On pose souvent la question suivante : si la théorie de la réincarnation est vraie, pourquoi n'avons-nous aucun souvenir d'une vie antérieure ? II est facile de concevoir qu'il est possible d'avoir déjà vécu sur terre et que le souvenir des événements s'y rattachant soient effacés. Cette absence de mémoire se présente fréquemment dans la vie journalière : en fait, parmi les expériences variées que nous avons traversées de notre jeunesse à la vieillesse, nous ne nous rappelons que quelques-unes des plus frappantes et ne pouvons même pas le faire dans les détails. Vraiment, nous oublions beaucoup plus que nous ne retenons des détails de notre vie présente, et ce qu'il y a d'étonnant, ce n'est pas que nous puissions nous rappeler ces quelques faits qui subsistent en notre mémoire, mais que nous oubliions tant d'expériences qui disparaissent complètement du champ de notre souvenir. Il existe, sans aucun doute, un souvenir absolu de tous les incidents et expériences de la vie, mais il ne dépend pas de ce que nous appelons la mémoire de rappeler les événements passés dans la sphère de la conscience. L'essence de ce que nous nommons mémoire réside dans une de nos capacités qui n'est en général qu'imparfaite, fugitive et incertaine. Il se produit vraiment parfois des éclairs de mémoire et un événement oublié depuis longtemps est ravivé avec une intensité inaccoutumée : nous avons alors l'impression que rien n'est vraiment perdu, mais qu'une mémoire latente ou passive renferme tous les événements, n'attendant que l'influence des circonstances pour les rappeler à l'existence. C'est un sophisme tant qu'il s'agit du fonctionnement normal de la mémoire. L'enregistrement absolu des événements auquel on vient de se référer nécessite bien autre chose de plus que ce qui est assuré par la fonction de la mémoire. Il faut bien noter cela, et nous devons saisir avec précision ce que signifie le mot mémoire avant de pouvoir discuter intelligemment sur le sujet réellement débattu. En d'autres termes, quand nous aurons soigneusement envisagé le fait, la fonction et le phénomène de la mémoire, nous pourrons aisément comprendre pourquoi ce qui enregistre partiellement les événements passagers, mais ne peut jamais les rappeler complètement, est incapable de franchir le gouffre correspondant à, peut-être, un millier d'années, et de se souvenir des incidents d'une incarnation précédente. On peut aussi admettre que tout ce qui échappe à la mémoire, tout ce qu'elle semble retenir momentanément, mais oublie avec le temps, est néanmoins conservé quelque part et transmis d'incarnation en incarnation. Gardons toujours présent à l'esprit que rien n'existe sans cause, et que rien n'est jamais réellement perdu. Si ce principe, reconnu partout comme vrai en physique, l'est aussi en métaphysique et dans tout ce qui concerne l'homme, alors il faut admettre que chaque être humain représente et porte en lui toutes ses expériences antérieures et que, à chaque instant de son existence, il est un épitomé de tout son passé. Toutefois, il est évident que rien de ce que nous connaissons comme mémoire ne répond à cet épitomé, même pour ce qui concerne notre vie actuelle.

Les expériences en hypnotisme montrent que la conscience et l'expérience peuvent exister indépendamment de ce que nous appelons mémoire.

Un acte à accomplir et le délai exact sont imprimés sur le sensoriel d'une certaine façon, l'acte sera accompli automatiquement au moment désigné, bien que la mémoire ne conserve aucune trace de l'expérience qui ordonna l'acte. Dans d'autres cas, la mémoire peut être impressionnée et confinée dans des limites déterminées, prouvant que la mémoire est relativement indépendante de l'expérience. De tels exemples pourraient être multipliés indéfiniment et montreraient que la mémoire n'est pas coétendue avec toute l'expérience humaine, même dans la vie présente.

En tant qu'un élément de l'être humain, la conscience est bien plus large et plus profonde que la mémoire. La conscience représente l'expérience ; la mémoire, la forme et les détails. Ainsi, tandis que le fait reste et qu'une expérience subie ne peut jamais être détruite, la forme et les détails qu'elle revêtit peuvent s'effacer. Cette expérience subsiste comme un résultat précipité et débarrassé de la mémoire, c'est-à-dire de la forme et des détails, des relations et sensations, elle constitue l'élément fondamental du Karma. Ajoutez aux considérations précédentes l'élément éthique ou la relation avec les autres individus, introduisant ainsi la question du motif, et vous avez la loi de Karma, déduite de ces éléments. Dans le premier cas, nous avons la relation de l'individu avec lui-même : dans le second, sa relation avec ses semblables.

