« Suis-je le gardien de mon frère ? » [Genèse IV, 9.]
Beaucoup d'étudiants, dans leur quête de lumière, se trouvent confrontés à divers problèmes à résoudre. Les questions sont si déconcertantes, par les aspects contradictoires qu'elles présentent, que la vraie démarche est difficile à trouver pour ceux qui cherchent à vivre une Vie Juste.
Une de ces questions est : « Serait-il de notre devoir d'intervenir quand nous voyons un tort fait à quelqu'un ? »
La question du devoir est de celles que seul l'individu lui-même peut résoudre entièrement. Il ne sera donné aucun code de lois ni aucune table de règles, invariables et inflexibles, à quoi, tous devraient répondre pour agir ou pour découvrir le devoir.
Nous sommes si ignorants, ou depuis si peu de temps informés d'une partie de la Volonté Divine, que généralement nous sommes peu à même de dire avec exactitude ce qui est erroné, ou mal.
Chaque homme est à lui-même la loi — la loi qui décide de ce qui est vrai et faux, bien et mal. Aucun autre individu ne peut violer la loi de cet homme, pas plus que toute autre loi, sans produire l'inévitable résultat d'une pénalité pour avoir enfreint une loi.
Je n'ose pas dire si telle ou telle chose, ou action, est mauvaise chez un autre. Pour moi, elle peut être mauvaise. Je ne suis pas assez sage pour savoir ce qu'il en est pour un autre. Seul le Suprême le sait, parce que Lui seul peut lire le cœur, le mental et l'âme de chacun. « Vous ne jugerez pas, » déclare l'Écriture Sacrée.
Mon devoir est clair dans beaucoup de cas, mais, dans son accomplissement, je ne peux ni agir en juge ni manifester animosité, colère, ou aversion.
Si un homme allait maltraiter un animal, je devrais certainement intervenir pour empêcher la souffrance d'un être impuissant, muet et faible ; car nous sommes enjoints à agir de la sorte. Ceci fait, mon devoir est ensuite d'aider mon frère, parce qu'il ne savait pas ce qu'il faisait.
Mon but est de trouver la Sagesse, et mon devoir est d'éliminer l'ignorance partout où elle se rencontre. L'acte de cet homme a été causé par l'ignorance. Si un individu sous l'effet d'une dose inconsidérée de vin, ou de drogue, maltraite femme ou enfant, c'est vraiment mon devoir d'éviter la souffrance ou l'affliction de cette femme ou de cet enfant, et aussi d'empêcher une plus grande misère — peut-être même un meurtre. Ils sont des êtres humains, mes semblables. Ceci accompli, mon devoir est de me tourner vers l'homme, non pour le condamner, mais pour chercher la cause qui le rend si peu sage et m'efforcer de la réduire — à défaut de l'en affranchir. Lui aussi est mon frère.
Si des hommes volent, mentent, trichent, trahissent l'innocent, ou sont trahis par des plus malins, mon devoir, si je le peux, consiste à protéger ceux pour qui la peine et l'angoisse, la douleur et le dépouillement, la misère, le suicide, ou le sang versé pourraient bien être les conséquences de ces actes.
Mon devoir est d'empêcher ces conséquences, par amour et par désir d'aider tous les hommes, et non pas parce que les actions de ces hommes me semblent mauvaises, ou leurs poursuites néfastes. Je ne connais pas les motifs de leurs actions, ni toutes les raisons pour lesquelles elles sont permises. Comment alors pourrais-je dire que tel ou tel homme est mauvais, ou telle ou telle chose erronée ? Les effets peuvent me sembler mauvais, dans la mesure où tel paraît en être le résultat pour les autres. Mon devoir est alors d'empêcher que du mal soit fait à des êtres mortels et d'agir de la manière qui me semble la plus sage.
« Pour conclure, il faut mieux accomplir sa propre tâche au risque même de faillir que de faire les tâches d'un autre même si elles paraissent bonnes. » - Le Chant Céleste – La Bhagavad-Gîtâ, III, 35.
Celui qui recherche « l'ancien petit sentier » a beaucoup de devoirs à accomplir. Entendons : son devoir envers l'humanité, sa famille — la nature — lui-même et son créateur, mais ce mot à ici un sens très différent du Devoir, tel qu'on l'entend, et le répète, depuis des années. Notre compréhension du terme est généralement basée sur l'interprétation égoïste faite par la société ou l'individu. On pense très généralement que le devoir a pour signification l'accomplissement d'une série d'actes que les autrespensent que je devrais faire, alors qu'en fait c'est plus exactement l'engagement nécessaire dans des actions dont je sais qu'elles sont bonnes pour les autres, ou plus les sages pour le moment.
Il serait tout à fait dangereux que je prenne sur moi le devoir d'un autre, soit parce que celui-ci m'aurait dit que c'était bien, ou que c'était un devoir. Ce serait dangereux pour lui et pour moi si je prenais pour moi ce qu'il estimait bon de faire, car c'est là son devoir, qui ne peut être le mien. Ce qu'il doit faire je ne peux pas le faire à sa place. Ce qu'il m'est donné de faire aucun autre être vivant ne peut le faire pour moi. Si j'essaye de faire le devoir d'un autre, je m'approprie ce qui ne m'appartient pas et qui ne m'a pas été confié. Je suis un voleur, qui prend ce qui ne lui appartient pas. Mon frère qui a consenti à cela devient un oisif qui n'apprend pas la leçon, qui faillit à sa responsabilité, et, entre nous, nous n'accomplissons rien.
