La civilisation : la mort de l'art et de la beauté
Lors d'une entrevue avec le célèbre violoniste hongrois, M. Remenyi, le reporter du Pall Mall Gazette fit raconter à l'artiste certaines expériences très intéressantes qu'il avait eues en Extrême-Orient. « Je fus le premier artiste Européen qui aie joué devant le Mikado du Japon », dit-il, et revenant à ce qui a toujours été une cause de profond regret pour tous ceux qui aiment les choses artistiques et pittoresques, le violoniste ajouta :
« Le 8 août 1886, je parus devant sa Majesté, un jour malheureusement mémorable par le changement de costume qu'avait ordonné l'Impératrice. Elle-même avait abandonné son costume japonais d'une exquise beauté, et elle parut pour la première fois ce jour-là, à mon concert, en costume européen, ce qui me fit mal au cœur. J'aurais voulu l'accueillir, si j'avais osé, par une longue plainte désespérée de mon violon. Six dames l'accompagnaient, mais elles étaient vêtues du costume national, et se déplaçaient avec infiniment de grâce et de charme. »
Hélas, ceci n'est pas tout ! Le Mikado, ce personnage jusqu'à présent sacré, mystérieux, invisible et inaccessible : ... « était lui-même en uniforme de général européen ! A cette époque, l'étiquette de la Cour était si stricte, que mon accompagnateur n'avait pas la permission d'entrer dans le salon de sa Majesté, et on me le dit d'avance. J'eus un bon remplaçant, car mon ambassadeur, le Comte Zaluski, qui avait été élève de Liszt, put m'accompagner. Vous serez étonnés d'apprendre qu'ayant choisi, comme premier morceau du programme, ma transcription pour violon d'une polonaise en ut dièse mineur de Chopin, un morceau d'une très grande valeur musicale et d'une profonde poésie, l'Empereur exprima le désir au Comte Ho, son premier ministre, de l'entendre à nouveau. Le goût japonais est sûr. Je fus chargé de présents d'une valeur inestimable, entre autres d'une boîte en laque dorée du dix-septième siècle. Je jouai à Hong-Kong et dans les environs de Canton, car aucun Européen ne peut vivre à l'intérieur de cette ville. Je fis de là une excursion intéressante à la possession portugaise de Macao, visitant la grotte où Camoëns écrivit sa « Lusiade ». C'était très intéressant de voir, en dehors de la ville chinoise, une ville européenne portugaise qui, jusqu'à ce jour, n'a pas changé depuis le seizième siècle. Au milieu de l'exquise végétation tropicale de Java, et en dépit de la chaleur terrible, je donnai soixante-deux concerts en soixante-sept jours, parcourant toute l'île, examinant ses antiquités, dont la principale est un merveilleux temple Bouddhiste, le Boro Budhur, ou le temple des Nombreux Bouddhas. Le bâtiment contient des figures sur une longueur de six milles, et est constitué par une masse de pierre pleine, plus grande que les pyramides. Ces Javanais ont un orchestre extraordinairement doux dans le Samelang national, joué par dix-huit musiciens sur des instruments à percussion ; mais pour entendre cet orchestre avec ses chœurs étranges et ses danses orientales ravissantes, on doit avoir le privilège d'être invité par le Sultan de Solo, le « Seul Empereur du Monde ». Je n'ai jamais vu ni entendu rien de plus empreint de rêve et de poésie que le Sérimpis dansé par neuf Princesses royales ».
