« Avec audace j'ai cherché dans d'innombrables formes mortelles,
L'ombre de cette idole de ma pensée.
« Après l'amour éteint, si je vécus encore
C'est pour la vérité, soif aussi qui dévore »
La perte de la jeunesse et de l'amour est la perpétuelle lamentation des poètes.
Un immuable printemps de la vie, où les doux rêves de la jeunesse se réaliseraient dans l'épanouissement d'un amour réciproque, serait pour eux le ciel, et c'est un ciel en effet, tant qu'il dure. Si nous ajoutons à cela le sens esthétique et raffiné qui équilibre délicatement et apprécie à merveille toutes les joies des sens, et l'intelligence hautement développée qui peut puiser à volonté dans les richesses accumulées des ères révolues de civilisation, que reste-t-il de plus à souhaiter pour les poètes ? Avec un usage digne du cœur, des sens et du mental, une nature bien équilibrée qui sait que la modération seule donne le bonheur durable, l'homme ne peut-il enfin trouver la satisfaction ? Que peut-il enfin désirer de plus ?
Il est inutile de nier que la vie détient des dons très doux, bien que le nombre de ceux qui sont capables d'en jouir parfaitement soit restreint. Mais alors même qu'on jouit de ces dons, on sent que l'horizon est limité. Avec quelle incertitude anxieuse — par suite fascinante — la jeunesse n'ouvre-t-elle pas les yeux sur le charme du monde éblouissant ? L'amour du printemps, même à l'âge adulte, construit sans cesse des bosquets enchanteurs dans l'avenir ; il n'est jamais longtemps satisfait du présent, tandis que, pour l'intellect, l'étendue limitée de l'instruction la plus haute, est un aiguillon mieux défini encore vers la recherche d'une connaissance qui dépassera toute expérience précédente.
En supposant même que l'homme se satisfasse de s'abreuver sans cesse à la coupe unique de félicité, cela ne lui est pas permis. Les leçons de la vie, le grand instructeur, changent constamment, et la tempête du cœur prend la place du calme qu'on croyait devoir être sans fin.
Ainsi donc, puisque c'est en vain que nous recherchons la félicité permanente dans aucune de ces choses, puisque, au-delà de la culture intellectuelle la plus haute d'un âge intellectuel, luit la vision d'une connaissance supérieure, puisque, au-delà du raffinement artistique de notre civilisation comme de la fleur de toutes les civilisations passées, gît cachée la source de toute douceur, puisque, même la communion étroite de cœur créée par l'amour humain, n'est qu'un faible reflet de la profonde paix que conçoit celui qui a déchiré Je voile cachant l'Eternel, toutes les énergies de l'homme doivent se consacrer à la recherche qui lui apporteront ces résultats.
Toute la philosophie de la vie peut se résumer dans les quatre grandes Vérités qu'enseigna le Bouddha, et l’on ne pourrait en avoir une plus lumineuse description que celle que donnent les lignes ravissantes du huitième livre de la « Lumière d'Asie ».
Celui qui s'est profondément pénétré de ces grandes vérités, qui a compris la nature transitoire du bonheur sur terre où les peines et souffrances font plus que contrebalancer les joies de la vie, ne désirera plus jamais dans ses moments les plus lucides avoir la bénédiction, soit dans cette existence soit dans une autre, d'une vie uniformément heureuse, car il n'y a pas de plus grand soporifique pour l'âme que le sentiment de contentement, et pas d'aiguillon plus puissant qu'un sentiment de mécontentement. Il traversera des périodes de joie, mais il les appréhendera avec crainte et avec doute, car c'est alors que le monde des sens reprend son emprise sur l'âme, ce qui nécessitera la souffrance d'une nouvelle lutte pour la liberté.
