« L’espoir sans action est un Stérile défaitiste. » - Feltham.
« Il y a un sentier qui mène de la plus basse profondeur au plus sublime sommet. » - Carlyle.                                                                                               

Une année encore touche à sa fin. Un grain de sable sur le seuil de l’éternité se prépare à tomber et à disparaître dans le Sablier sans fond du Père Kronos, le cruel mesureur ― dans l’espace et le temps. Encore quinze jours, et 1890 ― l’année accueillie par les millions innombrables d’hommes des pays civilisés, hier encore, semble-t-il ― sera remplacée par 1891, au dernier coup de minuit. La vieille Année qui est née, qui a grandi si rapidement à nos côtés, qui est devenue adulte, mûre, et a maintenant vieilli, a vécu sa vie, tandis que nous, mortels, n’avons vécu qu’une partie de la nôtre. Et maintenant (pour beaucoup d’entre nous) les deux deviendront bientôt une chose du Passé.

Et que nous as-tu donné, ou que nous as-tu laissé comme souvenir, ô année 1890 ? Pas grand-chose en vérité, sinon du mal, du désappointement et du chagrin. Née dans le giron de Dame « Influenza » tes jours se sont écoulés ― comme l’ont fait ceux de tes prédécesseurs, et comme le feront ceux de tes successeurs, nous le craignons ― dans l’atmosphère méphitique des luttes politiques et personnelles et aussi, hélas, dans l’atmosphère de querelles peu élégantes parmi les Théosophes. Les hommes t’ont vécue, ô Année qui s’en va, comme de coutume, plutôt dans l’envie et la haine amère l’un de l’autre, que dans l’amour fraternel ; et les nations sœurs ― aussi comme d’ordinaire ― ont passé cette année dans une glorification arrogante d’elles-mêmes, un mépris des autres et peut-être dans des calomnies internationales un rien plus mensongères et amères. Ainsi, tu meurs comme tu as vécu : dans le fracas puissant des condamnations mutuelles, des accusations inattendues, dans l’effondrement des fortunes gigantesques, la ruine des grandes réputations et dans un pandémonium digne de tous les Esprits Mauvais et des « spectres damnés » de notre glorieux âge de prétentions à la droiture, et de civilisation superficielle… Au revoir, Vieille Année, au revoir ; toi, bénie par si peu d’hommes, et maudite par tant d’autres !


Malheur à nous, hommes et races nés à la fin du cycle actuel, le plus terrible ! Les mystiques et les Théosophes pensent que le monde vivra sur un volcan pendant la décade prochaine. Car l’année 1891 est la fille aînée du dernier septénaire du dit cycle. Le 17 février prochain commencera la dernière série de sept années qui termineront le premier cycle de 5000 ans de Kali Yuga – l’ « Âge Noir » des Brahmanes hindous. Ainsi, en vérité, ni les bénédictions, ni les malédictions des hommes ne peuvent influencer moins encore changer, le Karma des nations et des hommes qu’ils ont généré dans leur Passé respectif. Mais les gens sont aveugles à cette vérité. Ils voient des décrets issus des sentences rétributives exécutés dans l’ordonnance des événements publics, mais ils se refusent néanmoins à comprendre leurs causes réelles. « Oh ! » s’écrient-ils, « c’est l’immortalité et la fausseté de Mr. A. qui sont cause de ce nouveau scandale public. C’est une calamité amenée par l’hypocrisie de A. envers B. et C. et D. et ainsi par eux, elle affecte toute une nation ! Nous, hommes justes, n’avons rien à voir avec tout ceci. Ergo, notre simple devoir consiste maintenant à accabler A. selon notre code social pharisien, à exprimer notre sainte horreur pour lui, et à nous laver les mains du reste. » …Oh ! Chères vipères privées et politiques ! N’avez-vous jamais été frappées par le fait que si le cauchemar d’une oie – qui rêvait, et qui éveilla et fit glousser tout le troupeau assoupi – avait pu sauver Rome, votre gloussement également pouvait produire des résultats aussi inattendus ? Que si A, ou B, ou C, - mieux vaut penser à la fois à tout l’alphabet – avait enfreint un commandement ou deux, c’est simplement parce que comme vous tous, il est le produit de son temps et de son siècle. Mais ne savez-vous pas que la construction d’un nid par une hirondelle, la chute d’un gosse barbouillé dans l’escalier, ou la dispute de votre bonne d’enfants avec le garçon boucher, peut changer la face des nations autant que la chute de Napoléon ? Oui, vraiment, car les entrelacements de chaînons et les enchaînements de cet Univers de Nidana dépassent notre entendement. (Nidana, ou l’enchaînement des causes et des effets dans la philosophie orientale.)