Où sont les Esthètes d'il y a quelques années ? Cette petite fédération des fervents de l'art n'était-elle qu'une des bulles de savon de notre fin de siècle (1), riche en promesses et en suggestions possibles, mais vide d'actes et de réalisation ? Ou, s'il subsiste quelques vrais amants de l'art parmi eux, pourquoi ne s'organisent-ils pas et n'envoient-ils pas des missionnaires dans le monde entier, afin de montrer au Japon pittoresque et aux autres pays sur le point de tomber victimes de l'Occident, que se laisser prendre aux feux follets trompeurs de la culture européenne pour l'imiter, constitue pour un pays non chrétien un véritable suicide ; que cela signifie le sacrifice de son individualité pour une ombre vide et une vaine apparence ; et .que c'est tout au plus échanger l'original et le pittoresque contre le vulgaire et le hideux. Il est vraiment grand temps que l'on fasse quelque chose en ce sens, avant que la civilisation trompeuse des nations imbues d'elles-mêmes, bien que nées d'hier, n'ait irrévocablement hypnotisé les races plus anciennes et ne les ait fait succomber dans ses pièges semblables à l'arbre-upas, sous sa prétendue supériorité. Autrement les arts anciens et les créations artistiques de jadis, tout ce qui existe d'original et d'unique, aura bientôt disparu. Déjà les costumes nationaux, et les coutumes observées depuis des siècles, tout ce qui est beau, artistique, et digne d'être conservé, tout cela disparaît très vite et d'ici peu, hélas, les plus beaux vestiges du passé ne se trouveront plus que dans les vitrines des musées, sous forme de mélancoliques collections étiquetées !
Telle est l'œuvre et tel est le résultat inévitable de notre civilisation moderne. Ses effets visibles, les « bénédictions » qu'elle a soi-disant conférées au monde, sont insignifiants, mais ses racines sont pourries jusqu'à la base. L'égoïsme et le matérialisme — les plus grandes calamités des nations — sont dus à ses progrès, et le matérialisme conduira sans aucun doute à l'anéantissement de l'art et de l'appréciation de ce qui est vraiment beau et harmonieux. Jusqu'à présent, le matérialisme n'a mené qu'à une tendance universelle à l'unification sur le plan matériel, et à une diversité correspondante sur celui de la pensée et de l'esprit. C'est cette tendance universelle qui, poussant l'humanité par son ambition et son avidité égoïste à poursuivre sans cesse la richesse et à obtenir, à tout prix, les prétendus bienfaits de cette vie, l'entraîne à n'aspirer qu'à une chose ou plutôt à graviter vers un seul plan — le plus bas — celui de la vaine apparence. Le matérialisme et l'indifférence envers tout, sinon l'acquisition égoïste de la fortune et du pouvoir, comme aussi la tendance à se gaver de vanité nationale et personnelle, ont graduellement conduit les nations et les hommes à l'oubli presque complet des idéaux spirituels, de l'amour de la nature et d'une évaluation correcte des choses. Comme une lèpre hideuse, notre civilisation occidentale a rongé toutes les parties du globe et endurci le cœur humain. Son prétexte menteur et fallacieux, c'est le « salut de l'âme » ; son but réel : l'appât d'un revenu supplémentaire par le trafic de l'opium, du rhum et l'introduction des vices européens. En Extrême Orient, elle a infecté de l'esprit d'imitation les classes les plus élevées des « païens », sauf en Chine, dont l'esprit conservateur national mérite notre respect ; et en Europe, elle a greffé la mode — exception faite de la marque — jusque dans le prolétariat sale et affamé ! Depuis les trente dernières années, comme si un esprit mauvais tentant l'humanité visait un fallacieux, un semblant de retour au type ancestral — tel que le propose aux hommes la théorie de Darwin, avec ses caractéristiques morales ajoutées aux physiques — presque toutes les races et nations sous le Soleil d'Asie se sont prises d'une furieuse passion pour la simiesque Europe. Ceci, joint à la folle tentative de détruire la Nature sous toutes ses formes, ainsi que tout vestige de civilisations anciennes — bien supérieures à la nôtre par leurs arts, leur sainteté, et leur appréciation de la grandeur et de l'harmonie — doit amener de telles calamités nationales. C'est ainsi que nous voyons le Japon, resté jusqu'ici artistique et pittoresque, succomber entièrement à la tentation de justifier la théorie de « l'homme descendant du singe », en rendant simiesques ses populations afin de mettre le pays sur un pied d'égalité avec l'Europe hypocrite, avide et artificielle !
Car certainement l'Europe est tout cela. Elle est hypocrite et trompeuse, depuis ses diplomates jusqu'à ses gardiens de la religion, depuis ses lois politiques jusqu'à ses lois sociales ; elle est égoïste, avide et brutale au-delà de toute expression dans ses caractéristiques rapaces. Et cependant, il en est qui s'étonnent de la décadence graduelle de l'art vrai, comme si l'art pouvait exister sans imagination, fantaisie, et une juste appréciation du beau dans la Nature, ou sans poésie et de hautes aspirations religieuses, donc métaphysiques.