Quand on entreprend la grande recherche, il semble que de nombreuses vies ne pourront pas apaiser la passion dominante de l'âme, mais la nature va vite dans les climats chauds, et de l'intensité même du désir peut jaillir la force et la volonté de le vaincre. Bien que ce soit toujours la même note tonique qui soit frappée pendant toute la vie, le désir dominant semblera prendre un aspect différent au fur et à mesure que l'on gravit l'échelle.
C'est une supposition, qui semble confirmée d'après les analogies de la nature ; car ainsi que l'embryon humain dans son développement pré-natal présente, en une succession rapide qui se ralentit à l'approche du moment de la naissance, des caractéristiques des races inférieures de la vie animale d'où l'homme a évolué, de même aussi l'âme humaine, dans sa traversée de la vie, refait l'expérience des désirs et des tentations dominants qui l'ont affectée durant d'innombrables incarnations passées. Les désirs inférieurs qui dans les vies écoulées ont été plus ou moins vaincus, seront expérimentés en une succession rapide, et rejetés sans grande difficulté, jusqu'à ce que la grande lutte de la vie soit atteinte, de laquelle l'homme doit sortir plus ou moins victorieux, s'il veut continuer à progresser.
S'il suffisait d'être bien intentionné, si c'était là une sécurité contre le danger de dévier, ou si ce détour ne signifiait pas un retard sur le sentier, il ne serait pas si suprêmement nécessaire de mettre sa croyance d'accord avec les faits ; mais, même dans les affaires terrestres, nous voyons chaque jour que la pureté d'intention n'est pas une garantie contre les échecs qui proviennent d'un manque de connaissance. En conséquence, dans la grande science spirituelle qui traite du problème de la vie dans son ensemble — et non seulement de ce simple fragment que représente notre existence terrestre actuelle — on verra combien il est nécessaire que les faits soient compris d'une façon correcte.
Pour nous dont les yeux ne se sont pas encore ouverts sur les hauteurs sublimes, aveuglés qu'ils sont par le brouillard de nos passions, les seuls rayons de lumière qui puissent illuminer l'obscurité de notre route vers la grande recherche sont les paroles (que ce soit ou non sous forme de révélation reconnue) que nous ont laissées les Maîtres qui nous ont précédés sur la voie, et les conseils de nos camarades qui marchent vers le même but. Mais les mots sont susceptibles de nombreuses interprétations, et l'opinion de nos camarades est teintée par leur propre personnalité ; par conséquent, la pierre de touche suprême de la vérité, le disciple doit la chercher dans son propre cœur.
Après avoir signalé la nécessité d'une croyance correcte, considérons maintenant la question de la grande réalisation — l'annihilation de Karma — la conquête du Nirvana. Il faut reconnaître comme une proposition logique que Karma ne peut jamais détruire Karma, c'est-à-dire qu'aucune pensée, parole, ou action de l'homme dans son état actuel de conscience, ne peut jamais le libérer du cercle des renaissances. Ce point de vue semblerait nécessiter un pouvoir extérieur à l'homme et susceptible de le délivrer, un pouvoir qui soit en contact avec lui et qui devrait lui être allié.
Mais les enseignements qui ont été donnés au monde dans La Lumière sur le Sentier présentent l'autre aspect de la question : « Chaque homme est à lui-même d’une façon absolue, la voie, la vérité et la vie ». Ou encore : « En toi est la lumière au monde, la seule lumière qui puisse être répandue sur le Sentier. Si tu es incapable de la percevoir en toi, il est inutile de la chercher ailleurs ».
Il semblerait que la solution de ce grand paradoxe doive être recherchée dans la constitution de l'homme, telle qu'elle est décrite dans les écrits théosophiques.
En vérité, c'est l'affirmation scientifique de profondes vérités spirituelles qui donne aux enseignements théosophiques 1eur valeur remarquable, et qui semble devoir convaincre les peuples occidentaux qui durant trop longtemps ont été habitués à la simple sentimentalité émotive des religions orthodoxes, ou à la négation pessimiste ou la science.
