La chute des idéaux

La chute des idéaux

25 Jui, 2022

Dans un monde d’illusion où agit la loi de l’évolution, il est tout naturel que les idéals de l’Homme – en tant qu’une unité totale, ou l’humanité – changent constamment. Fragment de la Nature qui l’entoure – cette Nature Protéenne et sans cesse changeante, dont chaque particule se transforme constamment – l’homme lui aussi, comme ces particules, changent continuellement, du point de vue physique, intellectuel, moral et spirituel, tandis que l’ensemble harmonieux reste toujours le même. A un moment donné, il se tient au sommet du cercle de développement ; à un autre, il est au point le plus bas. Et tandis que l’homme s’élève et tombe alternativement, et que sa nature morale s’épanouit ou se contracte, son code moral incarne de même à une certaine période, les idéals les plus nobles, les aspirations les plus altruistes, alors qu’à un autre moment, la conscience dominante ne sera que la réflexion de l’égoïsme, de la brutalité et de la malhonnêteté. Mais il n’en est ainsi que sur le plan externe et illusoire. Dans leur constitution interne, ou plutôt essentielle, la nature et l’homme sont un, puisque leur essence est identique. Tout grandit et se développe, et s’efforce vers la perfection sur les plans extérieurs, ou comme l’a dit très exactement un philosophe, tout est un « éternel devenir » ; mais sur le plan ultime de l’essence spirituelle, tout EST, et reste à jamais immuable. C’est vers cet éternel Esse que toute chose, et tout être, gravitent graduellement, presque imperceptiblement, mais aussi sûrement que l’Univers d’étoiles et de mondes se meut vers un point mystérieux connu, mais non encore nommé par l’astronomie, et appelé par les Occultistes : Le Soleil Spirituel central.

Jusqu’à présent, on a remarqué dans presque tous les âges historiques qu’il existait un vaste intervalle, presque un gouffre, entre la perfection pratique et la perfection idéale. Pourtant, comme de temps en temps, certains grands personnages paraissent sur terre et enseignaient à l’humanité à regarder au-delà du voile de l’illusion, l’homme apprit que le gouffre n’était pas infranchissable, et il appartient à l’homme dans des races de plus en plus spirituelles, de combler le grand gouffre à chaque cycle nouveau ; car chaque homme possède, en tant qu’unité, le pouvoir d’apporter sa petite part à cette réalisation. Oui, il y a encore des hommes qui, malgré l’état chaotique actuel du monde moral, et les tristes débris des plus beaux idéals humains, persistent à croire et à enseigner que la perfection humaine devenue maintenant idéale, n’est pas un rêve, mais une loi de la nature divine ; et quoique l’Humanité ait à attendre des millions d’années, elle finira par l’atteindre un jour et par redevenir une race de dieux. En attendant, l’ascension et la descente périodiques du caractère humain sur les plans extérieurs, se poursuivent, comme cela s’est déjà produit précédemment, et la perception ordinaire et moyenne de l’homme est trop faible pour reconnaître que ces deux processus ont lieu chaque fois sur un plan plus élevé que le précédent. Mais comme de tels changements ne sont pas toujours l’œuvre de siècles, car souvent des modifications extrêmes sont produites par des forces d’une activité brusque – telles que les guerres, les spéculations, les épidémies, les dévastations dues à la famine ou au fanatisme religieux – la masse aveugle s’imagine que l’homme a toujours été, qu’il est, et sera toujours le même. A nos yeux, pauvres taupes humaines, l’homme, comme notre globe, est en apparence stationnaire. Et pourtant tous deux se meuvent dans l’espace et le temps avec une rapidité égale, sur eux-mêmes, et en avant.

En outre, à quelque point que ce soit de son évolution, depuis la naissance de sa conscience, en fait, l’homme fut et est encore le véhicule d’un esprit double en lui – le bien et le mal. Semblable aux sœurs jumelles dont parle Victor Hugo dans son grandiose poème posthume – Satan – la progéniture née respectivement de la Lumière et de l’Ombre, l’ange « Liberté » et l’ange « Isis-Lilith » a choisi l’homme, comme demeure sur terre, et ses deux aspects sont perpétuellement en lutte en lui.