Toute transgression dans la vie privée d’un mortel, est selon la philosophie occulte, une épée à double tranchant dans la main de Karma ; un tranchant pour le transgresseur, l’autre pour la famille, la nation, parfois même la race qui l’a produite. Si son tranchant aiguisé le blesse grièvement, l’autre tranchant peut, dans l’avenir, hacher en pièces ceux qui sont moralement responsables des péchés de leurs enfants et citoyens. Une nation – Caïn – doit mordre la poussière, tandis que sa sœur Abel massacrée ressuscite dans la gloire…

« Que celui qui est sans péché parmi vous jette la première pierre » au coupable. Ces paroles semblent avoir été dites en vain, car même la loi chrétienne se raille de son application pratique. Seule la Théosophie « païenne » essaye de se rappeler, dans nos temps modernes, ces nobles paroles adressées à une femme prise en flagrant délit d’adultère : « Et Jésus lui dit, je ne te condamne pas, va-t’en et ne pèche plus » ; et seule aussi, elle s’incline avec une vénération profonde devant la divine miséricorde et la sagesse de Bouddha de ce jugement. Mais nous ne sommes que des infidèles et de « misérables athées ». Pourtant c’est là la clef de la plupart des « contradictions » apparentes de nos enseignements : nous acceptons et essayons de suivre presque toutes les injonctions du Christ – que celui-ci soit historique ou idéal – tout en restant dans le plus grand mépris, la plus grande irritation pour ce qui est maintenant appelé Christianisme, mais qui n’est simplement que pur Pharisaïsme.


La prophétie est mal cotée de notre temps. Les prophètes, à la fois chrétiens et païens, sont tombés en disgrâce. Ils sont bas dans l’estime de la société, et n’ont aucun point de contact avec ce fragment de l’humanité qui s’appelle « cultivée ». Si les augures ne sont plus lapidés par ordre des Sanhédrins de nos nations civilisées, c’est parce qu’on n’y croit plus. Mais qui est le prophète dans nos temps modernes de Didymi ? Les Augures de la cité « sur la Bourse » sont peut-être les seuls prophètes devant lesquels la Société s’incline. Car le temple principal au sein duquel nos races se prosternent, est le temple de Mammon et ses démons mauvais ; et si les Hauts prêtres ― les Taureaux et les Ours ― sont écoutés, c’est parce que tout le monde sait qu’ils ne prophétisent que les événements qu’ils ont eux-mêmes soigneusement préparés, mis en branle et par suite « amené à se produire ». Pour ces augures aussi, je crois, l’ultime fin karmique de 1890, ne fut pas entièrement propice. Mais qu’ils s’en aillent. Dans le bon vieux temps des Yugas précédents, toutefois, il semble que nos anciens ancêtres Aryens ― dont les descendants aînés sont maintenant inclus avec mépris parmi les « races inférieures » ― connaissent et prédisaient clairement l’état moral dans lequel l’humanité civilisée se trouverait dans notre ère présente (1). Car voyez ce qui est prophétisé dans les Purânas en général, et dans le Vishnu Purâna en particulier. Ce qui suit est un abrégé pris dans le quatrième volume de ce dernier (Wilson et Fritz Ed. Hall).

