Certains collaborateurs distingués de la littérature Théosophique ont dernièrement décrit les qualités nécessaires pour devenir un homme parfait, c'est-à-dire, un Adepte. Ils disaient qu’entre autres choses un tel être devait absolument posséder l’Amour – et non seulement l’Amour abstrait mais l’amour pour un ou plusieurs objets.
Que voulaient-ils dire en parlant de l’ « amour pour un objet », et se peut-il que l’amour puisse jamais exister sans un objet ? Ce sentiment qui ne s’adresse qu’à l’Éternel et l’Infini, et n’emprunte rien aux illusions terrestres, peut-il s’appeler amour ? Cet amour sans objet peut-il être l’amour, ou en d’autres termes : l’amour des formes, ou pour un objet, est-il le véritable amour ? Si un homme aimait toute chose d’une façon égale dans l’univers, sans accorder sa préférence à aucune, un tel amour ne serait-il pas pratiquement sans objet ? Ne reviendrait-il pas à ne rien aimer du tout, puisque dans un tel cas, l’individualité d’un objet donné quelconque serait perdue de vue ?
Un amour dirigé de façon égale vers toutes choses, un amour universel, est au-delà de la conception du mental mortel, et pourtant cette sorte d’amour qui n’accorde aucune faveur à une chose déterminée semble être l’amour éternel que recommandent tous les livres sacrés de l’Orient et de l’Occident ; car aussitôt que nous commençons à aimer une chose ou un être plus qu’un autre, non seulement nous détournons du reste une somme d’amour à laquelle la masse a le droit de prétendre, mais nous nous attachons aussi à l’objet de notre amour, une conséquence contre laquelle on nous met sérieusement en garde dans divers passages de ces livres.
La Bhagavad-Gîtâ enseigne que nous ne devons aimer ni haïr aucun objet des sens, ni nous attacher à aucun d’entre eux, mais qu’il nous faut renoncer aux fruits de tous nos projets, et fixer nos pensées uniquement sur LUI, l’Éternel, qui n’est pas une chose, ni un objet de connaissance pour nous, mais dont la présence peut être expérimentée subjectivement par nous et en nous-mêmes. Elle dit : « Est estimé entre tous celui qui garde une âme égale, parmi ses amis et compagnons ou au milieu d'ennemis, d'êtres hautains et indifférents, au milieu de ceux qui aiment ou qui haïssent ou dans ses relations avec des pécheurs ou des justes. » (BG, chap. VI, 9). Et plus loin elle dit encore : « Celui qui me voit en toutes choses et voit toutes choses en moi ne se détache pas de moi et je ne l'abandonne point. Et quiconque, croyant à l'unité spirituelle, m'honore, moi qui suis en toutes choses, demeure avec moi quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve. Celui, ô Arjuna, qui en raison de la similitude trouvée en lui-même ne voit qu'une seule essence en toutes choses, bonnes ou mauvaises, celui-là est considéré comme le fidèle consacré par excellence. » (BG, chap. VI, 30-2).
Presque à chaque page de la Bhagavad-Gîtâ, on nous recommande de diriger uniquement notre amour vers ce qui est éternel dans chaque forme, et de considérer cette forme elle-même comme une chose d’importance secondaire :
« On dit qu'un homme est confirmé dans la connaissance spirituelle lorsqu'il abandonne chaque désir qui entre dans son cœur, lorsqu'il est heureux par lui-même et satisfait dans le Soi par le Soi. Son esprit n'est pas troublé dans l'adversité; il est heureux et satisfait dans la prospérité, et les soucis, la peur et la colère lui sont étrangers » (BG, chap. II, 55-56). « Le cœur attaché au renoncement et à la pratique de l'action, tu parviendras à moi. Je suis le même pour toutes les créatures ; je ne connais ni haine, ni préférence ; mais ceux qui me servent avec amour demeurent en moi et moi en eux. » (BG, chap. IX, 28-29)
« Les sages illuminés considèrent avec égalité d'âme un Brâhmane éclairé et impersonnel, une vache, un éléphant, un chien et jusqu'à un paria qui mange la chair de chien ». « L'homme qui connaît l'Esprit Suprême, qui n'est pas abusé et qui s'attache à Lui, ne se réjouit pas des choses agréables et ne se lamente point en affrontant celles qui sont désagréables. Celui dont le cœur est détaché des objets des sens trouve le bonheur en lui-même et, uni à l'Esprit Suprême par la consécration, il jouit d'une béatitude impérissable. » « L'homme qui est heureux en lui-même et illuminé intérieurement est un fidèle consacré ; participant de la nature de l'Esprit Suprême, il y est absorbé » (BG, chap. V, 18, 20-21, 24).