Les Églises disent au monde que « l’homme est né dans le péché », et Jean (1er Épitre, III, 8) ajoute que « Celui qui commet le péché est démoniaque, car le diable a péché depuis le commencement ». Ceux qui croient encore à la fable de la côte et de la pomme et à l’ange rebelle « Satan », croient aussi naturellement à un Diable personnel – en tant que contraste dans une religion dualiste – avec un Dieu personnel. Nous, Théosophes, de l’école orientale, ne croyons ni à l’un ni à l’autre. Pourtant, nous allons peut-être plus loin que la lettre-morte de la Bible. Car nous disons que s’il existe ni Dieu ni Diable comme Entités extra-cosmiques, tous deux sont néanmoins des réalités ; et nous ajoutons qu’ils se trouvent dans l’homme, sur terre, l’homme lui-même étant en vérité le diable sous forme de son être physique, le véhicule véritable du mal, et dieu ou le bien, en tant qu’une entité spirituelle. Par conséquent, lorsqu’on dit à l’humanité « tu es possédée du Diable », on énonce une vérité tout aussi métaphysique que lorsqu’on demande à chacun des êtres qui la composent : « Ne savez-vous pas que Dieu habite en vous ! » Les deux affirmations sont vraies. Mais nous sommes au point tournant du grand cycle social, et c’est le premier fait qui prédomine en ce moment. Pourtant, disons pour paraphraser un texte de l’École Paulinienne que « s’il y a beaucoup de démons… il n’y a qu’un seul Satan », et tout en constatant une grande variété de démons qui constituent l’humanité collective, nous voyons fort peu de caractères grandiosement Sataniques comme ceux que décrivent Milton, Byron, et récemment Victor Hugo. Et par suite de cette médiocrité, les idéals humains tombent et ne sont plus remplacés ; et nous vivons une vie prosaïque aussi morte, du point de vue spirituel, qu’un brouillard de novembre à Londres, et aussi imprégnée de matérialisme brutal et de vices – les sept péchés capitaux n’étant qu’une partie de ceux-ci – que ce brouillard est infecté de microbes mortels.  Nous trouvons rarement des aspirations vers l’idéal éternel dans le cœur humain, mais au contraire toutes les pensées tendent vers l’idée centrale de notre siècle, le grand « Moi », soi-même étant pour chaque individu, le centre puissant autour duquel l’Univers entier doit accomplir sa révolution et tourner.

Quand l’Empereur Julien – nommé l’Apostat parce qu’il croyait aux grands idéals de ses ancêtres les Initiés, et ne voulait pas en accepter la forme anthropomorphique – vit pour la dernière fois ses dieux bien aimé, il pleura. Hélas, ce n’était plus des êtres spirituels brillants qu’il avait adorés, mais les pâles formes décadentes et flétries des dieux qu’il avait tant aimés. Peut-être, était-ce la vision prophétique des idéals de son temps qui fuyait, comme aussi de ceux de notre époque. Ces « dieux » sont considérés actuellement par l’Eglise comme des démons et appelés de ce nom ; et celui qui a conservé pour eux un amour poétique et tardif est aussitôt signalé comme un antéchrist et un Satan moderne.

Or, Satan est un terme élastique, et nul n’a jamais jusqu’à présent donné une définition même approximativement logique du sens symbolique de ce nom. Le premier à l’anthropomorphiser fut John Milton ; il en est le vrai père putatif intellectuel, car on admet volontiers que le Satan théologique de la Chute est le « Fils Né du Mental » du poète aveugle. Privé de ses attributs théologiques et dogmatiques, Satan n’est plus qu’un simple adversaire, pas nécessairement « un suprême ennemi » ou un « persécuteur des hommes », mais peut-être aussi un ennemi du mal. Il peut ainsi devenir un Sauveur des opprimés, un champion des faibles et des pauvres, écrasé par les démons mineurs (hommes), les démons de l’avarice, de l’égoïsme et de l’hypocrisie. Michelet l’appelle le « Grand Déshérité » et le prend en pitié. Le géant Satan, conçu par les poètes, n’est en réalité que le composé de toute l’intellectualité mécontente et noble de l’époque. Mais Victor Hugo fut le premier à comprendre intuitivement la vérité occulte. Satan, dans son poème de ce nom, est une Entité vraiment grandiose avec en lui assez d’humanité pour le mettre à la portée des intellects moyens. Autant vouloir saisir dans ses main le brouillard du matin, que tâcher de comprendre les Satan de Milton et de Bryon, car il n’y a rien d’humain en eux. Le Satan de Milton guerroie avec les anges qui sont une espèce de marionnettes volantes, sans spontanéité, agités sur la scène de l’être et de l’action par la ficelle invisible de la prédestination théologique ; Le Lucifer de V. Hugo livre un combat terrible avec ses propres passions et redevient un Archange de Lumière, après les agonies les plus affreuses que puisse concevoir le mental mortel et que puisse traduire la plume de l’homme.

