l'autre, pas plus que le bleu, comme couleur fondamentale, n'est supérieur au jaune ou inférieur au rouge.
À l'instar de tous les traités Occultes, La Voix du Silence est rédigée en écriture chiffrée et révèle plus d'une signification, car il faut utiliser plus d'une clé pour décoder un profond message chiffré. Le néophyte à son degré et l'adepte au sien utilisent les enseignements pour croître comme pour servir — pour croître en servant. H.P. B. a fait « une sélection judicieuse pour les quelques véritables mystiques » de l'époque à laquelle elle vint, qui la reconnurent et apprécièrent la valeur de cette sélection. Pour les étudiants de la génération moderne, le livre contient le même message et offre les mêmes bienfaits ; pour eux aussi, la formulation du motif et l'entraînement du mental constituent le premier pas.
On pourrait fort bien utiliser une expression d'H.P.B. comme pierre de touche pour déterminer la nature du motif qui nous pousse à entreprendre la tâche de l'acquisition de la soi-connaissance et à essayer de nous améliorer. Dans La Clef de la Théosophie, en faisant un commentaire sur les pratiques ascétiques, H.P.B. parle de « ce qu'un homme pense et ressent, des désirs qu'il nourrit dans son mental et auxquels il permet de prendre racine et de croître »; ce que nous pensons dépend en grande partie de ce que nous ressentons, et nous pouvons découvrir le caractère de nos sentiments en notant les désirs qui se développent à partir de racines très profondément enfoncées dans le sol de la personnalité. « Quels désirs nourrit-il dans son mental ? » « À quels désirs permet-il de prendre racine ? » Quels désirs autorise-t-il à « croître » ? Voilà qui révélera le motif qu'il entretient. Très souvent, nos motifs nous restent cachés et c'est en raison du motif que beaucoup échouent avant même d'avoir commencé. Le Maître K.H. écrivit une fois :
« La première considération essentielle qui nous incite à accepter ou à rejeter votre offre concerne le motif intérieur qui vous pousse à rechercher nos instructions, et, dans un certain sens, à vous placer sous notre direction. »
Nous devons apprendre à faire une distinction entre le motif intérieur ou réel et le motif extérieur ou superficiel. Ici encore, le même Maître souligne un point important en écrivant : « nos idées Orientales sur les « motifs », la « véracité » et « l'honnêteté » diffèrent considérablement des vôtres en Occident ». En Inde, presque tous ceux qui sont « instruits » ont un mental occidental — ou, pour être plus précis, un mental eurasien — et ils souffrent des mêmes limitations que les hommes et les femmes nés occidentaux. La notion orientale de motif est profonde : en recherchant la nature de notre motif nous devons prendre notre temps et il nous faut rester prudents, judicieux, éveillés et attentifs.
Bien qu'il soit juste de dire que le motif est tout, nous ne devons cependant jamais oublier la leçon indéniable de l'histoire nous enseignant que « le bon motif sans la connaissance donne parfois des résultats lamentables ». Robert Crosbie poursuit ainsi :
Dans toute la suite des âges, il est question de bon motif, mais aussi de pouvoir et de zèle mal employés, par manque de connaissance. La Théosophie est le sentier de la connaissance. Elle fut donnée au monde dans le but, entre autres choses, que le bon motif et la sagesse puissent aller de pair.