Le grand Hermès Trismégiste enseigne la même doctrine identique car il dit : « Lève-toi et embrasse-moi de tout ton être et je t’enseignerai tout ce que tu désires savoir ».
La Bible nous dit aussi que « Dieu est Amour » (I Jean, IV, 8) et Jésus précise « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout ton esprit (intelligence » (Matthieu, XXII, 37). [La Bible] tout en enseignant que nous ne devons rien aimer d’autre que Dieu qui est Tout en Tout (Épître aux Éphésiens, I, 22-23), affirme que ce Dieu est omniprésent, éternel et incompréhensible pour l’intelligence finie des mortels (Première Épître à Timothée, VI, 16). Elle enseigne que cet amour est la plus importante des possessions, sans laquelle toutes les autres sont inutiles (Première Épître aux Corinthien, XIII, 1-2) et pourtant ce Dieu que nous devons aimer n’est pas un « objet » (Jean, I, 5) mais est partout. Il est en nous et nous en Lui (Épître aux Romains, XII, 5). Nous devons abandonner tout objet des sens et ne suivre que Lui (Luc, V, 10-11), quoique nous n’ayons aucun moyen intellectuel de Le connaître ou de Le percevoir, le grand Inconnu, pour l’amour duquel, nous devons renoncer à notre foyer, à nos frères, sœurs, père, mère, femme, enfants et terres. (Marc, X, 29).
Que peut signifier tout ceci, sinon que l’amour lui-même est l’objet légitime de l’amour ? C’est un pouvoir divin, éternel et infini, une lumière qui se reflète dans chaque objet tout en ne cherchant pas l’objet, mais simplement sa propre réflexion en lui. C’est un feu indestructible, et plus il est ardent, plus vive sera la lumière, plus claire paraîtra sa propre image. L’amour ne tombe amoureux que de lui-même, il est libre de toute autre attraction. Un amour qui s’attache aux objets des sens cesse d’être libre, cesse d’être de l’amour et n’est plus qu’un simple désir. L’amour pur et éternel ne demande rien, mais donne généreusement à tous ceux qui veulent prendre. L’amour terrestre est attiré vers les personnes et les choses, mais l’amour spirituel Divin ne recherche que ce qui est divin en tout, et ceci ne peut être rien d’autre que l’amour, car l’amour est le pouvoir suprême en tout. Il maintient les mondes dans l’espace, il revêt la terre de couleurs brillantes et chaudes, il guide les instincts des animaux et lie l’un à l’autre les cœurs des êtres humains.
En agissant sur les plans inférieurs d’existence, il enlace d’un tendre un baiser les choses terrestres, mais l’amour sur le plan spirituel est libre. L’amour spirituel est une déesse qui continuellement se sacrifie à elle-même, et qui n’accepte pas d’autre sacrifice que son propre soi, se donnant elle-même en retour, pour tout ce qu’elle reçoit.
Par conséquent, la Bhagavad-Gîtâ dit : « Nourrissez-en les Dieux, afin que les Dieux à leur tour vous nourrissent; et, vous nourrissant ainsi mutuellement, vous obtiendrez la plus haute félicité. » (Chap. III, 11) ;
et la Bible précise : « À celui qui a beaucoup, il sera donné, mais à celui qui a peu, le peu qu’il a lui sera pris ». (Luc, XIX, 26).