Dans un article précédent, on envisagea certains rapports entre l'expérience et la mémoire, et l'on démontra que le Karma résultait de l'action. Ce sont là des considérations élémentaires, mais qui n'en sont pas moins importantes. Elles dérivent des expériences ordinaires de tous les jours, et c'est pourquoi chacun peut les vérifier par lui-même. Il peut être intéressant de noter, en passant, que cette déduction, partant de l'expérience pour arriver à la connaissance, est la seule façon d'apprendre. Nous avons en nous les éléments et les conditions pour arriver à une connaissance supérieure et à l'illumination, mais aussi longtemps que ces éléments sont latents et inactifs, ils ne sont d'aucune valeur pratique. Ils font une grave erreur, souvent fatale, ceux qui s'imaginent que la sagesse suprême peut être conférée aux ignorants comme une obole ou une faveur, par ceux qui la possèdent. Ceux-ci ne l'ont pas reçue de cette façon, et ils ne peuvent pas plus la transmettre de cette manière. La loi ne change jamais, et il en est de même pour l'Adepte et pour le néophyte. Avec beaucoup de raison, Hadji Erinn disait, dans le dernier numéro du Path : « C'est peut-être une école enfantine, mais elle requiert un homme pour y entrer.

Cette digression paraissait nécessaire afin de montrer l'importance des propositions fondamentales les plus simples et la façon dont elles doivent être accueillies et éprouvées.

Nous ne traitons pas de la Réincarnation comme d'un dogme, mais comme d'une stricte hypothèse scientifique. Accepter la théorie d'une création spéciale pour chaque âme, la naissance à la vie actuelle étant le commencement de l'homme, c'est pour une personne intelligente, confesser que tout le problème de la vie est incompréhensible et que la solution de tous ses mystères est impossible. Les yeux voilés et la respiration coupée, ces gens demandent continuellement : « Qu'est-ce que tout cela signifie ? » Le point saillant, l'objection la plus commune à la théorie de la réincarnation, c'est l'absence de souvenir. Si nous pouvions nous rappeler distinctement une expérience antérieure à celle-ci, le problème serait immédiatement résolu. Ce serait alors une question d'expérience ordinaire, et nul n'en douterait plus. Ainsi, la mémoire devient le point intéressant dans l'examen de cette théorie. Si nous voulons estimer avec quelque certitude ce que la mémoire peut, ou ne peut pas réaliser, ce qu'elle a pu, ou n'a pas pu faire, nous devons d'abord arriver à déterminer, par notre expérience journalière, ce que la mémoire accomplit actuellement. Chaque lecteur, donc, devrait s'arrêter après chaque affirmation et se demander, après chaque proposition : « Cela est-il vrai ? Est-ce d'accord avec ma propre expérience ? » S'il agit ainsi et a soin de veiller à l'emploi et à la signification exacte des termes, les réserves latentes de connaissance commenceront à s'ouvrir à son âme, et le sens de la vie lui apparaîtra. Cette connaissance du vrai sens de la vie ne dépend pas de son admission de la théorie de la réincarnation en tant que dogme, bien que même de la sorte cette théorie soit infiniment supérieure à toute autre, mais le bénéfice réel pour l'étudiant naîtra du fait qu'il commencera à se connaître lui-même, et à pouvoir lire correctement les leçons des expériences qu'il subira. Ceux qui s'élèvent contre la théorie de la réincarnation font presque invariablement preuve d'ignorance complète de ces considérations fondamentales, l'alphabet même du sujet. Les questions impliquées sont si profondes, si larges et si abstruses dans leur application qu'une erreur au début conduit à des complications et à des mésinterprétations infinies dans la suite. Ceci provient de ce que les expériences humaines s'étendent sur un champ très vaste, et que les rapports humains sont très compliqués ; toute théorie susceptible d'expliquer ces expériences sous tous leurs aspects doit être également puissante et doit pouvoir s'appliquer dans tous les cas. Si donc la réincarnation est vraie, si elle est étroitement liée à l'expérience humaine et est capable d'expliquer les mystères de la vie, elle doit être susceptible d'être déduite logiquement de ces mêmes expériences. Son champ d'action est notre champ naturel d'investigation. Ceux qui ne peuvent ou ne désirent pas étudier le sujet de cette façon sont libres d'accepter la théorie comme un dogme ou de la renier complètement, comme il leur plaira, quoique sur ce point on pourrait dire beaucoup de choses concernant le motif et son résultat sur l'action humaine. Du point de vue du dogme, le principe de la Justice, tant humaine que divine, supporte d'une façon étonnante la théorie de la réincarnation ; tandis que toutes les autres théories connues de nos temps modernes sont horriblement injustes, favorisant ainsi la domination des prêtres et des rois, et rendant impossible la Fraternité essentielle entre les hommes.