On entend dire que les galeries de peintures et de sculptures deviennent chaque année plus pauvres en qualité, si elles sont plus riches en quantité. On se plaint que, tandis qu'il y a pléthore de productions ordinaires, les tableaux et statues remarquables deviennent de plus en plus rares. Ceci n'est-il pas dû aux faits que : a) les artistes n'auront bientôt plus d'autre modèle que la nature morte (1) pour les inspirer, (et b) que leur but principal ne vise pas à créer des œuvres artistiques, mais à les vendre rapidement avec le meilleur profit possible ? Dans ces conditions, la décadence de l'art vrai n'est qu'une conséquence naturelle.
Par suite des progrès triomphants et de l'invasion de la civilisation, la Nature, comme l'homme et la morale, sont sacrifiés et ne tardent pas à devenir artificiels. Les climats changent et la face du monde sera bientôt complètement modifiée. Sous la main meurtrière des pionniers de la civilisation, la destruction totale de forêts primitives conduit à l'assèchement de rivières, et le creusement du canal de Suez a changé le climat de l'Égypte, comme celui du canal de Panama fera dévier le cours du Gulf Stream Des pays presque tropicaux deviennent froids et pluvieux, et des contrées fertiles menacent de se trans¬former en déserts de sable. D'ici quelques années, il, ne restera plus dans un rayon de cinquante milles aux environs de nos grandes villes, un seul coin de campagne qui n'ait pas été violé par la spéculation vulgaire. Dans la nature, le grotesque et l'artificiel remplacent peu à peu le pittoresque et le naturel. C'est à peine s'il existe encore un paysage en Angleterre où la belle nature vierge n'ait pas été profanée par la publicité pour le « Savon Pear » et des « Pilules Beecham ». L'air pur de la campagne est pollué par la fumée, les odeurs graisseuses des locomotives, et les relents écœurants du gin, du whisky et de la bière. Et dès que les coins de nature vierge auront disparu du paysage, et que l'œil des peintres ne se posera plus que sur les produits artificiels et hideux de la spéculation moderne, le goût artistique devra emboîter le pas, et disparaître à son tour.
« Aucun homme n'a jamais bien travaillé ni n'œuvrera jamais bien qu'en s'inspirant par la vision réelle, ou par la vision de la foi », dit Ruskin, parlant de l'art. C'est ainsi que le premier quart du siècle prochain verra peut-être des peintres paysagistes qui n'auront jamais vu un coin de terre vierge de progrès humain ; et des peintres portraitistes dont l'idée de la beauté féminine s'inspirera des belles (1) consomptives,' à la taille de guêpe serrée dans un corset et à la poitrine creuse. Ce n'est pas en imitant de tels modèles qu'on produit un tableau digne de la définition d'Horace — « un poème sans paroles ». Des Parisiennes artificiellement drapées, et des femmes cockneys de Londres posant comme contadiniitaliennes, ou comme arabes Bédouines, ne remplaceront jamais les articles originaux ; et les Bédouins nomades comme les vraies paysannes italiennes seront bientôt des choses du passé. Où les artistes trouveront-ils leurs vrais modèles au siècle prochain, quand les bandes de libres nomades du Désert, et peut-être les tribus nègres de l'Afrique — ou ce qui en restera après leur destruction par les canons chrétiens, et le rhum et l'opium des civilisateurs chrétiens — auront adopté les vêtements européens avec les hauts de forme ? Il semble bien évident pour tous que c'est : précisément ce qui attend l'art, dans les conditions de progrès bienfaisants où se trouve la civilisation moderne.
