Notre cycle et le suivant (extraits)
Qu’avait donc en vue l’auteur du Prométhée Délivré lorsqu’il parlait du retour des jours d’or, et du renouvellement du grand âge du monde ? Son intuition poétique avait-elle transporté sa « vision du Dix-neuvième Siècle dans le « Cent dix-neuvième », ou bien cette vision lui avait-elle révélé en un tableau fastueux, les choses à venir qui sont celles du passé ?
Fichte nous assure que c’est « un phénomène fréquent, surtout dans les âges passés » que « ce que nous deviendrons est représenté par une partie de ce que nous avons déjà été, et ce que nous devons acquérir est représenté de même par quelque chose que nous avons perdu autrefois ». Et il ajoute « ce que Rousseau place derrière nous, sous le nom de l’état de Nature, et que les anciens poètes appelaient l’Âge d’Or, gît en réalité devant nous ».
C’est aussi l’idée de Tennyson, quand il dit :
« Les anciens écrivains font reculer l’âge heureux dans le passé ;
« Les plus fous le place dans l’avenir ;
« Tous deux ne sont que des rêveurs… »
Heureux l’optimisme dans le cœur duquel le rossignol de l’espoir peut encore chanter en dépit de toute l’iniquité et du froid égoïsme de l’âge présent ! Notre siècle est un âge arrogant, aussi orgueilleux qu’hypocrite, aussi cruel que dissimulé. […]
Mais si la loi est équitable, elle doit s’appliquer impartialement à tous. Devons-nous comprendre qu’elle défend « d’offenser et de peiner » les sentiments de n’importe qui, ou simplement ceux des Chrétiens ? Si la première alternative est exacte, elle doit comprendre les Théosophes, les Spirites, les nombreux millions de païens qu’un sort miséricordieux a inclus parmi les sujets de Sa majesté, et même les Libres Penseurs et les Matérialistes dont certains sont très susceptibles. L’autre alternative : celle de limiter la « loi » au Dieu des Chrétiens seuls, ne peut être envisagée ; nous ne soupçonnons d’ailleurs pas la loi d’une telle partialité. Car « blasphème » est un mot qui ne s’applique pas uniquement à Dieu et Déesses. Ce terme de « blasphème », comportant le même sens criminel, existait chez les Grecs, les Romains et les anciens Égyptiens, des siècles avant notre ère. « Tu n’outrageras pas les dieux » (au pluriel) ressort du verset 28 du chapitre xxii de l’Exode, lorsque « Dieu » parle sur le Mont Sinaï. […]
Mais de nos jours, le monde ne juge que sur les apparences. Les motifs ne sont pas pris en considération, et la tendance matérialiste porte les hommes à condamner a priori tout ce qui heurte le sens superficiel de la propriété et les idées enracinées. Les Nations, les hommes, les idées, sont jugés d’après nos préjugés et les émanations mauvaises de la civilisation moderne tuent toute bonté et vérité. Ainsi que l’a observé St Georges, les races sauvages disparaissent rapidement « tuées par le simple contact de l’homme civilisé ». Sans aucun doute, ce doit être une consolation pour les Hindous et même les Zoulous, de penser que tous leurs frères survivants, mourront savants, sinon Chrétiens, grâce aux efforts des missionnaires. Un Théosophe, un colonial né en Afrique, nous racontait l’autre jour qu’un Zoulou s’était présenté à lui comme « boy ». Ce Cafre était un gradué de collège, un savant en Latin, en Grec, en Hébreux et en Anglais, mais incapable, en dépit de toutes ses connaissances, de cuire un dîner, ou de nettoyer des bottes. Aussi fut-il obligé de le renvoyer – probablement pour mourir de faim. Tout ceci gonfle les Européens d’orgueil. Mais comme le dit encore l’auteur que nous venons de citer « ils oublient que l’Afrique devient rapidement Musulmane et que l’Islam semblable à un bloc de granit qui, par sa cohésion puissante, défie la force des vagues et des vents, est réfractaire aux idées européennes, celles-ci ne l’ayant jamais jusqu’à présent sérieusement influencé. Il se peut que l’Europe s’éveille un jour Musulmane ». Mais lorsque les « races inférieures » auront toutes disparu, qui, ou qu’est-ce qui les remplacera dans le cycle destiné à refléter le nôtre ?