« Dans ces temps règneront sur terre, des Rois d’esprit grossier, de tempérament violent, s’adonnant au mensonge et à la méchanceté. De leur autorité, ils infligeront la mort aux femmes, aux enfants et aux vaches (l’animal sacré), il se saisiront des biens de leurs sujets, et CONVOITERONT LES FEMMES D’AUTRUI ; ils auront un pouvoir limité et souvent s’élèveront et tomberont rapidement ; leur vie sera courte, leurs désirs insatiables, et ils montreront peu de piété… le monde sera dépravé…La richesse seule conférera le rang ; la richesse sera la seule source de dévotion ; la passion, le seul lien d’union entre les sexes ; la fausseté, le seul moyen de succès en justice ; et les femmes ne seront que de simples objets de gratification sensuelle (le Prophète a-t-il eu un aperçu dans la lumière astrale de la Sonate à Kreutzer de Tolstoï, nous demandons-nous !) Le cordon brahmanique (ou le vêtement du prêtre) constituera seul un Brahmane, la malhonnêteté sera le moyen universel de succès ; l’impudence et la présomption se substitueront à l’érudition ; la libéralité sera la dévotion ; un homme, s’il est riche sera seul considéré comme pur… les beaux vêtements constitueront la dignité… Parmi toutes les castes, celui qui sera le plus fort règnera sur la terre… le peuple, incapable de supporter la lourde charge des taxes, se refugiera au-delà des mers, parmi les vallées et les montagnes…etc., etc.

La dernière phrase ressemble beaucoup à une prophétie au sujet de l’immense vague d’émigration européenne. Quoi qu’il en soit, aucun critique moderne ne pourrait décrire plus exactement l’état actuel des choses. N’est-ce pas vraiment « comme c’est écrit » ? La plupart de nos Rois ne sont-ils pas d’« esprit grossier », certains portés à la fausseté, à la cruauté et  (supprimer un espace)à la méchanceté ? Nos Grandeurs Royales et Impériales et nos Rois ne convoitent-ils pas trop véritablement « les femmes d’autrui » ? Et lequel d’entre eux est un génie depuis le temps du Roi Arthur, et des bons vieux rois des Contes de Fées ? La richesse de nos jours « ne confère-elle pas le rang » beaucoup plus vite que le mérite réel ; et l’astuce et l’habileté, le faux témoignage et l’hypocrisie n’assurent-ils pas le meilleur succès devant les cours et les juges ? L’aspect extérieur constitue seul, neuf fois sur dix, un « homme de Dieu », un prêtre ou un membre du clergé. Les femmes sont de nos jours encore en Angleterre ― devant la loi du moins, la simple marchandise et propriété de leur mari, et un simple objet de passion pour beaucoup trop d’hommes. Les calomnies ― privées ou publiques ― sont rarement, si elles ne le sont jamais, et excepté en cas de chantage, dirigées contre des hommes riches ; ainsi, les riches seuls ont la chance d’avoir la « réputation d’être purs » comme dit le prophète. Mais que dire du pauvre, de celui qui n’a pas les moyens d’aller en justice pour se réhabiliter ; en Angleterre, par exemple, où la justice est la chose la plus coûteuse du Royaume, où on la vend par onces et la paye en livres ― que devient-t-il ? Et que dire de celui qui, en sus d’être pauvre, est faussement accusé de ce dont il ne peut pas plus se disculper que ses ennemis ne peuvent l’inculper – et qui en surplus, a le désavantage si la calomnie et les méchants propos n’ont besoin d’aucune preuve pour être crus avidement par les charitables Chrétiens en général, qu’il ne peut pas plus se disculper de l’accusation ― disons d’avoir assassiné sa belle-mère en rêve ― qu’il ne peut payer ses « dépens » en justice. Car le plus petit procès n’équivaut-t-il pas en général à trois incendies et un cambriolage réussi ? Aux yeux de tout le monde, sauf de ses amis, il se trouve accusé de tout ce que ses accusateurs peuvent inventer, et ainsi il est à la merci de n’importe quelle canaille qui lui en veut. Terrible impuissance et agonie mentale de la victime, surtout dans les pays de liberté bénie de la parole et de la presse, tels que l’Angleterre et l’Amérique ! Qu’il fasse ce qu’il veut, l’homme calomnié descendra dans la tombe, avec un nom traîné dans la boue de la calomnie, et l’héritage de ses enfants sera l’opprobre attaché à ce nom (2).

