Les hommes de toutes les nations, de toutes les parties du monde, s'attendent depuis de nombreuses années, à ce que quelque chose qu'ils ignorent mais qui serait d'une nature importante, se produise, dans les affaires du monde. Les Chrétiens dogmatiques à la lettre, suivant les vagues prophéties de Daniel, sont sans cesse dans l'attente du retour du Christ. Il ne s'est pas encore produit, bien qu'il ait été prédit pour presque chaque année paire, et surtout pour l'an 1000, 1500, 1600, 1700, 1800, et maintenant pour l'an 2000. Les Indiens eux aussi avec leurs danses des revenants, ont célébré, il y a peu de temps, l'attente du retour de leur Messie.
Les Théosophes également, en se basant sur les anciens, et en s'appuyant plus ou moins sur les paroles de H.P. Blavatsky, n'ont pas manqué de discuter des signes des temps.
Mais les idées théosophiques à ce sujet sont basées sur quelque chose de plus défini que les divagations de quelque prêtre biblique. Nous croyons aux cycles et à leurs influences sur les affaires humaines. Nous pensons que la loi des cycles a été étudiée par les anciens durant de nombreux âges, et que ces observations ont été consignées ; de plus, en nous conformant à l'expérience quotidienne montrant le retour périodique des cycles, et en considérant que la réincarnation est la loi absolue de la vie, nous nous sentons confiant de notre bien fondé.
Le cycle actuel est désigné du nom d'âge obscur : en sanscrit, Kali-Yuga, ou âge noir. Cycle sombre parce que la spiritualité est presque totalement obscurcie par le matérialisme et l'intellectualisme. En se déroulant au sein des choses matérielles, et étant essentiellement régi par le mental séparé de l'esprit, il permet le progrès physique et matériel, mais entrave le spirituel. C'est dans ce sens qu'il est le Kali-Yuga. Les Théosophes de tous temps ont considéré que la perte de la spiritualité correspondait à un état de mort et d'obscurité ; et le simple progrès matériel n'est pas en lui-même un signe d'avancement réel, et il peut avoir avec lui les éléments susceptibles de l'arrêter et le détruire. Notre âge fait preuve de toutes ces caractéristiques de façon frappante dans les civilisations occidentales. Nous avons fait de grands progrès dans la conquête de la nature, dans les arts mécaniques, dans l'habileté à satisfaire notre amour du luxe, dans la précision et la puissance des armes faites pour détruire la vie. Mais à côté de cela, nous avons la misère, le mécontentement et les crimes ; de grandes richesses aux mains de quelques-uns, et une pauvreté opprimante accablant le grand nombre.
Comme l'intellect guide ce progrès dans les choses matérielles, nous devons à présent envisager le peuple commun, qui s'est libéré des chaînes qui l'entravaient depuis si longtemps. Il n'échappe pas à la loi générale. Depuis qu'il est libéré, il sent plus durement l'effet des chaînes des circonstances. Par conséquent, il s'ensuit que pour les humains la caractéristique du cycle actuel est : l'inquiétude. Ceci fut signalé dans le Path (vol. I, p. 57, avril 1886), en ces termes :
« La seconde prophétie est plus proche de nous et peut être intéressante : elle concerne les changements cycliques. Nous sommes dans une période de changements, et nous nous référons aux colonnes du Sun (où récemment on notait et discutait des fameux magnifiques couchers de soleils) pour trouver les mêmes pronostics... "Ce beau pays libre, ne restera pas longtemps calme ; l'inquiétude est la marque de ce cycle. Le peuple se soulèvera. Pourquoi, qui peut le dire ? L'homme d'État qui pourrait prévoir la cause de ce soulèvement, pourrait prendre les mesures nécessaires en vue de l'éviter. Mais aucune précaution ne pourra détourner la roue de fer du sort. Et même la ville de New-York ne pourra pas montrer du doigt Cincinnati et St. Louis. Que ceux qui peuvent entendre le murmure et le bruit des nuages qui s'amoncellent sur l'avenir, prennent note ; qu'ils lisent, s'ils savent le faire, la physionomie des États-Unis sur laquelle la main puissante de la nature a tracé les sillons précisant le caractère des tempêtes morales qui s'abattront, quelle que soit la législation". »
Peu de temps après survinrent les émeutes de Cincinnati, et New-York avait été prévenue comme d'autres villes que ces troubles dans l'Ohio ne seraient pas les derniers. Et voici qu'en 1892, exactement six ans après notre prophétie, trois grands États de l'Union sont en effervescence avec les pauvres et les riches armés les uns contre les autres. En Pennsylvanie, il y a une quasi guerre civile dans une grande usine ; New-York rappelle sa milice pour étouffer des émeutes ouvrières, et protéger la propriété des entreprises qui n'ont pas su inspirer l'amour à leurs travailleurs ; et le Tennessee envoie l'armée et des volontaires pour combattre quelques milliers de mineurs armés qui s'opposent à ce que des "transgresseurs de la loi" soient autorisés à faire le travail et s'approprier le salaire des citoyens. Nous ne nous occupons pas des droits ou des torts de l'une ou de l'autre partie dans ces conflits, mais uniquement des faits. Ce sont là quelques signes moraux de notre cycle et ils confirment les prévisions des Théosophes au sujet des troubles moraux, mentaux et physiques. La terre elle-même donne des signes d'instabilité, faisant surgir une île en un endroit, réveillant des volcans endormis depuis longtemps, causant des tremblements de terre en des lieux inaccoutumés, comme par exemple au pays de Galles et dans les Cornouailles. Ces faits sont des signes des temps.
Le cycle se termine, et partout l'inquiétude règne. De même que des pays disparaîtront ou seront transformés, de même les idéaux des hommes changeront. Et comme notre civilisation est basée sur la force et le manque d'une vraie philosophie, la nouvelle race, en Amérique, montrera plus rapidement que toute autre, l'effet des enseignements erronés et de la religion corrompue.
Cependant une ère nouvelle et meilleure fera suite à la colère et aux troubles ; mais la douleur qui accompagne toute naissance ne pourra être épargnée.
W.Q. Judge.
(Article de W. Q. Judge, paru dans la revue The Path, de décembre 1892, sous le titre "The Signs of This Cycle", et publié en français dans la revue Théosophie, en 1927, vol. III, n° 1)