Certains, n’ayant fait qu’effleurer l’histoire ancienne et moderne, rabaissent et méprisent tout ce qui fut accompli dans le passé. Nous nous souvenons avoir lu un article parlant des prêtres païens qui « bâtirent des tours orgueilleuses », au lieu « d’émanciper les sauvages dégénérés ». Les Mages de Babylone étaient comparés aux « pauvres Patagons » et aux autres missions chrétiennes, les premiers ne venant qu’en second lieu dans la comparaison. À ceci l’on peut répondre que si les anciens bâtissaient des « tours orgueilleuses », les modernes le font aussi, témoin la folie parisienne actuelle de la Tour Eiffel. On ne peut dire combien ces anciennes tours coûtèrent de vies humaines, mais la Tour Eiffel a, en un an de temps, causé la mort de plus de cent hommes. Entre celle-ci et la Tour de Babylone, la palme de la supériorité appartient de droit à cette dernière, la ziggurat ou la Tour planétaire du Temple de Nébo à Borsippa [proche de Babylone]. De la « tour orgueilleuse » construite en guise d’attraction pour les enfants de la folie, il y a de la marge pour des opinions variées, à moins qu’on n’aille jusqu’à prétendre que la folie moderne est supérieure à l’ancienne sagesse. De plus, c’est à l’astrologie chaldéenne que l‘astro-gnose moderne doit ses progrès, et ce sont les calculs astronomiques des Mages qui sont devenus la base de notre mathématique astronomique moderne, et qui ont guidé les chercheurs dans leurs découvertes. […]
L’orgueil est le plus grand ennemi de lui-même. Se refusant à entendre louer quelqu’un en sa présence, il déchire à belles dents tout rival, mais ne sort pas toujours victorieux de la lutte. « Je suis l’UNIQUE, l’élue de Dieu », dit la nation orgueilleuse. « Je suis l’invincible et la plus puissante ; tremblez tous à mon approche ». Mais voyez, un jour vient où elle gît dans la poussière, déchirée et sanglante. « Je suis l’UNIQUE », croasse la corneille revêtue des plumes du paon. « Je suis l’UNIQUE, le peintre, l’artiste, l’écrivain, etc., par excellence… Quiconque reçoit ma lumière est choisi par les nations ; celui dont je me détourne est condamné au mépris et à l’oubli. »
Vanité et vaine glorification ! La vérité, énoncée dans l’Évangile est tout aussi vraie dans la loi de Karma – celui qui sera le premier, sera le dernier – plus tard. Certains écrivains verront leurs idées survivre plusieurs générations, bien qu’elles déplaisent à la majorité fanatique ; d’autres, au contraire, brillants et originaux, seront rejetés dans les cycles futurs. De plus comme l’habit ne fait pas le moine, de même l’apparence excellente d’une chose n’est pas une garantie de la beauté morale de son auteur, soit en art ou en littérature. La plupart des poètes, philosophes et écrivains les plus éminents furent, historiquement, des hommes immoraux. Les principes moraux de Rousseau n’empêchèrent pas sa nature d’être loin de la perfection. Edgar Poe, dit-on écrivit ses meilleurs poèmes dans un état voisin du delirium tremens. Georges Sand, en dépit de son intuition psychologique merveilleuse, du haut caractère moral de ses héroïnes et de ses idées élevées, n’aurait jamais pu prétendre au prix de vertu Monthyon. Le talent, et surtout le génie, ne proviennent pas de l’actuelle, et nul ne devrait s’en enorgueillir personnellement ; ils sont le fruit d’une existence antérieure, et leurs illusions sont dangereuses. « Maya », disent les Orientaux, « tend ses voiles les plus épais et les plus décevants sur les coins et les objets les plus beaux de la nature ». Les serpents les plus beaux sont les plus venimeux. L’arbre Upas, dont les émanations mortelles tuent tout être vivant qui l’approche, est le Roi de la Beauté des forêts africaines.