Bénis sont les sourds, les muets et les aveugles, car ils ne s’entendront pas traduits et condamnés ; pas dans ce monde de douleur, tout au moins.


Mais jusqu’à quel point le prophète Purânique avait-il raison lorsqu’il prévoyait entre autres que la « présomption se substituerait à l’érudition » dans notre Age « noir » ?

On peut dire quelque chose sur ce point, mais le silence est d’or, dans certains cas. Si la vérité était toujours exprimée, la vie deviendrait très vite indigne d’être vécue pour l’homme sincère. En outre, le Dr Koch de Berlin vient de provoquer une hausse subite dans les actions de la science, et il serait assez dangereux de prendre celle-ci à parti pour ses « présomptions ». Néanmoins, il y a toujours « un baume de Gilead ». L’année 1890 a emporté un nombre considérable de victimes, surtout parmi les rois et les classes supérieures, et ses changements de temps soudains et fantasques ont presque rendu fous les légions de goutteux et de rhumatisants. Mais l’année passée, qui se meurt heureusement, s’est rachetée de ses péchés en faisant surgir un nouveau bienfaiteur des hommes sous forme d’un professeur napolitain (3). Ce mortel favorisé vient de découvrir que la vieillesse, avec son affaiblissement graduel des organismes et sa décrépitude finale, n’est pas du tout dans le programme de la vie humaine (ni de la vie animale) ; et que la jeunesse éternelle, de la naissance à la mort, est réellement le sort de tout ce qui vit et respire ― même durant le Kaliyuga. Ce qui cause la déchéance et la vieillesse est, une fois encore, un bacille, voyez-vous, et le professeur vient de découvrir ce malicieux microbe.

Que le Seigneur le bénisse ― pas le bacille, mais le professeur évidemment ! Imaginez les effets magiques de cette nouvelle « grande découverte » du siècle ! On n’a qu’à inventer et préparer un vaccin apte à détruire complètement le monstre, à se l’inoculer et ― rester jeune à tout jamais.  Ce sérum particulier n’est pas encore préparé, et personne, pour autant que nous le sachions, n’a encore commencé à travailler à son invention. Pourtant, nous n’avons aucun doute, étant donné la rapidité d’éclair des progrès de la science appliquée, que le nouveau sérum sera un terrible rival pour l’ « élixir de vie » du Dr Brown Séquard, qui, nous regrettons de l’apprendre, tombe rapidement en discrédit. En tout cas, il est sûr qu’il favorisera indirectement certains de nos insecticides en bouteilles, les « tueurs de puces sans rival » et autres de ce genre. Ceux-ci sont aussi garantis, tuer « instantanément ». Vous n’avez qu’à attraper votre puce disent les instructions, l’emprisonner en la laissant tomber délicatement entre le pouce et l’index, dans la bouteille (comme le djin du Roi Salomon) boucher celle-ci, et – notre ennemie acrobatique aura vécu ! Mais les triomphes de la chimie ne peuvent jamais égaler, bien moins surpasser, ceux de la bactériologie moderne. Nous pouvons nous imaginer la bruyante popularité du nouveau sérum, quand il sera prêt. Plus de cheveux gris, de dents branlantes avec leurs gencives vides, plus d’yeux chassieux, de surdité, et ce qui est encore plus important, plus de rides. La Ninon de Lenclos moderne de la société mondaine pourra se dispenser de sa prière quotidienne : « O Seigneur, accordez-moi la faveur de confiner mes rides à mes talons ! » Toutes les grand-mères auront le privilège d’épouser comme de « fraîches et rougissantes mariées » le camarade d’école de leur petit-fils ; plus de jeunes filles en pleurs sacrifiées à la fortune et au titre de nobles gâteux. Plus d’organismes usés ne heurteront notre vue, comme celui qui impressionna à tel point le Prince de Kapilavastu, Gautama, qui fut le premier pas qui le conduisit à l’état de Bouddha. Comme les Dieux homériques et les héros de l’âge d’or, nous vivrons et mourrons dans la pleine verdeur de notre jeunesse, et les « doux seize ans » ne seront plus un privilège. Vraiment que sont les « sept sciences » des âges préchrétiens si on les compare aux soixante-dix-sept sciences des temps modernes ? Et que dirons-nous de celles-ci, alors que Pope a déclaré même des précédentes, que :