« Le manque d'humanité d'homme à homme
Fait gémir d'innombrables millions d'êtres. »

L'essence de l'humanité, c'est la justice ; l'essence de toute cruauté, c'est l'injustice. Partout où règne la stricte justice, la Charité divine glorifie la vie par son halo de Sainteté.

Ces considérations préliminaires aideront à présenter le sujet sous son vrai jour et à le débarrasser de toute idée préconçue. Ce n'est que de cette façon que nous pourrons examiner impartialement une question, avec quelques chances d'atteindre à la vérité pure.

Revenons maintenant à la question que nous avons posée au début. Si la théorie de la réincarnation est vraie, pourquoi n'avons-nous pas de souvenir de notre vie passée ? Laissant de côté tous les cas où certains individus, comme Apollonius de Tyane, prétendent avoir joui de cette réminiscence, négligeant les expériences qu'il est difficile d'expliquer dans la vie de certaines personnes, sans avoir recours à la réincarnation, et laissant dans l'ombre les considérations qui militent en faveur de la réincarnation, comme étant la seule doctrine assurant la Justice, envisageons simplement la mémoire dans ses rapports avec l'expérience. En tenant compte de la nature de la mémoire, déduite de l'expérience journalière, y a-t-il aucune raison de s'attendre à ce qu'elle relie le gouffre séparant deux incarnations, en supposant que l'individu ait déjà vécu avant son existence présente ? Et dans la négative, pourquoi ce manque de souvenir ? En d'autres termes, notre thèse peut s'exprimer comme suit ; l'absence de souvenir d'une vie antérieure peut-elle empêcher d'accepter et d'appliquer d'une façon rationnelle la théorie de la réincarnation ?

Les termes, cause et effet, ont trait aux phénomènes. L'essence des phénomènes, c'est le mouvement, l'action. Ce qui est appelé cause est impliqué dans son effet, et ce qui est appelé effet devient à son tour une cause d'action ultérieure qui sera contenue dans tous les effets qui s'ensuivront. L'homme a parfois été nommé « la créature des circonstances ». Ce n'est là qu'une demi-vérité. L'homme est aussi le créateur des circonstances. En d'autres mots, l'homme a la même relation générale vis-à-vis des causes et des effets que n'importe quel objet de la nature. Si nous observons un objet dans la nature, nous voyons qu'il donne lieu à des phénomènes, ou en est le théâtre. S'il agit, nous pouvons retrouver les causes apparentes de ses activités présentes. S'il est immobile en apparence, nous pouvons découvrir quelles activités il sera susceptible de fournir. Il existe donc une période d'activité suivie d'une période de repos, celle-ci suivie à son tour d'une nouvelle activité. La nature entière est imprégnée de vie, car la vie est l'essence de l'action. Ainsi, « l'expiration et l'inspiration de Brahma » embrasse chaque atome et chaque objet, comme aussi chaque organisme.

« Partout frémit la vie,
D'un rythme solennel ;
Un pas scandé vibre dans l'air,
L'océan palpite de peine,
La terre contient son pouls rythmé,
Pendant que l'ombre vient et passe ;
De profondeurs en profondeurs,
La clarté répond aux clartés.
Sous toute action gît le repos ;
Sous tout repos la flamme
De la vie qui s'éteint dans le sein de Brahma,
Prête à renaître encore. »