Les principes supérieurs, comme on les a appelés, qui entrent dans la constitution de l'homme, et en particulier l'Atma |Esprit] divin par lequel il est uni à la Divinité omniprésente, devront toujours rester de profonds mystères. Mais au moins, Ils peuvent être admis par l'intellect car ils procurent des tremplins logiques pour s'élancer au-dessus du grand gouffre qui sépare l'Humanité de la Divinité, — le Pouvoir — dont la connaissance correcte révèle le lien réel entre les deux systèmes de pensée — qui est en même temps extérieur à l'homme, et en contact avec lui par sa propre lumière divine qui l'éclaire, qui est aussi l'homme lui-même, son Soi le plus haut et le plus vrai.
Pour la plupart d'entre nous c’est le « Dieu caché dans le Sanctuaire », dont nous ignorons même l'existence et qu'on appelle du nom d'Ishwara ou le Logos — le rayon primordial du Grand Inconnu. C'est le Chrestos des Chrétiens, mais à part peut-être chez quelques mystiques des Eglises Romaines ou Grecques, il a été dégradé au point de ne plus être reconnaissable par suite de leur anthropomorphisme matérialiste. On pourra arriver à une meilleure compréhension de ce sujet se rapportant à la littérature sanscrite qui décrit la nature de l'homme comme se composant des trois gunas ou qualités : Satwa, bonté, Rajas, passion, et Tamas, obscurité ou erreur ; la nature de la plupart des hommes est constituée presque entièrement de ces deux derniers gunas — tandis que le Logos est pur Satwa.
Par conséquent, le dilemme qui nous fait demander si l'homme est libéré par sa propre volonté triomphante ou par le pouvoir du Logos apparaît comme une distinction sans portée.
Pour arriver à la libération finale, le Dieu intérieur et le Dieu extérieur doivent coopérer.
Du fait que le désir constitue, comme l'enseigna le Bouddha, le grand obstacle sur la voie, il importe de le conquérir par la volonté triomphante, mais la volonté Divine ne peut être éveillée au pouvoir tant que la conviction de la suprême nécessité d'atteindre à l'état éternel n'est pas devenue permanente, et c'est ce qui nécessite la stimulation que le Logos exerce continuellement sur l'âme à l'aide de sa lumière.
Nous nous trouvons maintenant placés en face d'un problème très difficile — c'est, en réalité, le gouffre qui sépare l'Occultiste de l'homme religieux, et c'est ici qu'il est si nécessaire de saisir l'idée correcte.
« Les forts peuvent tenter de gravir la route abrupte qui s'élance
Escarpée et dangereuse, au flanc de la montagne ;
Mais les faibles doivent la contourner lentement, de lacets en lacets,
En se reposant très souvent. »
Le chemin direct vers la perfection auquel il est fait allusion dans les deux premières lignes est appelé, en Théosophie, « l'échelle périlleuse qui conduit au sentier de la vie ». Affronter l'abîme effrayant de ténèbres de la première épreuve, sans reculer de terreur devant l'apparente annihilation que le rejet de la vie des sens implique et devant le silence plus terrible encore de la seconde épreuve ; avoir la force d'évoquer le Soi plus vaste — le Dieu qui jusqu'ici avait été caché dans le sanctuaire — voilà en quoi consistent les tout premiers degrés du sentier, ou plutôt ses épreuves préliminaires, tandis que les degrés plus avancés sont représentés par l'échelle ascendante de la Hiérarchie occulte où le néophyte, ou chéla [disciple], peut arriver à l'Adeptat le plus haut après une série d'épreuves et d'initiations. Ainsi l'homme peut graduellement laisser derrière lui tous désirs et toutes limitations humaines, et réaliser à leur place les attributs de la Divinité en lui-même.