Sur le plan du motif, l'attention de l'étudiant est dirigée dès le début vers les idéaux de la vie supérieure. Éviter de s'empêtrer dans les filets du monde de la matière, par l'ambition et d'autres leurres, mais opérer un retrait et une émancipation progressive complète hors de l'univers de l'Illusion — Maya et son Jeu — Lila. L'étudiant doit faire son choix entre la vie des sens et la vie de l'âme et, quand il est suffisamment confirmé dans son désir supérieur de vivre comme une âme, en maîtrisant ses sens, il se trouve en face d'un autre idéal, le plus grand que l'humanité ait jamais connu — le Renoncement. La culture de l'âme conduit celui qui la pratique à l'idée de Libération, l'état tant désiré par les affligés — par les cœurs lourds de chagrin, les têtes pleines de confusion. Après avoir perçu la cause de la maladie, et bu la potion curative, qui désirerait encore prolonger son séjour à l'hôpital ? Après avoir compris la dégradation de la vie d'une prostituée, qui souhaiterait vivre dans une maison de prostitution ? Après avoir reconnu que le monde n'est qu'un vaste asile d'aliénés, qui voudrait y rester et ne chercherait pas à s'en échapper à toutes jambes ? Même une petite connaissance de la Théosophie montre à l'étudiant réfléchi et sincère que ce monde est semblable à un hôpital, plein de malades et de scrofuleux ; que les hommes et les femmes, par millions, prostituent leur mental et leur cœur, que le monde est plein de névrosés privés de leur saine raison qui se précipitent à droite et à gauche, en s'imaginant qu'ils sont normaux et bien portants. L'étudiant Théosophe enregistre cette constatation : être de ce monde c'est aller au-devant de la maladie, prostituer des pouvoirs, devenir fou. « Puissé-je échapper à tous ces maux ! » conclut-il. Ainsi, pendant plus d'une vie, l'étudiant fixe son mental sur la Libération, et le motif qui le pousse à mener la vie supérieure est de se libérer « du monde, de la chair et du démon ». La Voix du Silence reconnaît la place du Sentier de la Libération — la conquête du Nirvana.
Pendant de nombreux siècles, des générations de mystiques ont été inspirées par l'idéal de la Libération, et notamment ici en Inde, le désir de réaliser Moksha [la libération] et d'atteindre le Nirvana est devenu le but suprême — bien plus, le seul et unique but de la démarche spirituelle. Le grand Bouddha enseigna le Sentier du Renoncement et en incarna l'enseignement dans sa propre vie. H.P. B. dit :
« Les enseignements ésotériques affirment qu'il renonça au Nirvana et à la robe Dharmakaya afin de rester un « Bouddha de Compassion » en contact avec la misère de ce monde. »
Lorsque Ses purs Enseignements eurent disparu de Son pays natal, le concept de Moksha domina en Inde comme idéal unique, en submergeant celui du Renoncement. Nulle part ailleurs que dans La Voix du Silence l'Enseignement du Sentier du Renoncement n'est si nettement formulé, ses fonctions et ses objectifs si clairement mis en valeur et opposés à ceux de l'autre Sentier. L'une des missions de l'incarnation d'H.P. B. fut non seulement d'indiquer cette vérité oubliée, mais aussi d'éveiller, dans le plus grand nombre possible de cœurs, l'aspiration à s'engager sur le Sentier du Renoncement. C'est pourquoi, parmi les trois seuls Traités qu'elle donna au monde public, se trouve celui des « Deux Sentiers », et c'est du « petit nombre » que devront se lever ceux qui entreprendront l'éducation du cœur nécessaire pour parcourir ce Sentier. Les attraits qui sont inhérents à l'idéal du renoncement sont si forts, si puissants et si manifestes, que la plupart de ceux qui font partie du « petit nombre » s'empressent de se dire : « Je veux suivre le Sentier du Renoncement ». Ils ne se rendent pas bien compte qu'il faut pour cette tâche une préparation spéciale et qu'il y a une différence non seulement de degré mais d'espèce — de qualité — entre le grand Service de Ceux qui Renoncent et le simple désir, aussi ardent soit-il, qui incite l'aspirant à aimer et à aider ses semblables. Acquérir la sagesse nécessaire à ce Sentier demande du temps et un effort spécial ; et c'est possible par la voie suivie par le chéla [disciple], non telle qu'on l'entend dans le milieu religieux et mystique, mais telle qu'elle est comprise en Occultisme et dans la Philosophie Ésotérique. Une sorte spéciale d'entraînement et de développement est nécessaire pour marcher sur la Voie du Renoncement : il s'agit de renoncer non seulement au monde de la matière, mais aussi au monde de l'esprit ; non seulement à la vie dans la forme mais également à la vie éternelle. C'est la libération des liens de la passion — libération dont jouit toute Âme Émancipée — mais c'est, de plus, l'acceptation des liens de la Compassion, que refuse le Mukta, le libéré.