En poursuivant la discussion de ce sujet, nous avons besoin de quelques termes dont la signification soit bien définie, afin que chacun puisse comprendre. Nous envisageons la doctrine de la réincarnation d'un seul point de vue, et pour ceci, ni une philosophie générale, ni une classification complète ne sont nécessaires. Nous n'avons qu'à faire appel à l'expérience ordinaire et aux déductions logiques qui en découlent. Nous appelons Ego le centre soi-conscient dans l'homme. L'expérience consiste dans les relations variées entre l'Ego, son entourage et son milieu qui donnent lieu à l'action. L'action implique la réaction. Si l'Ego dans l'homme agit sur son entourage, de même l'entourage réagit sur l'Ego. Cette action et cette réaction constituent l'expérience humaine. La loi de l'action, c'est-à-dire la relation directe entre l'action et la réaction, est celle de toute force, de toute attraction, de tout mouvement, c'est-à-dire que, quantitativement et qualitativement, elle est mathématique et rythmique. Le mouvement circulaire génère le mouvement circulaire, ce qui est semblable s'attire. Pour une impulsion donnée, une impulsion identique quant à la forme et à l'intensité ou quantité vient en retour. Le centre soi-conscient dans l'homme, l'Ego, le « Moi », se tient au milieu de sa « sphère de vie », il est le centre de son entourage et se trouve en réalité entre deux mondes : le visible et l'invisible ; le monde de l'action et le monde de la pensée ; le monde des effets et le monde des causes. Mais le monde invisible des causes, d'où viennent nos pensées, nos impulsions, l' « intérieur » du monde extérieur de tout homme, ou le centre de sa sphère, est aussi le monde nouménal, ou spirituel, par opposition au monde phénoménal, ou physique. L'expérience de l'homme, par conséquent, qu'il en ait conscience ou non, provient constamment de ces deux mondes, quoique rarement à un degré égal. Nous disons de l'un : « C'est un homme d'action » ; d'un autre : « C'est un homme de pensé ». Ou encore : « iI a un mental spirituel », ou « il a des tendances sensuelles ». Nous disons de l'un : « II vit sur un plan inférieur » ; d'un autre : « Son esprit est élevé ». On voit donc que nos observations et nos expériences ordinaires sont stéréotypées dans des expressions d'usage courant. La déduction logique que l'on tire de l'expérience quotidienne et de l'observation nous mène à la conclusion que l'homme est un centre conscient entre un monde supérieur et un inférieur, ou, si vous préférez, que la sphère de la vie humaine, dont l'Ego est le centre conscient, se compose de deux demi-sphères. Une sphère parfaite est un idéal dans la nature. C'est le plan tracé par l'Architecte sur l'établi phénoménal de la nature. Dans l'univers extérieur, la sphère est toujours imparfaite. Chaque fruit, la pomme par exemple, a un centre réel, comme la sphère idéale qu'elle représente possède un tel centre véritable. Ces idéaux seuls sont parfaits. Le cœur, ou l'ovaire de la pomme, est son centre de vie, mais les deux moitiés obtenues en coupant la pomme par le milieu ne sont ni égales, ni symétriques, et, par suite, elles sont imparfaites. Le dessein de la nature, c'est cet idéal. Sans lui, il n'y aurait aucune persistance de formes, rien qui ressemblerait aux espèces, ni correspondances, ni harmonie.

Pour en revenir à la vie de l'homme, remarquons que, relativement indépendant des idéaux de la nature, l'homme a aussi ses propres idéaux, ou desseins, qui modèlent plus ou moins son existence. Les idéaux de l'homme sont composés de ses appétits, de ses passions ou désirs d'une part, et de ses aspirations, espoirs et déceptions, d'autre part. Tout cela constitue le champ de ses expériences et sa sphère de vie. C'est ainsi que la symétrie de la sphère de l'homme est rompue. S'il veut viser à régulariser jusqu'à la perfection, la sphère dont le centre est formé par l'Ego, l'homme doit équilibrer ses expériences de telle sorte qu'elles participent également aux deux mondes dont il prend conscience. Ses pensées inspireront ses actions, et ses actions, à leur tour, donneront naissance à ses pensées. Il agira ainsi consciemment et dans un but déterminé, plutôt qu'impulsivement, poussé par ses passions. L'homme arrivera de la sorte à une expérience bien équilibrée et à un champ de conscience à la fois étendu et clair ; et, en ajustant ainsi les expériences recueillies dans les deux mondes où réside son Ego, en comparant un groupe d'expériences à l'autre, il obtiendra une connaissance réelle des deux.