L'homme religieux nie naturellement que l'homme puisse devenir un dieu ou jamais réaliser en lui les attributs de la Divinité. Il se peut qu'il reconnaisse la nécessité de la réincarnation pour les hommes ordinaires du monde, et même pour ceux qui ne sont pas parfaits dans leur détachement et leur dévotion, mais il nie la nécessité de cette série d'épreuves et d'initiations qui doit se répartir de toute façon sur plus d'une vie — probablement sur de nombreuses. Il semble que l'on puisse invoquer la théorie de l'évolution pour soutenir ce dernier point de vue. Si l'on admet que nous avons, comme individus, perpétuellement évolué sur la roue de l'existence conditionnée; si l'on admet qu'au commencement de chaque manvantara [durée d’un univers], la monade divine (qui depuis un passé sans commencement a habité successivement des formes végétales, animales et humaines) choisit une demeure de chair, strictement en accord avec le Karma précédent, on voit que, tout en habitant un corps humain, nous n'avons jamais été dans l'éternité passée plus près d'atteindre le Nirvana à un moment qu'à un autre. S'il n'y a aucun rapport entre l'évolution et le Nirvana, c'est une illusion de s'imaginer que l'évolution conduit au Nirvana par les grades de l'Adeptat. Par conséquent, « c'est purement une question de grâce divine », dit l'homme d'Eglise. Si, en réponse à cette conception, on fait remarquer que la lumière du Logos est destinée à atteindre et à illuminer finalement tous les hommes et que le progrès régulier vers la perfection par le Chélaat [disciple] et l'Adeptat constitue un aboutissement logique, on peut objecter que si la lumière du Logos doit en fin de compte atteindre et éclairer tous les êtres il en résultera l'extinction ultime de l'Univers objectif reconnu comme étant sans commencement et sans fin, bien qu'il passe par des périodes alternatives de manifestation et de non-manifestation. Si, pour échapper à cette position intenable, nous postulons de nouvelles émanations de la Divinité dans les organismes inférieurs au commencement de chaque manvantara, pour prendre la place de ceux qui entrent en Nirvana, nous rencontrons d'autres difficultés. Tout d'abord, en laissant hors de question le fait qu'une telle supposition est absolument démentie par ce qu'on reconnaît comme révélations, la projection dans le processus évolutif d'une monade libre de tout Karma rend la loi de Karma inopérante, car la première association de la monade avec Karma reste inexpliquée ; il devient également impossible d'expliquer ce qu'était son mode d'être avant sa projection dans l'évolution. Il faut noter que bien que la loi de Karma n'explique pas pourquoi nous existons elle démontre néanmoins d'une façon satisfaisante comment nous sommes ce que nous sommes, et telle est la raison d'être de la loi. Mais la théorie ci-dessus lui enlève toute signification. Elle fait de Karma et de la monade des entités indépendantes, unies par l'énergie créatrice de la Divinité, tandis que Karma devrait être considéré comme un mode d'existence de la monade — mode qui cesse d'exister quand un autre mode prend sa place : celui de la libération. En second lieu, si la monade, en atteignant la libération, ne fait qu'atteindre ce qu'elle possédait avant de s'associer à Karma, à quoi bon tout le processus ? Ou encore, si on affirme que la monade était complètement non-existante avant sa projection, la Divinité devient responsable de toutes nos souffrances et de tous nos péchés. Nous tombons alors, soit dans la doctrine calviniste de la prédestination telle qu'elle est conçue par le peuple, ou dans la doctrine plus blasphématoire encore des fidèles d'Ahriman, soulevant encore de nombreuses difficultés illogiques. L'enseignement de nos philosophes orientaux dit que la nature réelle intérieure de la monade est la même que l'essence intérieure réelle de la Divinité. Mais, depuis un passé sans commencement, elle possède une nature transitoire considérée comme illusoire, et le mode de manifestation de cette illusion est connu sous le nom de Karma.