Comme on l'enseigne nous devons faire le bien. C'est un devoir. Faire bien tout ce qui est de notre responsabilité et ce pour quoi nous sommes ici : c'est ça le devoir. Nous sommes enjoints à faire le bien là où c'est sûr. Non sûr pour nous-mêmes, mais sûr pour ce que notre devoir nous montre. Souvent nous voyons des êtres souffrant de grandes afflictions causées par d'autres. Nos émotions nous incitent à nous précipiter, d'une manière ou d'une autre, pour empêcher que ce mal continue. Pourtant l'homme sage sait que ce n'est pas sans dangers : s'il allait le faire, ses efforts n'auraient pour effet que d'éveiller un grand nombre d'antagonismes et de passions, dont les énergies non freinées et non contrôlées aboutiraient à la perpétration de plus grands maux sur celui qui souffre déjà. Il est bon de faire le bien, ou mon devoir, quand j'ai trouvé comment le faire sans créer de mal, sans nuire à d'autres ou engendrer de plus grands maux.
Pour celui qui cherche le sentier de la vie supérieure, il n'y a pas de devoir — car rien n'est un devoir. Il a appris que le mot avait un sens incorrect quand il s'applique aux actions du Chercheur [spirituel]. Le mot implique l'action de ce qui a les apparences d'une tâche, ou de ce qui est requis, ou demandé, pour qu'un progrès soit accompli, ou que d'autres actions puissent se faire. Il n'y a pas de devoir de ce type.
Il apprend à faire le bien et ce qui, à un moment donné, paraît le plus sage, et ce n'est qu'en oubliant complètement son moi personnel qu'il sait parfaitement ce qui est bon pour les autres — en oubliant à ce point son moi personnel qu'il oublie de penser si ce qu'il fait est son devoir ou pas — en entrant ainsi au Nirvâna dans la mesure même ou il ne se souvient pas qu'il est en train de faire son devoir. C'est cela pour lui le devoir.
« Ne résistez pas au mal, » a dit l'un des Sages. Celui qui a dit cela connaissait parfaitement son devoir, et Il a désiré nous conduire à la connaissance. Il est évidemment vrai qu'il ne voulait pas inviter les hommes à rester passifs quand l'ignorance laisse en liberté les chiens qui causent douleur, angoisse, souffrance, besoin et meurtre. Il est encore plus vrai qu'il ne souhaitait pas que les hommes se mettent à genoux au bord du chemin en simulant une sainteté puérile, quand leurs prochains souffraient de la torture, du mal ou des abus. Et c'est la vérité qu'il n'entendait pas qu'un homme reste assis en spectateur silencieux quand ce qu'on appelle le mal frappait d'autres êtres alors qu'en levant un doigt, peut être, il y avait la possibilité de réduire ce mal ou de l'annuler. Tout cela serait négliger une partie de tout le devoir humain. Celui qui a enseigné que les hommes ne devaient « pas résister au mal » a désiré seulement qu'ils s'oublient eux-mêmes. Les hommes pensent que toutes les choses qui leurs sont désagréables, sont mauvaises. Par « résister » il entendait les réactions de plainte, de colère et d'opposition éventuellement violentes face aux choses inévitables, désagréables ou douloureuses de la vie, qui viennent affliger notre moi. Il n'a pas voulu dire que l'homme devait aller sous les traits d'un martyr, en étreignant en son sein ces mêmes maux tout en se proclamant possesseur du mot de passemagique (qu'il ne possédera jamais et qui n'est jamais prononcé ainsi) : J'ai Souffert.
Si les hommes vilipendent un autre, le persécutent ou lui font du tort, pourquoi résister ? Peut-être c'est mal, mais tant que cela n'affecte que notre moi, cela n'a pas de grande importance. Si le besoin, la peine ou la douleur nous arrivent, pourquoi résister ou pousser des cris ? Dans la résistance, ou l'opposition violente, nous créons de plus grands maux. S'ils n'affectent que notre moi, ils devraient avoir peu de poids, alors qu'en même temps ils nous apportent d'inestimables leçons dans leurs mains. Bien compris-ils amènent l'individu à s'oublier lui-même dans le désir d'aider les autres mis dans des situations semblables, et contribuer à ce que s'épanouisse le Lotus du devoir — ou de l'amour pour l'homme — hors de la tourbière du Nil de la vie. Ne résistez pas au mal, car il est inséparable de la vie. C'est notre devoir de vivre, et d'accepter sans plainte, tout de la vie. Ne résistez pas au mal, mais plutôt apprenez de lui tout le bien qu'en réalité il ne fait que voiler.
En lui, comme dans le bien lumineux, allez en quête du Mystère ; et alors des deux viendra à se manifester la même forme-identique sur le front de laquelle est écrit le mot « Devoir » (qui se traduit comme signifiant les efforts pour le bien de tous les autres hommes) tandis que sur son cœur est écrit : « Je suis le gardien de mon frère. »
Mystique américain [William Q. Judge]
Article de W.Q. Judge, paru dans la revue The Path d'août 1887.