On peut dire qu'il y a des individus qui, dans une courte vie, épuisent à peu près toutes les expériences physiques sensuelles. Faust, dans sa vieillesse, était exactement dans ce cas. Mais alors, le développement étant purement unilatéral, et les expériences appartenant surtout au plan grossier et matériel, l'étendue de la conscience est vraiment très limitée. Le véhicule de ces expériences, le corps physique, est rejeté à la mort, et l'Ego ainsi libéré, résumant ses expériences sur le plan supérieur spirituel se trouvera limité à un champ très restreint. N'ayant eu que peu d'expériences conscientes dans le monde supérieur constituant à présent le théâtre de son être, et ses moyens de communication familiers étant détruits, de même que le cerveau physique : l'organe de la mémoire physique, il ne lui reste qu'un précipité confus dans la conscience, conservant le souvenir des expériences récentes sur terre, souvenir qui, lui aussi, disparaîtra bientôt. L'Ego entre maintenant dans une nouvelle phase d'existence, dans le monde des causes, où il doit épuiser ou « expérimenter » les effets de sa vie terrestre. Quand ceux-ci ont suivi leur cours et sont épuisés, admettons que l'Ego revienne sur terre. Il ne reste rien de sa vie antérieure, sinon des résultats précipités. Le corps ancien est détruit, et les sens de sa vie passée sont transformés au point d'être devenus méconnaissables. En d'autres mots, il ne subsiste rien de sa personnalité passée. Les résultats précipités donnant l'impulsion aux activités nouvelles appartiennent à sa vie individuelle, ou à l'Ego réel. Ainsi la mémoire personnelle diffère de la mémoire individuelle comme les éléments d'un composé différent du résultat précipité dans l'alambic de la vie.

La mémoire, en tant qu'une faculté humaine, est une des fonctions normales du cerveau. C'est l'enregistrement de la suite des événements, des objets extérieurs, par rapport aux sensations et aux sentiments se produisant dans la conscience, suscités par la volonté ou le désir, ou passivement expérimentés et volontairement subis. Le cerveau est l'organe de la mémoire, la base physique dans laquelle ou sur laquelle s'enregistre le panorama mouvant des événements. Les images du souvenir sont des incidents associés, amenés à la conscience par les canaux de la perception, du sentiment ou de l'émotion. Dans l'exercice de la faculté de la mémoire, ou souvenir, nous rassemblons à nouveau ces expériences par la suggestion ; l'ordre d'association entre les événements nous permet de renouer les anneaux de la chaîne. La mémoire est la faculté, le souvenir sa fonction, et le cerveau est le centre vers lequel se concentre, et d'où rayonne cette série d'expériences. Ces images cérébrales sont des panoramas mouvants et ont trait aux événements ; ils ne peuvent pas plus être répétés que deux objets ne peuvent être exactement reproduits dans la nature. On peut cependant partiellement faire revivre ces images, mais ce réveil ne sera qu'un faible écho imparfait des originaux. Les objets extérieurs ont changé ou disparu ; les sentiments et les émotions se sont modifiés et ne peuvent être expérimentés à nouveau. Une idée éveille l'écho de l'expérience passée, et le résultat est le souvenirSi, par un effort de volonté, nous retrouvons la chaîne des expériences ou des émotions, c'est un rappel de la mémoire. La mémoire, le souvenir et le rappel sont tous de nature phénoménale, c'est-à-dire que ce sont des événements mobiles se produisant dans le temps. Le cerveau et sa fonction appartiennent à la même catégorie. C'est pourquoi le rappel exact d'un fait est impossible, et le souvenir n'est jamais que partiel et approximatif. Tout cela appartient à l'aspect physique de la mémoire. Mais elle possède un autre aspect ; le nouménal. Illustrons ceci. Supposons certains événements se produisant dans le temps et étant enregistrés par la conscience individuelle, et numérotons-les l, 2, 3, 4, 5. La sensation expérimente ces événements, et la mémoire inscrit dans le cerveau les faits et leur ordre de succession. Une idée éveille spontanément l'association, l'écho des événements précédents, et nous nous souvenons approximativement. Nous recherchons consciemment ces événements par un effort de volonté, et nous nous les rappelons à peu près, bien qu'il y ait toujours des chaînons manquants quant à l'ordre de succession, ou la netteté des détails. Groupons maintenant nos chiffres. Nous aurons 1, 2, 3, 4, 5, égal, 15, ou la somme des expériences précédentes dont les détails ont disparu. La volonté ne peut plus rappeler les détails de l, 2, 3, 4, 5 et la somme totale ou 15 a un rapport différent vis-à-vis de la conscience. Nous avons « oublié » les détails et ne pourrions plus nous les rappeler, mais une expérience vécue ne peut plus être comme si elle n'avait jamais existé. Elle a créé des effets, et si elle n’est jamais retrouvée ou rappelée à la mémoire d'une façon quelconque, ce sera une réminiscence. La mémoire physique est à la réminiscence ce que les éléments d'un mélange sont à un composé. Dans l'une, nous avons des détails séparés et une suite ordonnée de rapports appartenant au temps. Dans l'autre, nous avons le précipité qui se produit dans l'alambic de la vie, et ce précipité appartient à l' « éternité ». La première est phénoménale ; la seconde nouménale, et sur celle-ci le temps a cessé d'agir, car elle est devenue une partie de nous-mêmes. La mémoire appartient à la personnalité des sens dans le temps. La réminiscence appartient à l'individualité permanente. La mémoire est formée des notes dans le champ de la pensée ; la réminiscence, c'est l'enregistrement permanent dans le domaine de l'intuition, le titre des possessions durables de l'âme (l'Ego). (Voyez La Clef de la Théosophie, Ch. VIII.)