« Le bon sens qui est seul est le don du Ciel ;
Et quoique n’étant pas science, vaut pleinement les sept. » -

En outre, la Science appliquée ou pure, est un pouvoir puissant de nos jours : surtout la Science appliquée sous son aspect expérimental, qu’elle traite de microbe ou de cannibalisme pratique. Si elle a détruit la religion, elle a d’autre part, établi et guidé la civilisation, qu’elle répand même au cœur des continents noirs. En cela, ses observations pratiques des « cruautés » comparatives ― comme entre la Sibérie et l’Afrique ― ont été particulièrement réussies. Inclinons-nous donc devant la « Recherche Moderne ».


Détruire la vieillesse est peut-être une chose vraiment glorieuse ; pourtant, nous Théosophes, du moins beaucoup d’entre nous, déclinerions plutôt l’offre. L’éternelle jeunesse est un don tentant, mais dangereux. La jeunesse est assez longue comme elle est, pour permettre à chaque mortel de tisser un réseau Karmique assez vaste, capable de couvrir l’étendue de plusieurs vies successives d’un voile sombre de tristesse. Nous sommes d’accord avec le chœur grec d’Œdipe, lorsqu’il dit que le plus heureux sort pour l’homme c’est de ne pas naître du tout, tandis que le meilleur après celui-là, c’est de mourir ― aussitôt qu’il voit la lumière. Sophocle était un sage lorsqu’il conseillait à l’humanité de se lamenter plutôt que de se réjouir à chaque nouvelle naissance. Celui que les Dieux aiment, meurent jeune, nous dit Ménandre. De toutes façons, la vieillesse est moins dangereuse et plus respectable dans tous les pays, que la jeunesse, un défaut, dont heureuesement, l’homme est vite guéri. L’avance vers la vieillesse est le premier pas vers le port sûr de la vie pour chacun ; et, comme le dit Brück, elle est loin d’être un mal. La vague de chaque vie individuelle, dit-il s’élève au-dessus de la mer de l’Être pour retourner à sa source mère ; et chez des gens exceptionnellement sains, les fonctions vitales s’affaiblissent graduellement sans qu’on s’en aperçoive. Une heureuse vieillesse nous conduit insensiblement, ainsi qu’en bateau, en dehors du courant de la vie. Nous ne sentons pas nous-mêmes le mouvement, mais il nous semble que les rives se meuvent et passent devant nous, jusqu’à ce que nous atteignons sans le savoir, l’Océan de l’éternel sommeil…

En effet, et l’ « Océan » est préférable à la « Mer de l’Être » ou la Vie. La vie est certainement, et sous sa meilleure forme, « uniquement une ombre mouvante » ; et si courte qu’elle puisse être, chaque mortel trouvera, un jour, qu’il a vécu trop longtemps. Pour la plupart d’entre nous…

« …C’est un conte
« Dit par un idiot rempli de bruit et de furie
« Ne signifiant rien… » ─ Macbeth,  act V, sc 5 lines 26-28

Pour chacun, sans exception, la vie est aussi pleine de douleur et de peines qu’un buisson, d’épines. Une chose peu désirable, tout au plus.