Tous les autres idéals de Satan pâlissent devant sa splendeur. Le Méphisto de Goethe est un vrai démon de théologie ; l’Ahirman dans le « Manfred » de Byron est un personnage trop surnaturel, et Manfred même a peu d’affinité avec l’élément humain, pour si grand que fut le génie de leur créateur. Toutes ces images pâlissent devant le SATAN d’Hugo qui aime avec autant de force qu’il hait. Manfred et Caïn sont les Protestations incarnées de l’individualité asservie, maltraitée et persécutée par le « Monde » et la « Société » ‒ ces ennemis géants et ces monstres sauvages de l’injustice collective. Manfred est le type d’une volonté indomptable, orgueilleux, ne cédant à aucune influence terrestre ou divine, évaluant sa liberté complète et absolue d’action au-dessus de tout sentiment personnel ou de toute considération sociale, se tenant au-dessus de la Nature et y étant tout. Mais chez Manfred comme chez Caïn, le Soi, le « Je » est toujours à l’avant plan ; et il n’y a pas une étincelle d’amour rédempteur en eux, pas plus que de crainte. Manfred refuse de se soumettre même à l’Esprit du Mal universel, seul, en face de l’adversaire sombre d’Ahrura-Mazda, la Lumière Universelle, Ahriman et ses armées innombrables des Ténèbres, il ne veut pas encore abdiquer. Ces types suscitent un étonnement intense, une curiosité mêlée d’effroi en face de leur audace qui défie tout, mais ils n’éveillent aucun sentiment humain : ils sont trop idéals d’une façon surnaturelle. Byron ne pensa jamais à animer son Archange de cette étincelle immortelle d’amour qui forme, ou plutôt, doit constituer l’essence du « Premier-Né », issu de l’essence homogène de l’Harmonie et de la Lumière éternelles, et qui est l’élément de pardon et de réconciliation, même dans sa progéniture terrestre ultime (selon notre philosophie) : l’Humanité. La discorde est la conséquence de la différentiation, et Satan étant le résultat d’une évolution, doit en ce sens, être considéré comme un adversaire, un contraste, un type de la matière chaotique. L’essence d’’amour ne peut être anéantie, mais simplement pervertie. Sans ce pouvoir rédempteur de salut, incarné en Satan, il apparaît uniquement comme l’échec privé de sens, de l’imbécilité omnipotente et omnisciente qu’en font ironiquement mais avec beaucoup de justesse, les adversaires du Christianisme théologique ; animé de ce pouvoir, il devient une Entité pensante, les Asuras des mythes purâniques, les premiers souffles de Brahmâ, qui, après avoir combattu les dieux et les avoir défaits, sont eux-mêmes vaincus finalement, puis précipités sur terre où ils s’incarnent dans l’Humanité. C’est ainsi que l’Humanité Satanique devient une chose compréhensible. Après avoir parcouru ce cycle d’obstacles, elle pourra, aidée de ses expériences accumulées, et après avoir subi toutes les affres humaines, se replonger dans la lumière, ainsi que l’enseigne la philosophie orientale.

Si Hugo avait vécu pour compléter son poème, peut-être aidé par une intuition renforcée, il aurait confondu sa conception de Satan avec celle des races aryennes qui fait naître tous les pouvoirs mineurs, bons ou mauvais, au commencement d’un « Âge Divin » et les fait mourir à la fin de celui-ci.

Comme la nature humaine est toujours la même, et comme l’évolution sociale, spirituelle et intellectuelle avance pas à pas, il est très possible qu’au lieu de saisir une moitié de l’idéal Satanique comme le fit Hugo, le prochain grand poète en obtienne une vision complète, exprimant ainsi pour sa génération, l’idée éternelle de l’équilibre Cosmique si noblement exposé dans la mythologie aryenne. La première partie de cet idéal s’approche assez de l’idéal humain pour permettre au Théosophe oriental de comprendre entièrement les tortures morales du Satan d’Hugo. Quel est le principal tourment de grand Anarchiste Cosmique ? C’est l’agonie morale causée par cette dualité de la nature, la rupture entre l’Esprit du Mal et d’opposition, et l’élément d’amour primordial de l’Archange. Cette étincelle d’amour divin pour la Lumière et l’Harmonie, qu’aucune HAINE ne peut complètement étouffer, lui cause une torture bien plus insupportable que sa chute et que son exil pour sa protestation et sa rébellion. Cette brillante étincelle céleste, rayonnant de Satan dans les ténèbres de son royaume de nuit morale, en fait une évocation visible devant les yeux du lecteur intuitif.