L'exemple puisé dans les faits bien connus de la chimie nous mène plus loin encore. Si on compare la réminiscence à la mémoire physique, on constate qu'elle n'est nullement une perte, mais au contraire un résultat supérieur. En étudiant les éléments libres de l'oxygène et de l'hydrogène, rien ne pourrait faire supposer qu'ils vont former de l'eau ; et rien, sinon l'analyse de l'eau, ne pourrait démontrer que celle-ci est constituée par l'union de ces deux substances. L'oxygène et l'hydrogène semblent avoir complètement disparu, et un corps entièrement nouveau a pris leur place. Une combinaison définie paraît avoir amené à la lumière des propriétés latentes jusqu'alors insoupçonnées. Celles-ci se sont transférées du plan des éléments à celui des combinaisons. La relation entre la mémoire et la réminiscence est identique. Les détails de l'expérience, en tant que résultats de la sensation et de la conscience, lorsqu'ils sont précipités, deviennent les motifs, les causes, au lieu d'être les résultats, et teintent de la sorte toutes les expériences futures. Ces causes deviennent parties intégrantes de l'Ego qui les conserve, non comme accroissement, mais en tant qu'essences. C'est là la base logique de l'intuition, aussi rationnelle que tout ce que nous connaissons de la mémoire physique. Au cours du long voyage de l'âme, même en une incarnation, cette âme n'est pas alourdie et chargée des acquisitions constantes de la mémoire. Au lieu des charretées de métal brut, nous avons les lingots transportables d'or pur. Nous apprenons par l'expérience, non par le simple enregistrement des faits, mais par le pouvoir de leurs résultats. Si l'enregistrement était l'essentiel, nous nous trouverions bientôt en possession d'une langue morte, d'une ombre sur un mur, laissant une trace, mais aussitôt recouverte d'autres ombres, si confuses et si mêlées, que nous ne pourrions plus retrouver l'ombre primitive. La réminiscence est à la mémoire ce que l'esprit est au corps physique — ce qui, seul, lui donne la vie et le rend immortel. Ces faits et ces relations ne sont-ils pas une question d'expériences communes dans notre vie présente ? Voyons un peu.

« Le temps n'est que l'espace entre nos souvenirs : dès que nous cessons de percevoir cet espace, le temps disparaît. Toute la vie d'un vieillard peut ne pas lui paraître plus longue qu'une heure, ou moins encore ; et aussitôt que le temps n'est plus qu'un moment pour nous, nous sommes entrés dans l'éternité. ...Le temps est donc la dispersion successive de l'être. » (Auriet's Journal, page 2.)

De la naissance à l'âge adulte, les facultés de l'homme s'épanouissent ; de l'âge adulte à la vieillesse, elles baissent. Dans l'ordre naturel, cet épanouissement et ce déclin constituent en réalité une transmutation. Dans la première partie de la vie, la sphère sensuelle prédomine, et les facultés intellectuelles et spirituelles sont assujetties à la première. Dans la vie adulte et plus tard, les caractéristiques sensuelles déclinent et les facultés supérieures contrôlent l'être. C'est là l'ordre naturel des choses, mais on le rencontre rarement, car rares sont les vies naturelles. Les folies de la jeunesse se récoltent souvent dans la vieillesse, les fruits de la mer morte remplacent les fruits de l'arbre de vie, tandis que le repentir et le remords embaument le cadavre vivant d'une vie gâchée et d'occasions perdues. Ce sont des vies antinaturelles, et les vraies facultés de l'homme ne s'épanouissent jamais de la sorte. La médiocrité — la somnolence de l'âme — est tout au plus ce que produisent ces vies contre-nature, et la vieillesse, lorsqu'on l'atteint, est une chose lamentable au-delà de toute expression. Ce que l'on appelle talent est ordinairement un éveil partiel et asymétrique de l'âme, hors des chaînes de l'esclavage des sens. Le talent réalise facilement ce que la médiocrité accomplit avec de grandes difficultés, si elle n’y parvient jamais. Dans la vie ordinaire du monde, rien n'élève l'homme au-dessus de lui-même et ne lui suggère la nature réelle de son être, sinon le vrai génie. Le génie accomplit aisément ce dont la médiocrité ne rêve même pas, et ce que le simple talent est incapable de réaliser. Le génie rêve du vrai et obtient des aperçus de l'être essentiel. La médiocrité suit ; le talent commande ; le génie sait, et s'arrête rarement à raisonner, car il dépasse la raison. « Le temps est la suprême illusion. » « Echapper au tourbillon du temps, grâce à l'extase de la vision intérieure, se reconnaître sub specie eterni, tel est le mot d'ordre de toutes les grandes religions des races supérieures. »