« Mais c’est un pessimisme bouddhiste ! » entendons-nous le lecteur s’exclamer. Pas du tout. Pas plus bouddhiste que chrétien, et tout aussi biblique que Bouddhiste. Car, voyez par vous-même : Jacob ne se plaint-il pas à Pharaon des tristesses de la vie, quand on lui demande son âge. « Et Jacob dit… Les jours des années de mon pèlerinage sont de cent-trente ans ; mes années ont été brèves et malheureuses et n’ont pas atteint l’âge de mes pères au temps de leur pèlerinage » (La Genèse, 47, 9). Et Josué, le fils de Sirah, décrit la vie, de son commencement à sa fin, comme une vague ininterrompue de chagrin ! Selon lui, partout où nous regardons, nous ne trouvons que soucis, crainte, dangers, espoirs brisés, et enfin ― la mort. Et Job qui souffrit si longtemps, et le Roi Salomon qui se maria tant de fois, ne décrivent-ils pas la vie sous les mêmes couleurs ? La vie est une série de dures épreuves pour l’ « Âme » ; une nouvelle initiation de l’Ego à un nouveau mystère, chaque fois. Croyez-moi, lecteur ; le plus heureux billet que l’homme puisse tirer dans cette sombre Loterie qui ne finit jamais, appelée la vie humaine, est ― un billet blanc.


Puisque le bonheur n’est qu’un rêve sur terre, soyons au moins résignés. Pour cela, nous n’avons qu’a suivre les préceptes de nos grands et nobles Maîtres respectifs sur terre. L’Orient eut son Sakyamuni Buddha, « La Lumière de l’Asie » ; l’Occident, son Instructeur et son Sermon sur la Montagne ; tous deux exprimèrent les mêmes grandes vérités, parce que universelles. Ecouttez-les :

« Ecrasez votre orgueil » dit l’Un. « Ne dites de mal de personne, mais soyez reconnaissant à celui qui vous blâme, car il vous rend service, en vous montrant vos fautes. Tue ton arrogance. Sois bon et doux pour tous ; compatissant pour toute créature vivante. Pardonne à ceux qui te font du mal, aide ceux qui ont besoin de ton aide, ne te venge pas de tes ennemis. Détruis tes passions, car elles sont les armées de Mara (la Mort) et écrase-les comme l’éléphant démolit une hutte de bambou. Ne conovoite pas, ne désire rien ; tous les objets après lesquels tu languis, dans le monde entier, ne pourrait étancher ta soif. Ce qui seul satisfait l’homme est la Sagesse – sois sage. Sois sans haine, sans égoïsme et sans hypocrisie. Sois tolérant avec les intolérants, charitable et compatissant avec les durs de cœur, doux avec les violents, détaché de tout parmi ceux qui sont attachés à tout dans ce monde d’illusions. Ne fais de mal à aucune créature mortelle. Fais ce que tu voudrais voir faire par les autres. »

« Sois humble » dit l’Autre. « Ne te venge pas du mal, ne juge pas afin de ne pas être jugé. Sois compatissant, pardonne à ceux qui te font du mal, aime tes ennemis. Ne convoite rien ; pas même dans le secret de ton cœur. Donne à celui qui te demande. Sois sage et parfait. Ne fais pas comme les hypocrites ; mais ce que tu voudrais que les hommes te fassent, fais-le leur également. »

Voilà de nobles paroles. Seulemet dans quelle mesure sont-elles praticables au dix-neuvième Siècle de l’ère chrétienne et de la fin du cycle Brahmanique ? Hélas ! Tandis qu’un Evêque, protestant s’élevait contre les préceptes, par conséquent contre son Maître, ici en Angleterre, en montrant l’impossiblité où se trouve tout Etat civilisé de les mettre en pratique – (la civilisation d’abord, le Christianisme ensuite ?) – un journaliste français de mérite faisait de même au-delà de la Manche. Faisant une critique des Conférences bouddhistes du Professeur Léon de Rosny de Paris, M. Anatole France, fait sentir à ses lecteurs que c’est un Espoir Perdu en vérité de penser que les générations présentes d’Europe essayeront jamais de pratiquer les nobles commandements, soit du Christ ou du Bouddha ; et par suite que la véritable Théosophie est condamnée à être pour le moment, un échec dans sa réalisation pratique.