L'entraînement du disciple en probation comprend le développement du motif juste que présente l'idéal du Sentier du Renoncement. Être chéla implique le fait de s'engager sur ce Sentier et de substituer aux autres motifs, y compris celui de la Libération — le Motif Unique, le véritable motif intérieur, dont tous les autres motifs extérieurs ne doivent être que des expressions et des émanations. Le choix se présente à la fin, mais ce choix est le point culminant d'une accumulation de choix innombrables que l'âme a faits — depuis le stade de débutant en probation jusqu'à celui d'Adepte.
Si nous encourageons dans notre mental le désir de renoncer, si nous le nourrissons afin qu'il puisse prendre racine et croître, nous obtiendrons l'entraînement nécessaire pour acquérir le Juste Motif. Cet entraînement ne consiste pas simplement à prendre une résolution et à répéter verbalement le fameux Serment de Kwan-Yin, mais à s'en souvenir pendant l'accomplissement des devoirs quotidiens. Celui qui fait le Grand Renoncement ne se précipite pas pour aider ici et là, n'importe où, mais il « protège constamment l'Humanité et veille sur elle dans les limites karmiques ». Cela implique la connaissance, en particulier celle de la Loi des Cycles et « des divisions ultimes du temps ». C'est pourquoi H.P. B. dit qu'« il est facile de devenir Théosophe... Mais c'est une toute autre question de se placer sur le Sentier conduisant à la connaissance de ce qu'il est bon de faire, et au juste discernement entre le bien et le mal. » (Les •étudiants feront bien de réfléchir sur les différences faites par H.P. B. dans Raja-Yoga [article "L'Occultisme pratique"] ; il n'est pas facile de devenir Théosophe : c'est seulement relativement moins difficile ; le sentier de l'Esotériste « conduit un homme au pouvoir qui lui permet d'accomplir le bien qu'il désire, souvent sans même apparemment lever le petit doigt »).
La culture du Juste Motif prend plus d'une vie ; la maîtrise du mental errant est une nécessité universellement reconnue, mais combien sont ceux qui pensent au cœur errant ? Lorsque le cœur a été stabilisé, la •concentration du mental devient facile, car un objectif a été trouvé. Le mental se recueille et fait de l'objectif son centre, alors que sans but, ou sans objectif, le mental ne peut jamais gagner l'état de concentration. Les hommes ont des objectifs nombreux et variés dans la vie, et l'étudiant de la Théosophie ne fait pas exception à la règle. S'il décide que l'objectif qu'il vise ne sera ni la béatitude du Nirvana, ni le développement des siddhis, [pouvoirs] inférieurs ou supérieurs, ni la réalisation du succès dans un domaine ou un autre, mais, en lâchant prise sur tout, de s'engager sur le Sentier du Renoncement, en se disciplinant pour la vie de service spirituel de l'Humanité orpheline, alors il a trouvé l'objectif correct, le Juste Motif, essentiel à la vie du chéla. Une fois qu'un aspirant prend la résolution de suivre le Juste Motif, ce dernier, qu'il s'en souvienne ou non, affectera sa vie et le forcera à travailler pour l'humanité, d'une manière ou d'une autre. Dès qu'il n'essaiera plus de gagner un bienfait spirituel d'une façon égoïste, au lieu de s'efforcer d'aider ses frères, il ressentira l'appel intérieur vers le travail, auquel on ne peut se soustraire. Pour le Grand Choix, son moment viendra, mais cette venue sera hâtée dans la mesure où il restera fidèle au grand Choix de son incarnation présente — s'efforcer de faire de la Théosophie un Pouvoir Vivant dans sa Vie.
B.P. Wadia.
[Traduit du Theosoplical Movement, Vol, X, pp. 129-31]