La médiocrité possède peu de réminiscence ou d'intuition, mais peut largement développer la mémoire physique. Le talent a des éclairs d'intuition, mais c'est plutôt un penchant qu'une illumination, le retrait des perceptions et des facultés d'autres domaines, pour les concentrer sur une sphère unique. Le génie est un autre terme pour la réminiscence, une extase de la vision intérieure, l'essence de multiples souvenirs, la synthèse d'expériences passées.

La mémoire physique est la consignation des événements passagers, mais elle ne conserve pas les expériences. La mémoire physique n'est que la gaine extérieure de l'expérience. L'expérience a trait aux sentiments et à la conscience, la mémoire se rattache au temps et aux sens. La mémoire se rapporte uniquement au passé, à ce qui est illusoire. Passé, présent et avenir — quelle illusion ! Le passé est mort, le futur n'est pas encore, et les deux constituent le présent qui n'est qu'une irréalité fugace. L'homme ne comprend jamais qu'il est, avant d'avoir séparé sa conscience du temps et l'avoir libérée des sens. Dans le cercle extérieur de la vie humaine, les facultés se rapportent au panorama des événements qu'elles ne perçoivent qu'en détails et successivement. Dans la sphère intérieure de l'être humain, celui-ci connaît tout simultanément. Ceci est vrai même en rêves, où les événements de plusieurs années sont passés en revue en un moment. La mémoire saisit la succession des jours et s'efforce de conserver le souvenir des années passant laborieusement. La réminiscence a dissous ces souvenirs dans l'eau de l'oubli, pour n'en conserver que l'essence, comme mobiles et intuitions, en tant que guide futur. Ce ne sont là que des déductions logiques découlant de notre expérience actuelle, et qui ne nécessitent pas la supposition d'une vie future. Toutefois, si, dans sa vie présente, l'homme peut libérer sa conscience des illusions du temps et des sens, il arrive à connaître l'être essentiel, et c'est alors seulement qu'il commence à interpréter les choses temporaires correctement.

Tout ce que nous connaissons du cerveau prouve qu'il est l'organe de la mémoire physique et montre de plus que tout changement dans sa structure ou tout trouble dans son fonctionnement atteint ou détruit la mémoire. Dans certaines maladies, on a remarqué que les patients qui en guérissaient avaient perdu presque tout souvenir du passé. Des adultes instruits ne savaient même plus lire et ont dû recommencer à apprendre comme des enfants. Dans certains cas, la mémoire du passé est revenue graduellement. Dans d'autres cas, l'être s'est souvenu de fort peu de choses de son passé. La fonction normale du cerveau s'est parfois trouvée arrêtée au milieu d'une phrase, la mémoire a été ainsi complètement suspendue, et une sorte de démence s'est emparée du malade, puis, des mois plus tard, la conscience et la mémoire sont revenues au patient, à la suite d'une opération chirurgicale et la phrase interrompue fut complétée. Des cas semblables se présentent fréquemment dans les annales de la chirurgie.

L'absence de mémoire chez les vieillards est proverbiale. La mémoire se refuse d'abord à noter de nouvelles impressions. Les choses de la veille sont oubliées, et les souvenirs de la jeunesse sont réveillés, de simples éclairs d'un jour d'été ou d'une nuit de douleurs. Puis ceux-ci aussi disparaissent, et l'inconscience et l'idiotie surviennent souvent. L'homme redevient un enfant sans défense se penchant vers le sein de la grande mère, aspirant au repos et au sommeil.

