La récompense des souffrances imméritées - Karma : juge, guide et récompense
Dans la Clef de la Théosophie (1) l'auteur emploie une phrase à laquelle on fait objection sous prétexte qu'une interprétation stricte de celle-ci renverse toute la doctrine de Karma. La phrase qui contient les mots incriminés est la suivante :
« Notre philosophie nous enseigne que la punition karmique n'atteint l'Ego que dans sa prochaine incarnation. Après la mort, il reçoit seulement la récompense due aux souffrances imméritées qu'il a subies pendant sa dernière incarnation ».
La partie de la phrase mise en gras est celle à laquelle il est fait objection ; l'objection soulevée est que si tout ce qui nous arrive est causé par notre Karma, cela ne peut donc pas être immérité ; en conséquence, ou bien l'affirmation est incorrecte, ou Karma n'est pas la loi de justice, et dans ce cas il doit en exister une autre qui gouverne l'homme et les vicissitudes de sa vie.
Examinons la même page, un peu plus bas, et voyons si quelques phrases du même paragraphe ne se rapportent pas à ce qu'a voulu dire l'auteur. Elle écrit :
« Sans doute peut-on dire qu'il n'y a aucune souffrance mentale ou physique dans la vie d'un mortel qui ne soit le fruit direct et la conséquence d'un péché quelconque commis dans une existence précédente. Mais l'homme qui, dans sa vie actuelle, ne conserve aucun souvenir de ses fautes antérieures, l'homme qui sent qu'il ne mérite pas la punition qu'il subit et qui croit, en conséquence, souffrir de ce dont il n'est pas coupable, a bien droit à la consolation la plus complète, au repos et à la félicité de l'existence post-mortem. Pour nos sois spirituels, la Mort vient toujours comme une libératrice et une amie » (2).
Tous les étudiants de la Théosophie que je connais croient que Karma est la grande loi qui régit tout, que toutes les souffrances et les récompenses viennent de Karma et par son action ; et selon ce que j'ai pu comprendre, d'après les idées publiées ou non d'H. P. Blavatsky, elle professe la même opinion. Donc, dans ces conditions, ce que nous devons rechercher, c'est le sens qu'on voulait donner aux passages cités. Il n'y a aucun doute que l'auteur de la Clef est d'accord, exception faite peut-être pour l'enfer, avec le prêtre bouddhiste qui, traitant ce sujet dans le Theosophist (3), il y a quelques années, disait :
« À cette lumière, le Karma peut se définir comme ... cette force irrésistible qui entraîne le criminel dans le feu de l'enfer au milieu de ses lamentations violentes, comme la main puissante qui sauve le malheureux des griffes sans merci des anges infernaux et le conduit vers un endroit plus heureux pour améliorer sa condition misérable, ou encore comme l'ange céleste qui emporte, pour ainsi dire, l'âme en extase là-haut, vers les demeures de béatitude, et la ramène, après une longue période de joies célestes, dans notre monde ou dans l'enfer lui-même, n'accordant que peu ou pas d'attention aux tristes plaintes de l'âme qui obéit à contre-cœur » .
Si nous rapprochons de cela les phrases du paragraphe de la Clef de la Théosophie, nous voyons qu'elle dit en effet, dans les dernières phrases de la même page, que toute souffrance est le fruit direct et la conséquence de quelque péché commis dans une existence antérieure, mais que, comme la personnalité de la vie où la souffrance est ressentie n'a aucun souvenir de la cause qui l'a provoquée, cette punition est ressentie comme étant imméritée par cette personnalité et, ainsi, est créée une autre cause qui donne son effet dans l'état post-mortem. Toute la difficulté soulevée par la critique réside dans le fait que la question tout entière a été considérée comme objective, que Karma a été pris pour une loi matérielle ou objective et que l'état post-mortem a été rangé dans la même catégorie. Le véritable Ego ne ressent ni souffrance ni joie, et n'est à aucun moment lié par Karma, mais, comme le devachan [état post mortem, de béatitude de l’âme] est un état subjectif dans lequel l'Ego se crée lui-même, à l'aide de ses propres pensées, l'entourage qui lui convient, nous pouvons dire, sans modifier en quoi que ce soit nos conceptions sur Karma, qu'après la mort cet Ego reçoit les récompenses des souffrances qu'il pensait imméritées pendant la vie qu'il vient de quitter. Le mot « immérité », tel qu'il se trouve dans la Clef, ne doit pas être interprété comme le résultat d'un pouvoir karmique quelconque, mais comme la conception que l'Ego s'est faite, au cours de la vie, quant au bien-fondé ou non de toute la souffrance qu'il peut avoir endurée.
Car, ainsi que nous l'avons vu dans d'autres études, le devachan, l'état post-mortem que nous considérons ici, est un état où l'Ego ne subit aucune expérience objective, mais où les pensées d'une certaine catégorie, nourries pendant la vie, contribuent à produire autour de lui, ou plutôt dans sa sphère, les expériences subjectives de béatitude nécessaires au repos de l'âme. C'est pourquoi dans l'organisme mortel, il s'est cru injustement traité par le sort ou par la nature, il a créé à ce moment et là-même les causes susceptibles d'apporter une soi-disant récompense aux souffrances qui lui paraissaient imméritées, et ceci aussitôt qu'il est délivré du corps, et que ces causes peuvent agir dans le seul endroit, ou état, qui permette leur action.
Cet état de béatitude, ainsi que l'indique la citation prise dans le Theosophist, est la récompense karmique sur le plan du devachan. La « punition karmique », à laquelle il est fait allusion dans la Clef, n'est pas l'opposé de cet état, mais est le contraire de la récompense karmique agissant sur le plan de la vie terrestre objective. Car l'opposé de la récompense ou de la béatitude dévachanique doit se trouver sur un plan similaire, comme l' « enfer », dont parle le prêtre Bouddhiste, c'est-à-dire avitchi. Si ces distinctions sont gardées clairement présentes à la mémoire, aucune de ces questions ne présentera plus beaucoup de difficultés.
Pour moi, Karma est non seulement le juge, mais aussi l'ami et le libérateur. Il est essentiellement juste. Les conditions sont indiquées. Si je m'y conforme, le résultat s'ensuivra inévitablement. C'est mon ami parce qu'aussi inévitablement qu'il me procurera la vie et la mort, il me donnera le repos en devachan, où l'âme fatiguée, qui en a autant besoin que le corps, trouvera ce qui lui convient le mieux. Et une simple locution telle que « souffrances imméritées », inventée par moi dans mon ignorance, ici sur terre, sera un des facteurs employés par ce même Karma pour engendrer ma paix et ma joie, bien que, ce Karma inexorable encore une fois m'attende au seuil du devachan, pour me décerner, lors de ma prochaine apparition sur cette scène terrestre, mon juste dû. Et ainsi, nous poursuivrons notre marche ascensionnelle, de vie en vie, d'un stade à un autre, jusqu'à ce qu'enfin la conviction que Karma est non seulement juste, mais miséricordieux, devienne une partie intégrante de notre être.
Un étudiant (W.Q. Judge).
Article publié par W. Q. Judge dans The Path de mars 1891. Cahier Théosophique n°100, © Textes Théosophiques.
Notes
(1) page 161 de l'édition anglaise originale et page 156 de l'édition française publiée par la Textes Théosophiques (N.d.T.). [retour texte]
(2) p. 157 en français (N.d.T.). [retour texte]
(3) Vol. l, The Theeosophist, p. 199. [retour texte]