Ah ! oui, glorifions-nous des bénédictions de la civilisation. Vantons-nous de nos sciences et des grandes découvertes de notre âge, de ses réalisations dans les arts mécaniques, de ses chemins de fer, téléphones et batteries électriques ; mais n'oublions pas cependant d'acheter à des prix fabuleux (presque aussi forts que ceux payés de nos jours pour un chien primé, ou le chant d'une ancienne prima donna) les peintures et les sculptures de l'antiquité barbare et non civilisée, comme aussi du Moyen-Âge ; car de tels objets d'art ne seront plus reproduits. La civilisation a sonné leur heure fatale. Elle a sonné le glas des arts anciens, et la dernière décade de notre siècle invite le monde aux funérailles de tout ce qui fut grand, pur et original dans les civilisations de jadis. Raphaël aurait-il pu peindre une seule de ses nombreuses Madones, oh ! vous, amants de l'art, s'il n'avait eu pour inspirer son génie, au lieu de Fornarina, et de femmes autrefois semblables à Junon du Trastevere de Rome, que les modèles actuels, ou les vierges que l'on voit dans tous les coins de l'Italie moderne, en crinoline et en bottines à talons hauts ? Andrea del Sarto aurait-il produit sa fameuse « Vénus et Cupidon » en s'inspirant d'une ouvrière moderne de l'East End — une des dernières victimes de la mode — tenant à l'ombre d'un gigantesque chapeau à la mousquetaire (1), emplumé comme le scalp d'un chef indien, un marmot sale et scrofuleux élevé dans les taudis ? Comment Le Titien aurait-il pu immortaliser ses patriciennes de Venise aux cheveux d'or, s'il avait été obligé de se trouver toute sa vie dans la société de nos « beautés professionnelles » actuelles, aux cheveux teints d'une couleur paille qui fait ressembler la chevelure humaine à la fourrure d'un chat Angora jaune ? Ne pouvons-nous pas assurer avec une certitude complète que le monde n'aurait jamais eu l'Athena Limnia de Phidias, l'idéal de la beauté dans le visage et la forme, si Aspasie la Milésienne, ou les belles filles de l'Hellade du temps de Périclès ou de toute autre époque, avaient défiguré cette « forme » par des corsets et des bustiers, et s'étaient couvert le « visage » d'émail blanc à la façon des figures vernies des momies égyptiennes ?
Il en est de même en architecture. Le génie même de Michel-Ange aurait reçu un coup mortel par un simple regard sur la tour Eiffel ou l'Albert Hall, ou l'Albert Memorial plus horrible encore. Aucune idée inspiratrice n'aurait pu non plus lui être fournie par le Colisée et le palais des Césars, blanchis et réparés comme ils le sont maintenant ! Où donc alors, en notre siècle de civilisation, irons-nous pour trouver le naturel, ou simplement le pittoresque ? Est-ce encore en Italie, en Suisse ou en Espagne ? Mais la baie de Naples — même si ses eaux sont aussi bleues et transparentes qu'au jour où le peuple de Cumes choisit ses rives pour y fonder une colonie, et si le paysage environnant y est toujours aussi beau — a perdu ses traits les plus artistiques et les plus originaux par suite de cet esprit d'imitation qui a infecté les mers et les terres. Elle est privée de ses types paresseux et sales, mais intensément pittoresques qu'on y rencontrait autrefois : ses lazzaroni et ses barcarolos, ses pêcheurs et ses paysannes. Au lieu du bonnet phrygien bleu et rouge des premiers, et des silhouettes semblables à des statues, à demi nues et en haillons poétiques des dernières, nous ne voyons plus de nos jours que des caricatures de la civilisation et de la mode moderne. La gaie tarantella ne résonne plus sur le sable frais de la plage au clair de lune ; elle est remplacée par cette insulte à Terpsychore, le moderne quadrille, dansé dans les trattorias de marins, éclairées au gaz et sentant l'alcool. La saleté couvre toujours le pays, comme au-trefois, mais elle n'est que plus apparente sur les vêtements de ville usés jusqu'à la corde, sur les hauts de forme bosselés, et les bonnets européens autrefois de mode, mais aujourd'hui désuets. Ramassés dans les poubelles des hôtels, ils ornent maintenant les têtes mal peignées des Napolitains jadis pittoresques. Ce dernier type d'homme a disparu, et plus rien ne distingue le lazzaronedu gondoliere vénitien, le brigand calabrais du balayeur de rues et du mendiant de Londres. Les eaux tranquilles et ensoleillées du Canal Grande ne sont plus sillonnées par les gondoles remplies, les jours de fêtes, de Vénitiens vêtus de couleurs claires et de jeunes filles et bateliers pittoresques. La gondole noire qui glisse silencieusement sous les lourds balcons sculptés des vieux palais patriciens fait plutôt songer à un cercueil flottant, conduit vers le Styx par un homme à l'air solennel aux vêtements sombres, qu'aux gondoles d'il y a trente ans. Venise paraît plus triste maintenant que durant les jours de l'esclavage autrichien dont Napoléon III la délivra. Une fois à terre, le gondoliere se distingue à peine de son passager, le Membre du Parlement anglais en vacances dans la vieille ville des Doges. Telle est l'œuvre nivela tri ce de la civilisation qui détruit tout.