Elle le fit voir à Victor Hugo sanglotant en un désespoir surhumain, tandis que chaque sanglot puissant ébranlait la terre d’un pôle à l’autre, sanglots de rage déçue de n’avoir pu arracher de sa nature l’amour du divin Bien (Dieu) ; sanglots se changeant en un cri de désespoir en se voyant séparé de cet amour divin auquel il aspire si ardemment. Tout ceci est intensément humain. Cet abîme de désespoir est le salut de Satan. Dans sa Chute, une plume tombe de son aile, autrefois blanche et immaculée, elle s’éclaire d’un rayon de lumière divine, et se transforme aussitôt en un Être radieux : l’Ange de la LIBERTÉ. Celui-ci est l’enfant de Satan issu de Dieu et de l’Archange Tombé, la progéniture du Bien et du Mal, de la Lumière et de l’Obscurité ; et Dieu reconnaît cette « sublime paternité » commune qui les unit. C’est la fille de Satan qui le sauve. Au comble du désespoir, se sentant haï par la LUMIÈRE, Satan entend les mots divins : « Non, je ne te hais pas ». Et la Voix dit : « Un ange se tient entre nous, et ses actes sont inscrits à ton actif. Homme lié par toi-même, te voici maintenant délivré par cet ange. »

« Ô Satan, tu peux dire à présent : je vivrai !
Viens, l’Ange Liberté, c’est ta fille et la mienne,
Cette paternité sublime nous unit ! ... »

Toute cette conception est une efflorescence d’idéalisme métaphysique. Le blanc lotus de la pensée jaillit maintenant, comme dans le passé, de la corruption du monde de matière générant la Protestation de la LIBERTÉ. Elle naît au milieu de nous et sous nos yeux mêmes, de la fange de la civilisation moderne, couche féconde de vertus contradictoires. Dans ce sol impur, germent les semences qui finalement donnent lieu à des Négateurs absolus, à des Athées, des Nihilistes et des Anarchistes – tous êtres de Terreur. Certains d’entre eux peuvent être mauvais, violent, criminels, mais aucun ne pourrait servir de modèle à Satan ; mais si l’on prend ce fragment d’humanité désespérée, découragée, aigrie, dans son ensemble, il constitue Satan lui-même ; car ce dernier est la synthèse idéale de toutes les forces discordantes, et chaque vice ou passion humaine séparé n’est qu’un atome de cet ensemble. Au plus profond du cœur de cette totalité Humaine Satanique, brûle l’étincelle divine, en dépit de toutes ses négations. On l’appelle L’AMOUR POUR L’HUMANITÉ, une aspiration ardente vers un règne universel de Justice, de là ce désir latent de lumière, d’Harmonie et de bonté. Où trouvons-nous cette étincelle divine parmi les orgueilleux et les riches ? Dans la Société respectable et dans le fragment soi-disant religieux et correctement orthodoxe du public, on ne trouve qu’un sentiment prédominant d’égoïsme, et un désir d’acquérir la richesse aux dépens des pauvres et des malheureux, de là aussi l’indifférence en face de l’injustice et du mal. Avant que Satan, la PROTESTATION incarnée, se repente et se réunisse à ses semblables en une Fraternité commune, toute cause de protestation doit avoir disparu de la terre. Et ceci n’arrivera que lorsque l’Avarice, le Parti-pris et le Préjugé auront fui devant les éléments d’Altruisme et de Justice envers tous.

La Liberté n’est qu’un vain mot partout dans notre monde civilisé ; liberté n’est qu’un synonyme adroit pour expliquer l’oppression du peuple au nom du peuple, et elle existe pour les castes, mais jamais pour les individualités. Le règne de la Liberté tel que le concevait le Satan d’Hugo, ne peut être amené que par la naissance de l’ « Ange Liberté », issu de l’amour et du consentement communs des castes riches « supérieures » et des classes « inférieures », les pauvres ; en d’autres mots, il faut que cette Liberté soit la progéniture de « Dieu » et de « Satan », et les réconcilie tous deux.

Mais ceci est une Utopie, pour le présent. Elle ne pourra se réaliser avant que les castes des Lévites modernes et leur théologie – le fruit de la Mer Morte de la Spiritualité – n’aient disparu ; et les prêtres de l’Avenir ont déclaré au Monde entier, selon les paroles de leur « Dieu » :

« Et j’efface la nuit sinistre, et rien n’en reste,
Satan est mort, renais ô LUCIFER CÉLESTE. »

H.P. Blavatsky

Cet article fut publié pour la première fois par H.P. Blavatsky dans le Lucifer de décembre 1889. Publié en français dans le revue Théosophie, Vol. V, n°8.


 

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