Mais ne nous sommes-nous pas laissés induire en erreur dans le premier exemple ? N'aurions-nous pas dû acquiescer à la première définition ci-dessus de la théorie de l'évolution ? Les prémices étaient assez satisfaisantes, mais l'erreur consistait à admettre la déduction de l'homme d'Eglise comme une nécessité logique. Quand celui-ci affirme qu'il n'y a pas de rapport imaginable entre l'évolution et le Nirvana, il ne fait que postuler pour le mot évolution une portée plus limitée que celle que l'Occultiste y attache, c'est-à-dire, le développement de l'âme comme celui de la simple forme. Il a réellement raison lorsqu'il affirme que l'homme naturel, tant qu'il reste tel qu'il est, n'atteindra jamais le but ultime de l'Etre. Et il est aussi vrai pour l'Occultiste que pour l'homme religieux que, pour se libérer du cercle fatal des renaissances, il doit « briser la coque qui le maintien dans l'obscurité, déchirer le voile qui lui cache l'éternel. L'homme religieux peut appeler cela l'action de la grâce divine, mais cela peut être décrit tout aussi correctement comme « l'éveil du Dieu intérieur qui sommeille ». Mais l'erreur de l'homme religieux est sans contredit de prendre à tort le premier reflet de la conscience divine comme une preuve d'émancipation finale, par exemple à la mort du corps, alors que ce n'est que le premier pas d'un stade probatoire dans l'immense étendue du travail pour l'Humanité sur les plans supérieurs de l'Etre.
Pour donner un exemple analogue pris dans la théorie de l'Evolution que nous venons de discuter, n'est-il pas plus logique de s'imaginer que, de la même façon que nous voyons s'étendre à nos pieds les gradations infinies de l'existence à travers les règnes animal, végétal et minéral — entre lesquels vraiment, grâce aux investigations récentes des hommes de science, on ne reconnaît plus aucune ligne distincte de démarcation — de même aussi les hauteurs (nécessairement cachées à nos yeux) qui nous restent à gravir dans notre progression ascendante vers la Divinité doivent être constituées par une hiérarchie invisible d'Etres ? Et comme nous avons évolué durant des millions de siècles de vie terrestre dans ces formes inférieures jusqu'à l'état que nous occupons actuellement, de même pourrons-nous, si nous en décidons ainsi, entrer sur une nouvelle route meilleure de progrès, à côté de l'évolution ordinaire de l'Humanité, route sur laquelle se rencontrent également d'innombrables grades ?
Il n'y a aucun doute que l'Humanité dans son ensemble progressera dans la direction d'une spiritualité plus grande, mais ce progrès sera l'apanage d'un nombre de plus en plus restreint d'individus.
Quelque lumière est projetée sur l'affirmation qui se rencontre dans toutes les Bibles de l'Humanité concernant la grande difficulté d'atteindre au but, et la question de savoir si cette élimination se produit au milieu de la « cinquième grande ronde », ou si elle se poursuit constamment durant le processus évolutif, en se souvenant de ce qui suit : « Etroite est la porte, et étroit le chemin qui mène à la vie, et rares sont ceux qui le trouvent; mais large est la porte, et large le chemin qui conduit à la destruction, et nombreux sont ceux qui le suivent ». Ceci et d'autres passages parallèles se rapportent sans aucun doute à ceux qui sont inaptes à continuer le progrès que l'Humanité plus spiritualisée aura alors atteint.
L'image la plus frappante du nombre relativement minime d'âmes élues aptes à réaliser le but le plus élevé de la grande recherche qu'on puisse obtenir, c'est d'envisager le fait déjà mentionné que l'univers objectif avec ses myriades d'habitants ne cessera jamais d'exister dans les vastes abîmes de l'avenir ; et que la grande majorité de l'humanité — des millions de millions — continuera ainsi d'évoluer éternellement sur la roue de la naissance et de la mort.