Il en est de même partout en Europe. Regardez en Suisse. Il y a à peine dix ans, chaque canton avait son costume national distinctif, aussi frais et propre que curieux. Maintenant les gens ont honte de le porter. Les habitants veulent être pris pour des visiteurs étrangers et être considérés comme une nation civilisée qui suit même les modes. Passez en Espagne. De toutes les reliques du passé, l'odeur de l'huile rance et de l'ail rappelle seule la poésie d'antan du pays du Cid. La gracieuse mantille a presque disparu ; le fier mendiant-hidalgo ne se voit plus au coin des rues ; les sérénades nocturnes des Roméo amoureux ne sont plus de mode et la dueña songe à revendiquer les droits de la femme. Les membres des Associations pour la « Pureté Sociale » peuvent en rendre grâce à Dieu et attribuer ce changement aux réformes morales chrétiennes de la civilisation. Mais la moralité a-t-elle gagné quoi que ce soit en Espagne avec la disparition des amoureux nocturnes et des duègnes ? Nous avons bien le droit de dire non. Un Don Juan au-dehors d'une maison est moins dangereux qu'à l'intérieur. L'immoralité sociale est aussi répandue que jamais — sinon plus — en Espagne, et il doit vraiment en être ainsi puisque même le Guide de « Harper » signale ce qui suit dans sa dernière édition :
« Les mœurs dans toutes les classes de la société, surtout dans les classes élevées, sont tout à fait dégradées. Les voiles, il est vrai, ont été abandonnés, et les sérénades sont rares, mais la galanterie et l'intrigue existent plus que jamais. Les hommes pensent peu à leurs obligations conjugales ; les femmes… sont victimes volontaires d'une galanterie sans principes. » (Espagne, « Madrid », page 678). En cela, l'Espagne marche de pair avec les autres pays civilisés ou en train de le devenir, et elle ne vaut certainement pas moins que beaucoup d'autres pays qu'on pourrait citer ; mais ce que l'on peut en dire en vérité c'est que ce qu'elle a perdu en poésie, par suite de la civilisation, elle l'a gagné en hypocrisie et en mœurs relâchées. Le Cortejo s'est transformé en petit crevé (1), les castagnettes se sont tues, parce que, peut-être, le bruit des bouteilles de champagne qu'on débouche offre plus d'excitation à la nation qui se civilise rapidement ; et les « Andalouses au teint bruni » s'étant mises aux cosmétiques et aux fards, on peut dire que la « Marquesa d'Almedi » a été enterrée avec Alfred de Musset.
Vraiment, les dieux ont été propices à l'Alhambra. Ils ont permis qu'il soit brûlé avant que sa pure beauté mauresque n'ait été finalement profanée par des orgies, comme le sont les temples taillés dans le roc de l'Inde, les Pyramides et d'autres reliques. Ce magnifique vestige des Maures avait, une fois déjà, souffert une transformation chrétienne. Il existe encore une tradition à Grenade, et c'est aussi un fait historique, que les moines de Ferdinand et d'Isabelle avaient fait de l'Alhambra — ce « palais aux fleurs pétrifiées teintées des reflets des ailes d'anges » — une prison infecte pour les voleurs et les meurtriers. Les spéculateurs modernes auraient pu faire plus mal ; ils auraient pu profaner ses murs et ses plafonds incrustés de perles, ses ravissantes dorures et son stuc admirable, ses arabesques féeriques et ses sculptures de marbre semblables à des fils de la vierge, avec des réclames commerciales, prenant la relève des Inquisiteurs qui avaient déjà couvert les murs du monument de chaux et avaient permis aux geôliers de se servir des salles de l'Alhambra pour y loger leurs ânes et leur bétail. Comme il y a peu de doute que la folie des Madrileños à imiter les Français et les Anglais ait déjà, à ce stade de la civilisation, pénétré et infecté toutes les provinces espagnoles, nous pouvons considérer ce joli pays comme mort. Un ami me dit avoir été témoin oculaire de « cocktails » versés, près de la fontaine de marbre de l'Alhambra, sur les traces de sang laissées par les malheureux Abencérages qu'abattit Boadbil ; et d'un cancan parisien pur sang (1) exécuté par des ouvrières et des soldats de Grenade, dans la Cour des Lions !
