La paix intérieure qui est compassion
S'il est vrai que, d'après l'enseignement, Kâma est dur comme le fer, il n'est pas difficile de comprendre d'où viennent la brutalité et la dureté de l'éclair lumineux. C'est un fait bien connu que les sentiments, autrement dit les expressions de Kâma, sont très changeants ; mais à travers tous leurs changements, la dureté de Kâma persiste. C'est là le caractère séparatif de Kâma : il engendre et soutient la notion du « moi », Ahamkara [le sens du moi]. C'est le « moi » de Kâma qui se sépare des autres, comme il sépare une chose d'une autre. C'est cette tendance à durcir, à figer, à définir, qui fait le caractère séparatif de Kâma ; il produit les corps célestes et tout le reste des choses existantes. Tous les sentiments sont séparatifs ; aussi la Compassion ne peut-elle être placée dans la hiérarchie Kâmique [des désirs]. Si elle n'est pas un « sentiment », qu'est-elle alors ? Elle est un Pouvoir, une Shakti, née de Buddhi, qui, lorsqu'elle est active, utilise Manas ; c'est Buddhi utilisant la Connaissance, autrement dit : la compréhension qui s'exprime comme Service, dans le plein sens du terme. Dans l'amour d'une mère pour son enfant, ou d'un ami pour son ami, il n'y a souvent pas de véritable Compassion, mais plutôt l'instinct de Kâma ; bien que très souvent beau, et même noble, cet amour n'est qu'une étape vers la Compassion, mais il n'est pas la Compassion.
La Connaissance et les bonnes œuvres sont appelées des purificateurs, et c'est la vérité, car elles ont pour effet de diminuer la dureté de Kâma : le sentiment-Kâma cherche son compagnon le sentiment-Buddhi et de cette façon la notion du « moi » personnel n'est pas annihilée, mais elle subit une transmutation ; elle reste, mais elle est différente.
Voilà donc le principe, voyons maintenant l'application. Dans notre ligne de travail et nos efforts pour vivre l'occultisme, la solidarité entre les compagnons-étudiants est la plus grande des choses essentielles. Cette union entre étudiants, il faut bien le souligner, doit être basée sur la Sagesse et le Service de la Sagesse. C'est pourquoi, sous ce rapport, il nous faudrait tendre à réaliser un « détachement de tout sentiment d'identification avec nos enfants, notre femme et notre maison » et « l'absence de plaisir dans les assemblées des hommes ». Les faux attachements sont non seulement nuisibles en eux-mêmes, mais encore ils rendent inefficaces nos efforts en vue d'une union véritable avec nos compagnons. On comprend ici la raison et le sens de l'injonction : « Sortez des rangs et soyez séparés » ; on comprend aussi pourquoi le Bouddha a quitté son palais et sa femme, et pourquoi Jésus, d'après la tradition, aurait dit de sa mère les paroles que l'on sait (Marc 3, 35, Luc 8, 19, Matthieu 12, 47).
C'est là un processus silencieux et intérieur. Il va de soi que pour parvenir progressivement à établir des relations d'union réelle entre véritables Compagnons, un double effort doit être poursuivi : a) un processus d'élimination et b) un processus d'assimilation. La base de cet effort doit être la Compassion et non les sentiments. Le sentiment-compréhension (c'est-à-dire celui qui découle du véritable entendement) se développe à mesure que le sentiment-émotion perd de sa force. Il faut donc acquérir la connaissance, faire des œuvres sur le plan pratique et commencer à assimiler ceux qui ont une position juste, et se désolidariser de ceux qui sont dans l'erreur et, ce faisant, subir un autre test qui nous attend au moment où ceux qui nous semblaient avoir raison s'égarent et vice versa, lorsque les êtres pleins de faiblesses se corrigent et parviennent à une attitude juste.
Développons donc la Compassion, c'est-à-dire le pouvoir du service éclairé par la véritable compréhension. Ne nous précipitons pas pour donner de l'aide avant de comprendre ; n'essayons pas d'expliquer avant de comprendre ; n'essayons pas de sacrifier avant de comprendre ; ne nous attachons pas avant de comprendre et ne repoussons pas avant de comprendre. Ne soyons pas guidés par les sentiments, aussi nobles puissent-ils sembler, mais essayons de les comprendre. Le Repos et la Béatitude vont de pair ; ils sont nés de la véritable compréhension. Partout où il y a turbulence, intérieure ou extérieure, du corps ou du mental, et chaque fois qu'elle prévaut, la Compassion ne peut se manifester parce qu'à ce moment la compréhension est absente. L'équilibre du mental, l'absence d'agitation du cerveau et des sens sont une réflexion de cette Paix intérieure qui est Compassion, compréhension et aide à tous les êtres. Ne pensons pas que ceci est au-delà de notre portée : lentement et graduellement nous toucherons à ce but.
B.P. Wadia.
[Traduction d'un article paru dans la revue The Theoso-phical Movement, Vol. XXV, p. 237.] Cahier Théosophique n°137, © Textes Théosophiques.