Mais bien que la nature puisse nous offrir un nombre presque infini d'occasions d'entreprendre la grande recherche, ce serait une folie de remettre à plus tard la chance qui nous est offerte maintenant, et de permettre à l'attraction des sens de se réaffermir comme dans le passé, car il faut se souvenir que la barbarie et l'anarchie dans lesquelles toute civilisation doit- nécessairement tomber sont des périodes de mort spirituelle, et que c'est lorsque « la fleur de la civilisation s'est pleinement épanouie, et lorsque ses pétales sont sur le point de se détacher » que l'aiguillon intérieur amène les hommes à lever les yeux vers les cimes ensoleillées, et « à reconnaître, dans le scintillement aveuglant, les contours des Portes d'Or ».
Il y a sans doute dans le Devaloka des royaumes où la béatitude du ciel peut être goûtée par ceux qui aspirent aux récompenses égoïstes de la satisfaction personnelle, mais elles cessent à la fin du manvantara, et au début du suivant le dévot devra de nouveau subir l'emprisonnement dans la chair. Le huitième chapitre de la Bhagavad-Gîtâ affirme en effet qu'il existe un sentier vers le Nirvana par le Devaloka, et, parmi les possibilités illimitées de l'Infini, qui oserait certifier qu'il n'en est pas ainsi ? Mais le contexte implique certainement un détachement et une dévotion par la vie, qu'il nous est même difficile d'envisager, combien moins encore de réaliser ?
Par conséquent, la réalisation de la grande recherche peut nous paraître encore bien lointaine, car si nous considérons combien nous sommes plus proches de l'animal que du Dieu, ce but semble fuir vers un avenir infiniment distant et nous savons que nous aurons à passer de nombreuses vies avant de l'atteindre, mais néanmoins, nos prières les plus ferventes devraient souhaiter de ne jamais perdre de vue cette destinée céleste qui est certainement la seule chose digne d'être réalisée.
Pour beaucoup d'êtres, ce qui précède paraîtra de pures spéculations. La foi la plus solide ne peut guère s'appeler connaissance, mais tout en admettant la nécessité de la connaissance intégrale, nous pouvons du moins espérer que son acquisition partielle sera compatible avec les conditions actuelles où nous nous trouvons. Pour nous, dont les pieds s'efforcent de fouler, souvent avec lassitude, le sentier de la grande recherche, et dont les yeux fouillent à l'aveuglette les brumes qui nous entourent, une persévérance constante et un espoir tout-puissant doivent être les mots de passe : la persévérance dans la lutte, bien que les ennemis issus du soi inférieur fassent de chaque pas un combat, et l'espoir qu'à chaque instant l'entrée du sentier puisse être découverte.
Pour illustrer ces deux qualités, et aussi parce que les paroles qui frappent une note élevée sont susceptibles d'éveiller un écho correspondant dans de nobles cœurs, terminons cet article par l'extrait suivant du Ramayana :
« Ainsi parla Rama. La Vertu est un service que l'homme se doit à lui-même ; et même s'il n'y avait ni ciel, ni Dieu pour régir le monde, ce ne serait pas moins la loi unificatrice de la vie. C'est le privilège que possède l'homme de connaître le bien et de le suivre. Trahissez-moi et persécutez-moi, mes frères les hommes ! Déversez sur moi votre rage, 0 démons mauvais !
Souriez, ou observez mon agonie avec un froid dédain, vous, les Dieux bienheureux ! Terre, enfer, ciel, unissez votre pouvoir pour m'écraser — je resterai toujours fidèle à cet héritage ! Ma force n'est rien — le temps peut l'ébranler et l'affaiblir ; ma jeunesse est fugitive — déjà la peine a épuisé ma vie ; mon cœur — hélas ! est presque brisé maintenant. L'angoisse peut l'écraser complètement, et la vie peut me quitter ; mais alors même mon âme qui n'a pas failli triomphera, et en mourant, elle défiera la destinée sans âme qui se vante d'être maîtresse de l'homme. »
« Pilgrim. » (H.P. Blavatsky)
Cet article fut publié pour la première fois par H. P. Blavatsky dans Le Lucifer de décembre 1887.