Mais ce ne sont là que des signes secondaires des temps et de la diffusion de la culture parmi les classes moyennes et inférieures. Partout où l'esprit d'imitation possède le cœur de la nation — les classes pauvres et travailleuses — l'esprit national disparaît, le pays est sur le point de perdre son individualité, et tout va plus mal. A quoi sert-il de proclamer bien haut « les bienfaits de la civilisation chrétienne », de prétendre qu'elle a adouci la moralité publique, qu'elle a affiné les mœurs et coutumes nationales, etc., etc., alors que notre civilisation moderne a fait tout le contraire ! La civilisation dépend depuis des âges, dit Burke, « de deux principes… l'esprit du gentilhomme et l'esprit religieux ». Mais combien de vrais gentlemen nous reste-t-il, si nous comparons notre temps même à l'époque demi barbare de la chevalerie ? La religion est devenue une hypocrisie grossière, et le véritable esprit religieux est considéré de nos jours comme de la folie. La civilisation, prétend-on, « a détruit le brigandage, assuré la sécurité publique, élevé la morale et construit des chemins de fer qui sillonnent actuel¬lement toute la surface du globe ». Vraiment ? Analysons sérieusement et impartialement tous ces « bienfaits », et nous verrons bientôt que la civilisation n'a rien fait de semblable. Tout au plus, a-t-elle mis un faux nez à chacun des maux du passé, ajoutant à la laideur naturelle de chacun son hypocrisie et ses prétentions sans fondement. S'il est vrai qu'elle a fait disparaître dans certains centres civilisés de l'Europe — près de Rome, au bois de Boulogne, à Hampstead Heath — les bandits de grands chemins il est aussi vrai qu'elle n'a fait que détruire le vol en tant qu'une spécialité, alors qu'il est devenu maintenant une occupation commune dans les villes, grandes et petites. Le voleur et le coupeur de gorges n'ont fait qu'échanger leur habit et leur apparence, en adoptant le costume de la civilisation — le vilain costume moderne. Au lieu d'être volés sous la voûte des grands bois et à la faveur de l'obscurité, on vole maintenant les gens à la clarté de la lumière électrique des bars, et sous la protection des lois commerciales et des règlements de police. Quant au brigandage en plein jour, la Mafia de la Nouvelle-Orléans et la Mala Vira de Sicile, avec ses bandes organisées et régulières de meurtriers, de voleurs et de tyrans (2) obligeant les hauts fonctionnaires, la population, la police et les jurés de leur obéir, en plein cœur de la « culture » européenne, prouvent combien notre civilisation a réussi à assurer la sécurité publique, et combien la religion chrétienne est arrivée à adoucir le cœur des hommes et les us et coutumes d'un passé barbare. Les encyclopédies modernes aiment beaucoup s'étendre sur la décadence de Rome et ses horreurs païennes. Mais si les dernières éditions du Dictionary of Greek and Roman Biography ont été assez honnêtes pour faire un parallèle entre les « monstres de dépravation » de l'ancienne civilisation : Messaline et Faustine, Néron et Commode, et l'aristocratie européenne moderne, on découvrirait peut-être que celle-ci peut rendre des points à la première, en hypocrisie sociale du moins. Entre la « débauche éhontée et bestiale » d'un Empereur Commode et la dépravation aussi bestiale de plus d'un « Honorable », haut représentant Officiel du peuple, la seule différence possible c'est que tandis que Commode était membre de tous les collèges sacerdotaux du Paganisme, le débauché moderne peut être un membre haut placé des Eglises Evangéliques chrétiennes, un élève et pieux distingué de Moody et de Sankey, et que sais-je encore ! Ce n'est pas le Calchas d'Homère, qui fut le modèle du Calchas de l'Opérette « La Belle Hélène », mais le Tartuffe sacerdotal moderne et ses fidèles.