Si c'est là l'histoire de la vie de l'homme dont les soixante-dix ans le font retomber en enfance et le privent du souvenir, comment serait-il possible, lorsque le cerveau est décomposé et retourné en poussière, qu'il accomplisse encore une fonction qu'il avait déjà perdue avant la mort ? Si la mémoire faiblit au fur et à mesure que le cerveau dégénère, et si la conscience se manifeste sur un plan totalement différent après la mort et vit durant un millier d'années, comme nous évaluons le temps, d'une vie subjective, les faits enregistrés par la mémoire sont non seulement effacés par la « mort », mais même la tendance donnée à la conscience doit aussi disparaître. Ainsi donc, bien que la réincarnation puisse être vraie, il n'y a pas la moindre raison de supposer que la mémoire qui tenait sa forme et ses expériences des circonvolutions et du développement du cerveau et des conditions de son entourage, détruits depuis un millier d'années — s'attache à l'Ego, incarné maintenant dans une autre race, à un autre moment, et possédant un nouveau cerveau et une nouvelle conscience. En ce qui concerne la mémoire, ceci est une nouvelle création ; et pour ce qui est de la conscience individuelle, la personnalité précédente a été anéantie.

Ce que nous appelons donc mémoire, en tant qu'une fonction du cerveau organisé, périt avec le corps.

Si la mémoire est l'enregistrement temporaire des événements fugitifs, et si les événements et leur consignation appartiennent au temps, n'y a-t-il rien en l'homme qui conserve la mémoire elle-même, reliant ainsi les deux bords du gouffre de la « mort », et rattachant chaque expérience de l'âme à l'Egoréel ? C'est précisément là la nature des expériences dont la mémoire est le côté matériel ayant trait aux sens et au temps, et dont la réminiscence est le côté spirituel, se rapportant à l'être essentiel. Ici encore, il est inutile de supposer une vie au-delà de celle-ci, car notre expérience journalière nous prouve qu'il en est bien ainsi. Ce n'est que l'aspect subjectif de nos expériences quotidiennes actuelles, aspect qui appartient à notre mode de conscience. Si l'on veut arriver à le comprendre jusqu'à un certain point, tout ce qui est nécessaire, c'est de retirer graduellement notre conscience des illusions des sens, jusqu'à l'extase de la vision intérieure, c'est-à-dire élever graduellement le plan de la conscience. L'homme peut ainsi parvenir à connaître le monde suprasensible, exactement comme il connaît les objets des sens dans le temps, autrement dit, grâce à l'expérience. De plus, il peut saisir que ces derniers sont de pures illusions, tandis que ce monde suprasensible est la suprême réalité. L'évidence des choses cachées finira ainsi par s'affirmer ; l'invisible et l'inconnu deviennent le visible et le connu. L'expérience humaine sur ce plan supérieur est aussi fortifiée par l'analogie et par le processus ordonné de la nature. Si nous postulons l'existence continue de l'âme (l'Ego), nous devons aussi admettre la persistance de son mode de connaissance, faute de quoi nous supprimons la conscience elle-même. La conscience de l'Ego et son mode réel de connaissance par l'expérience nous permettent d'affirmer l'existence continue. Si la conscience se manifeste à la fois sur le plan objectif, par l'intermédiaire des sens, et sur le plan subjectif, par l'intuition, la réminiscence, etc., alors l'Ego, qui a passé par des expériences inégales sur les deux plans, presque exclusivement limitées au plan inférieur, peut parfois s'exprimer presque entièrement sur le plan subjectif, dans des états de transe ou dans certaines conditions de ce genre. C'est ce qui donne la clef permettant d'expliquer la conscience supérieure et la vie divine.

Un tiers de notre vie actuelle est pratiquement privé de mémoire. Quand le plan de la conscience change dans le sommeil, la mémoire se révèle comme étant de caractère essentiellement matériel et temporaire, et comme n'étant pas du tout indispensable à l'existence, à l'expérience et à la conscience.

L'immortalité de l'homme est à sa portée, sa destinée est entre ses propres mains, et il lui est possible de retrouver l'essence de tout son passé en prenant possession de son héritage dès maintenant.

« Celui qui n'a pas même la connaissance des choses ordinaires est une brute parmi les hommes ; celui qui possède une connaissance exacte des intérêts humains seuls est un homme parmi les brutes ; mais celui qui connaît tout ce qui peut être connu par l'énergie intelligente est un dieu parmi les hommes. »

Harij (W.Q. Judge).

Cet article fut publié pour la première fois par M. Judge, sous la signature de « Harij » dans The Path, volume IV, 1889-1890. © Textes Théosophiques, Cahier Théosophique n°42.


 

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