Devons-nous nous attendre à la même chose dans le « cycle prochain » ? Serons-nous condamnés aux mêmes maux que ceux qui nous accablent actuellement ? […]
Tel est notre siècle qui se prépare bruyamment mais heureusement à faire son saut final dans l’éternité. De tous les siècles passés, c’est le plus ironiquement cruel, le plus méchant, immoral, prétentieux et impur. […]
Le sentimentalisme et la vanité – l’un une maladie nerveuse, l’autre ce sentiment qui vous pousse à nager avec le courant de peur de passer pour des gens qui retardent ou des infidèles – sont des armes puissantes dans les mains de nos pieux « agneaux » modernes et de nos « boucs » érudits. Karma seul sait le nombre de ceux qui vont grossir les rangs de l’un ou de l’autre groupe, par émotivité ou par vanité…
Ceux qui ne se laissent pas troubler par l’émotivité hystérique ou par une sainte peur des foules et des conventions ; ceux dont la voix de la conscience – « la petite voix tranquille » qui étouffe le grondement puissant des Chutes du Niagara, lorsqu’elle se fait entendre, ne leur permet pas qu’ils soient traîtres à eux-mêmes – ceux-là restent à l’écart. Pour eux, il n’y a plus d’espoir dans cet âge décadent, et ils n’ont plus qu’à renoncer à toute espérance. Ils sont nés en dehors de leur siècle. Tel est le terrible spectacle qu’offre notre cycle sur le point de se terminer, à ceux dont les yeux ont été débarrassé des préjugés, des idées préconçues et de la partialité, et qui voient la vérité derrière les apparences décevantes de notre « civilisation » occidentale. Mais que réserve notre nouveau cycle à l’humanité ? Ne serait-il qu’une continuation du cycle présent, en plus sombre et en plus terrible ? Ou un jour nouveau poindra-t-il pour l’humanité, un jour de pure clarté, de vérité, de charité, de vrai bonheur pour tous ? La réponse dépend en grande partie de rares Théosophes qui, fidèles à leurs idées dans la bonne et la mauvaise fortune, continuent à lutter pour la Vérité contre les pouvoirs des Ténèbres.
Un journal infidèle contient quelques paroles optimistes, la dernière prophétie de Victor Hugo qui serait sensé avoir dit :
« Durant quatre cents ans, la race humaine n’a pas fait un pas en avant sans en laisser des vestiges apparents derrière elle. Nous entrons maintenant dans l’ère des grands siècles. Le seizième siècle sera connu comme l’âge des peintres, le dix-septième sera appelé l’âge des écrivains, le dix-huitième l’âge des philosophes, le dix-neuvième l’âge des apôtres et des prophètes. Le dix-neuvième siècle devra posséder les talents de peintre du seizième, d’écrivain du dix-septième, de philosophie du dix-huitième, et il devra avoir comme Louis Blanc, l’amour saint et inné de l’humanité qui caractérise un apôtre, et ouvre un aperçu prophétique sur l’avenir. Au vingtième siècle la guerre sera anéantie, l’échafaud, l’animosité, la royauté et les dogmes seront tués, mais l’homme vivra. Pour tous il n’y aura plus qu’un pays, et ce pays sera la terre entière, pour tous il n’y aura plus qu’un espoir, et cet espoir sera le ciel.
Gloire alors à ce noble vingtième siècle à qui appartiendront nos enfants, et dont nos enfants hériteront ! »
Si la Théosophie triomphe dans la lutte, si sa philosophie universelle touche profondément le mental et le cœur des hommes, si ses doctrines de Réincarnation et de Karma, ou, en d’autres mots, d’Espoir et de Responsabilité trouvent un écho dans la vie des générations nouvelles, alors vraiment poindra un jour de joie et de bonheur pour tous ceux qui souffrent actuellement et sont des parias de la société. Car la vraie Théosophie est l’Altruisme, et nous ne pourrions le répéter assez souvent : elle est l’amour fraternel, l’aide mutuelle, le dévouement inébranlable à la Vérité. Si l’humanité peut comprendre que c’est uniquement en cela que réside le vrai bonheur, et non pas dans la richesse, les possessions ou toute autre satisfaction, alors les nuages sombres se disperseront, et une humanité nouvelle naîtra sur terre. Et c’est alors en vérité que l’ÂGE D’OR règnera ici-bas.
Mais si la Théosophie échoue, l’orage éclatera, et nos orgueilleuses civilisations et lumières occidentales sombreront dans une nuée d’horreur comme jamais encore l’Histoire n’en a enregistré de pareille.
H.P. Blavatsky
Cet article fut publié par Mme Blavatsky dans la revue anglaise Lucifer de mai 1889. Publié en français dans le revue Théosophie, II, n°6, février 1927.