Quant aux bénédictions des chemins de fer et à « l'annihilation de l'espace et du temps », c'est une question qui reste en suspens de savoir — indépendamment de la misère et de la famine que l'introduction des locomotives et du machinisme a produites depuis des années chez ceux qui vivent de leur travail manuel — si les chemins de fer ne tuent pas plus de gens en un mois que les brigands de toute l'Europe n'en tuaient en un an. Les victimes des chemins de fer, de plus, sont tuées dans des circonstances qui surpassent en horreur tout ce que les coupeurs de gorges auraient pu imaginer. On lit journellement le récit de catastrophes ferroviaires où les gens sont « brûlés dans les débris enflammés », « déchiquetés et rendus méconnaissables », et tués par douzaines et par vingtaines (3). Ceci est bien pis que les bandits de grands chemins de Newgate de jadis.
Le crime non plus, n'a pas diminué par suite de la civilisation, bien que grâce aux progrès de la science en chimie et en physique, il ait moins de chances d'être découvert, et qu'il soit devenu plus horrible qu'il ne l'a jamais été. Parlez-moi de la civilisation chrétienne ayant amélioré les mœurs publiques ; de la Chrétienté étant la seule religion qui ait établi et reconnu la Fraternité Universelle ! Regardez les sentiments fraternels dont font preuve les Chrétiens américains envers les Indiens et les Noirs, dont le droit de citoyen est une ironie de notre siècle. Voyez l'amour des Anglo-indiens pour le « paisible hindou », le Musulman et le Bouddhiste. Voyez « comme ces Chrétiens s'aiment les uns les autres » avec leurs violations constantes de la loi, leurs calomnies réciproques, leur haine mutuelle entre églises et entre sectes. La civilisation moderne et le Christianise sont comme l'huile et l'eau — ils ne se mélangeront jamais. Des nations où journellement on commet des crimes horribles, des nations qui se réjouissent de posséder des Tropmann et des Jack l'Éventreur, des canailles comme Mme Reeves qui massacrait des enfants — elle a fait, croit-on, 300 victimes — dans un but de lucre ignoble ; des nations qui non seulement permettent mais encouragent même Monaco et ses suicides sans nombre, qui soutiennent les courses de taureaux, les luttes, les sports cruels, et jusqu'à la vivisection pratiquée sans discernement ― de telles nations n'ont pas le droit de se vanter de leur civilisation, D'autre part, des nations qui, par suite de considérations politiques, n'osent pas détruire le commerce des esclaves une fois pour toutes, et qui, par appât du gain, hésitent à abolir le trafic de l'opium et du whisky, s'enrichissant de la misère sans nom et de la dégradation de millions d'êtres humains, n'ont pas le droit de s'appeler chrétiennes ou civilisées. Une civilisation qui conduit, en fin de compte, à la destruction de tout noble sentiment artistique dans l'homme ne mérite que l'épithète de barbare. Nous, les Européens modernes, sommes d'aussi grands Vandales, sinon de plus grands, que l'étaient Attila et ses hordes sauvages.
