« Rien n'est plus misérable que l'homme qui traverse tout dans un tourbillon. Qui fouille dans les choses qui sont sous la terre, comme le dit le poète, et qui cherche, par des conjectures, à connaître ce que pensent ses voisins, sans s'apercevoir qu'il est suffisant de s'occuper du Dæmon qui est en lui et de le révérer avec sincérité. Et révérer le Dæmon consiste à le garder pur de passion, de négligence et du mécontentement pour ce qui vient des dieux et des hommes. » — Marc Aurèle.
Nous nous approchons rapidement d'une époque où de très nombreuses personnes auront tendance à reconnaître le monde qui gît en chacun de nous, et qui détermine pour chacun le monde extérieur. On ne dépend plus des objets, mais des idées. C'est un grand pas vers le monde intérieur. On conçoit de plus en plus que le bonheur est produit par une intelligence créatrice dans le cœur humain. Quelques-uns, sinon beaucoup reconnaissent que l'action créatrice du cœur croît à mesure que la soif pour les objets des sens diminue. On pourrait faire remarquer en passant, qu'en compensation de cette diminution naît une perception subtile qui affine, mais ne détruit pas la vie des sens.
Ces deux faits sont entourés de beaucoup d'imprécision. Beaucoup de gens sentent vaguement que Dieu est en eux, mais évidemment ils ne sont pas encore arrivés à une perception bien nette de la vérité, car une telle perception bouleverse toute la vie. Quelques rares individus reconnaissent qu'il existe une parenté étroite entre l'intelligence morale créatrice et la vie des sens, mais ils ne se sont pas encore préparés à admettre sa nature et sa profondeur. Dans tous les pays du monde, la minorité qui réfléchit Se tourne délibérément vers le Dieu intérieur : la Conscience immuable, témoin des objets des sens et des sujets de pensée toujours changeants. « L'Esprit dans le Corps » acquiert une place méritée parmi les conceptions les plus avancées du moment.
« L'Esprit dans le Corps » est un véritable mantra, c'est-à-dire qu'il a le pouvoir d'illuminer le mental qui médite sur lui de façon répétée. C'est une simple idée-semence douée du pouvoir de fructifier abondamment. Un des premiers effets de la méditation sur ce mantra, est la valeur nouvelle que nous devons donner au corps, qui est le Saint des Saints, et qui a été bien près d'être empoisonné par la superstition religieuse, et d'être dégradé par le matérialisme scientifique.
Marc-Aurèle appelle l'Esprit dans le Corps le Dæmon, et invite les hommes à s'occuper de lui et à le révérer. Il répète l'ancienne doctrine de la Bhagavad-Gîtâ, qui enseigne que la passion conduit à l'indifférence et que les deux entourent l'Esprit, comme la fumée entoure le feu. Deux forces opposées résident dans le corps, qui n'est pas en lui-même l'ennemi de l'Esprit ; car ce n'est pas la matière de constitution moléculaire, moins encore le corps humain, qui est notre principe le plus grossier, mais bien les passions, — le vrai centre animal. Le corps n'en est que l'enveloppe, le facteur irresponsable, et l'intermédiaire par lequel l’animal qui est en nous agit toute sa vie. Mais, par lui aussi, la lumière de l'Esprit resplendit ; car, en lui, réside également le Dieu.
La passion et l'indifférence sont inséparables. Toutes nos pensées sont si imprégnées de désir et de convoitise, que l'énergie de la pensée elle-même a revêtu un aspect destructif. Les pensées de compétition, les pensées égoïstes, les pensées belliqueuses, sont des agents destructeurs ; elles sont plus puissantes que les syndicats et les grands trusts commerciaux ; plus pénétrantes que les armées, les flottes et les forces aériennes. Libérer le mental de la passion, revient à acquérir le pouvoir de cultiver la faculté créatrice de la Conscience. Le mental erre parmi les objets du désir, parce qu'il n'a pas perçu cette vérité : qu'il peut tout aussi aisément être influencé par l'Esprit dans le Corps que par Satan. Les gens sérieux et religieux sont si occupés à combattre le diable, et ont l'esprit tellement concentré sur lui, qu’ils oublient de rechercher la compagnie du Dieu intérieur. Ce n'est ni par la mortification, ni par la malédiction, ni par la lutte que nous pouvons chasser le Diable de notre mental. Quand celui-ci ignore Satan parce qu'il est occupé à écouter le chant de l'Esprit, alors seulement nous réussissons à vivre la vie supérieure. La grande nécessité de révolution, ce n'est pas le retrait de l'Esprit vers sa demeure étincelante et bienheureuse, mais la diffusion de sa Splendeur et de sa Joie inhérentes, comme une Bénédiction sur le monde de matière.
Rechercher la compagnie de l'Esprit dans le Corps, c'est se plonger dans une méditation sur la nature de l'Esprit. Ceci apporte non seulement la paix, mais aussi la connaissance. Alors seulement, l'Esprit dans le Corps peut agir extérieurement, c'est-à-dire devenir, pour ainsi dire, une Puissance extérieure.
La méditation est la première nécessité, et cela, ceux qui réfléchissent l'admettent. Sur quel thème notre méditation se portera-t-elle ? Vers l'Esprit dans le Corps. Chaque être humain est une incarnation de son Dieu. Autant d'hommes sur terre, autant de Dieux au ciel, et pourtant ces Dieux sont en réalité Un. Tout ce qu'un homme moyen peut connaître de son Dieu, c'est ce qu'il connaît de lui-même, par lui-même et en lui-même.
Pour l'aider dans sa recherche, on a donné à l'Esprit dans le Corps, certains noms, et, en les méditant d'une façon répétée, il parviendra à en connaître la nature. Les voici : 1° le Spectateur (Upadrashtri) ; 2° le Conseiller (Anumantri) ; 3° le Soutien (Bhartri) ; 4° Celui qui se réjouit (Bhoktri) ; 5° le Grand Seigneur (Maheshwara). Ceci est le point de départ de la méditation. Il est cependant nécessaire, enseigne la Science Divine, de se souvenir, dès le début, que le motif qui doit nous pousser à acquérir la connaissance et à gagner le pouvoir est le service de nos semblables. D'autres peuvent être aidés et inspirés par l'aide et l'inspiration du Dieu qui est en dedans de nous. Nous devons nous préparer à permettre au Dieu, intérieur d'agir extérieurement, c'est-à-dire de devenir, pour ainsi dire, une Puissance extérieure. Ainsi, méditant sur le mantra « L'Esprit dans le Corps », nous nous libérerons de la passion et de l'indifférence ; nous connaîtrons alors sa Puissance Créatrice, et La ferons agir sur le plan extérieur. Les actes inspirés sont semblables à une flamme ; ils produisent, à leur tour, d'autres actes inspirés. Un vrai tableau en suscite beaucoup d'autres ; un vrai poème génère d'autres poésies ; une idole réelle révèle les idéals cachés. Une nouvelle signification des vers exquis de Keats surgit en nous :
« Une belle chose est une joie éternelle ;
« Sa beauté grandit, jamais elle ne tombera
« Dans le néant. »
Méditer, c'est prier en invoquant l'Esprit dans le Corps, notre mental acquiert l'illumination ; nos désirs sont purifiés ; et nos actes deviennent des créatures de lumière par lesquelles la splendeur de l'éternité se répand sur ce triste monde de labeur et de pauvreté.
B.P. Wadia
Article paru dans The Aryan Path (Inde), de juillet 1931
et dans la revue française Théosophie, vol. VIII, n°4 (1932).