« Ah mon Dieu ! » écrit-il, « s’Il vécut comme je le crois fermement, Sakyamuni fut le plus parfait des hommes. Il fut un Saint ! – comme s’exclame Marco Polo, après avoir entendu son histoire. Oui, il fut un Saint et un Sage. Mais cette sorte de Sagesse ne convient pas aux races européennes toujours actives, aux familles humaines qui sont si fortement imbues de vie. La panacée souveraine découverte par Bouddha comme remède contre le mal universel, ne conviendra jamais à nos tempéraments. Elle demande le renoncement et ce que nous voulons, c’est acquérir ; elle nous enseigne à ne rien désirer, et la passion et le désir sont plus forts en nous que la vie. Comme récompense finale, on nous promet le Nirvana ou le Repos absolu, alors que la pensée seule d’un tel repos crée en nous un sentiment d’horreur. Non, Sakya Muni Bouddha n’est pas venu pour nous, pas plus qu’il ne peut nous sauver quoi que M. de Rosny puisse faire ou dire ! ».

Non, il ne peut pas nous sauver. Mais Christ ne peut pas plus le faire, semble-t-il. Bouddha ne fut pas le seul à offrir le remède de « l’indifférence personnelle » aux tentations de ce monde, ou le souci du soi de la matière, comme panacée contre les maux du monde, ses péchés et ses tentations. Le « Royaume de Dieu » de Jésus n’est qu’un autre nom pour le « Nirvana ». Ses injonctions de ne pas songer au lendemain ni à ce que nous mangerons, boirons, ou comment nous vêtirons notre corps, mais de vivre comme « les oiseaux de l’air et les lis des champs » ne sont qu’une autre version des enseignements du Bouddha. (Voir Saint Mathieu VI, 24-34 et VII et seq.) Les deux Maîtres essayaient d’inculquer à leurs fidèles l’idée que « A chaque jour suffit sa peine » ; mais jusqu’ici les laïques Bouddhistes seuls ont essayé de suivre l’injonction, tandis que les membres du clergé bouddhiste l’ont suivie littéralement et la suivent encore de nos jours.

Nombreuses et grandes sont les réformes accomplies en cet âge ; et pourtant, au fur et à mesure que les années s’écoulent chacune apportant quelque lumière nouvelle, chacune accélérant la vitesse de la roue du progrès et de la civilisation, aucune réforme nouvelle ne semble affecter ou changer le vieil homme. C’est un

ESPOIR PERDU

en vérité ! Disons donc au revoir à la vieille Année et ne lui faisons plus de reproche. Ne la maudissons, ni ne la bénissons ; mais disant « A l’année 1890, suffit sa peine », laissons Karma disposer et prendre soin de l’année 1891 qui s’avance.

H.P. BLAVATSKY

Article publié en anglais dans la revue Lucifer, VII, n°40, de décembre 1890, sous le titre “Forlorn Hopes”. Traduit en français dans la Revue Théosophie de janvier 1935 (Vol. X, n°5).

Notes

(1) Dans le Vishnu Purâna et d’autres (le premier étant sûrement pré-chrétien) la description des maux du Kaliyuga s’applique évidemment à notre période. Il y est dit (a) que l’ « âge Noir » durera 12.000 années divines (c’est-à-dire 432.000 années mortelles) et (b) que l’état prophétisé pour notre monde se produira vers la fin de la première moitié de la première « année » du Kaliyuga. Or, comme nous savons d’après les enseignements de la science occulte, que l’un des cycles secondaires secrets ou « années des Dévas » dure environ 12.000 de nos années ordinaires, ceci nous mène par ce calcul à la fin de ce premier cycle de 5.000 ans, puisque le présent Yuga a commencé en 3.102 avant J.C., entre le 17 et 18 février ― H.P. Blavatsky.

(2) : Et si cela est vrai de la Grande-Bretagne, que dirons-nous de l’Inde ? Les éditeurs de la Revue Théosophie.

(3) : Le bacille a échappé au professeur napolitain depuis longtemps, et l’on dit maintenant que le Dr Voronoff dont on a tant parlé, qui transplanta des glandes de singes dans des corps humains, a abandonné son entreprise visant à rajeunir de vieux sensuels, et s’est attelé à quelque autre tentative. Les éditeurs de la Revue Théosophie.

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