Consummatum est. Voilà l'œuvre de notre civili¬sation chrétienne et ses effets directs. Agent de destruction de l'art, Shylock qui, pour chaque parcelle d'or qu'il donne, exige et reçoit en retour une livre de chair humaine, dans le sang du cœur, dans la souffrance physique et mentale des masses, dans la perte de tout ce qui est vrai et digne d'être aimé, ne mérite guère de reconnaissance ni de respect. Cette fin de siècle (1), annoncée prophétiquement d'une façon inconsciente, est en somme la fin du cycle (1), prédite depuis longtemps et dans laquelle, selon le Manjunâtha Sutra, « La Justice sera morte, laissant comme successeur la Loi aveugle, et comme Gourou et guide : l'Egoïsme, les choses et les actions mauvaises seront considérées comme méritoires, et les actes saints comme de la folie ». Les croyances se meurent, la vie divine est raillée ; l'art et le génie, la vérité et la justice sont sacrifiés journellement au mammon insatiable du siècle, la recherche de l'argent. L'artificiel remplace le réel, le faux est substitué au vrai. Il ne reste plus, dans le sein de la nature, une seule vallée ensoleillée, ni un bosquet ombragé qui soit encore vierge. Et cependant, quelle fontaine de marbre dans un square à la mode ou dans un parc citadin, quels lions de bronze, quels dauphins penchés, à la queue enroulée, peut se mesurer avec un vieux puits campagnard, rongé de vers, couvert de mousse, et délavé par la pluie, ou avec un moulin à vent se dressant dans une verte prairie ? Quel Arc de Triomphe peut être comparé aux arches basses de la Grotte d'Azur de Capri, et quel parc urbain ou Champs Elysées dépasse Sorrente, « le jardin sauvage du monde », le lieu natal du Tasse ? Les civilisations anciennes n'ont jamais sacrifié la Nature à la spéculation, mais la considérant comme divine, elles ont honoré ses beautés naturelles en érigeant des œuvres d'art telles que notre civilisation électrique moderne n'aurait jamais pu en produire, même en rêve. La grandeur sublime, la majesté mélancolique des temples ruinés de Paestum qui se dressent depuis des âges, comme autant de sentinelles sur les sépulcres du Passé, et comme un espoir perdu de l'Avenir, parmi les solitudes montagneuses de Sorrente, ont inspiré plus d'hommes de génie que la nouvelle génération n'en produira jamais. Donnez-nous les bandits qui autrefois infestaient ces ruines, plutôt que les chemins de fer qui traversent les anciennes tombes étrusques ; les premiers prenaient la bourse ou la vie de quelques-uns, les seconds minent la vie de millions d'êtres en empoisonnant de gaz délétères le souffle pur de l'air. Dans dix ans, au XXe siècle, la France méridionale avec Nice et Cannes, et même l'Engadine, pourront espérer rivaliser avec l'atmosphère brumeuse de Londres, par suite de l'accroissement de la population et du changement de climat. Nous apprenons que la Spéculation prépare une nouvelle iniquité contre la Nature : on se propose de construire des funiculaires (1) (des chemins de fer. en miniature) fumeux, graisseux et puants, sur certaines montagnes célèbres. Ils se préparent déjà à ramper, comme autant de reptiles hideux vomissant le feu sur les flancs immaculés de la Jungfrau, et un tunnel ferroviaire va percer le cœur de la montagne Vierge coiffée de neige – la gloire de l'Europe. Et pourquoi pas ? Une spéculation nationale, n'a-t-elle pas abattu les restes précieux du grand Temple de Neptune à Rome, pour bâtir sur son cadavre colossal et sur ses piliers sculptés la Douane actuelle ?
Sommes-nous tellement dans l'erreur en maintenant que la civilisation moderne, avec son Esprit de Spéculation, est le Génie même de la Destruction ; et comme tel, quelles meilleures paroles peut-on lui adresser que la définition donnée par Burke :
« Un Esprit d'innovation est généralement le résultat d'un caractère égoïste et d'un point de vue étroit. Ceux qui ne se retournent jamais vers leurs ancêtres, ne s'occuperont pas de la postérité. »
H.P. Blavatsky.
[Cet article fut publié pour la première fois par H. P. Blavatsky, dans le Lucifer de Mai 1891] © Textes Théosophiques, Cahier Théosophique n°74.
Notes
(1) En français dans le texte (N. d. éd.). [retour texte]
(2) Lisez « le Paradis des coupe-gorges » dans la Revue d'Edimbourg d'Avril 1877, et le résumé qui en est fait dans la Pall-Mall Gazette du 15 Avril 1891 : « Le meurtre comme profession ». [retour texte]
(3) Pour prendre un exemple. Un télégramme Reuter d'Amérique, où de tels accidents sont presque journaliers, donne les détails suivants au sujet d'un accident de chemin de fer. « L'une des voitures, qui était attachée à un train de gravier et qui contenait cinq ouvriers italiens, fut projetée dans le centre des débris, et le tout prit feu. Deux des hommes furent tués sur le coup, et les trois autres blessés furent coincés dans les débris. Comme les flammes les atteignaient, leurs cris devinrent déchirants. Par suite de la position de la voiture et de la chaleur intense, les sauveteurs furent incapables d'arriver jusqu'à eux, et furent obligés de les regarder lentement brûler vifs. On dit que toutes les victimes laissent des enfants ». [retour texte]