L’amour est un pouvoir universel, et par suite immortel, il ne peut jamais mourir. Nous ne pouvons pas croire que même la plus petite parcelle d’amour ait jamais péri, seuls les instruments par lesquels il se manifeste, changent de forme ; d’autre part, il ne doit jamais naître, car il existe de toute éternité, les corps seuls dans lesquels il brille, naissent, meurent et renaissent. Un amour qui ne se manifeste pas est inexistant pour nous, car naître à l’existence signifie se manifester. Comment alors pourrions-nous imaginer un être doué d’un amour qui ne se manifesterait jamais ; comment pourrions-nous concevoir une lumière qui ne luirait jamais, et un feu qui ne donnerait aucune chaleur ?
Mais « comme le soleil luit sur la terre des justes et des injustes, comme la pluie descend sur les champs des pernicieux aussi bien que sur ceux des bons », de même aussi l’amour divin, se manifestant dans un homme parfait, se répand également sur chacun, sans faveur ni partialité. Partout où existe un être humain bon et parfait, l’amour divin se manifeste et le degré de perfection d’un homme dépend de son degré de capacité de servir l’instrument à la manifestation de l’amour divin. Plus il est parfait, plus son amour descendra sur tous et pénétrera ceux qui subiront sa divine influence. Demander à Dieu des faveurs revient à Le concevoir comme un être imparfait dont l’amour n’est pas libre, mais sujet à être guidé et acheté par les mortels. S’attendre à des faveurs de la part d’un Mahatma, c’est le concevoir comme un homme imparfait.
Il est vrai que la « prière », c'est-à-dire l’élévation et l’aspiration de l’âme « en esprit et en vérité » (Jean, XIV, 14-18), est utile, non parce qu’elle persuade la lumière de se rapprocher de nous, mais parce qu’elle nous aide à nous ouvrir les yeux et à découvrir la lumière qui était déjà présente. Que ceux qui désirent entrer en contact avec les Adeptes, pénètrent dans leur sphère en suivant leurs doctrines ; qu’ils cherchent l’amour, mais non un objet digne d’amour, et, lorsqu’ils auront trouvé le premier, ils découvriront une surabondance d’objets dans toute l’étendue de l’univers illimité ; ils le trouveront dans tout ce qui existe, car l’amour est le fondement de toute existence, et sans amour, rien ne peut continuer d’exister.
L’amour – l’amour divin – est la source de la vie, de la lumière, du bonheur. C’est le principe créateur dans le Macrocosme et dans le Microcosme de l’Homme. C’est Vénus, la mère de tous les dieux, parce que d’elle seule naissent la Volonté et l’Imagination, et tous les autres pouvoirs grâce auxquels fut évolué l’univers. C’est le germe de divinité qui existe dans le cœur de l’homme, et qui peut s’épanouir en un soleil répandant la vie, illuminant le mental et projetant ses rayons au centre de l’univers ; car il est issu de ce centre, et dans ce centre il finira par retourner. C’est un messager divin qui apporte la Lumière du Ciel sur Terre, puis retourne au Ciel chargé de dons sacrificatoires.
Tous lui rendent un culte, certains l’adorent sous une forme, d’autres sous une autre, mais beaucoup ne perçoivent que la forme et ne voient pas l’esprit divin. Néanmoins, l’esprit seul est réel ; la forme est une illusion. L’amour peut exister sans forme, mais aucune forme ne peut exister sans amour. Il est l’Esprit pur, mais si la lumière est réfléchie dans la matière, elle crée le désir, et le désir produit les formes. Ainsi, le monde visible des choses périssables est créé, mais au-dessus de cette nature visible, il en existe une autre, invisible et éternelle :
« Il existe cependant ce qui n'est jamais détruit lors de la dissolution de toutes choses ; cela est indivisible, indestructible et d'une nature différente de celle du visible. Ce qu'on désigne comme le non-manifesté et l'inépuisable est appelé le but suprême ; ceux qui l'ont atteint ne reviennent jamais : c'est ma demeure suprême. » (Bhagavad-Gîtâ, chap. VIII, 20-1).
C’est le séjour suprême de l’Amour sans objet, non manifesté et impérissable, car là il n’existe aucun objet. Là, l’amour est uni à l’amour, jouissant du bonheur suprême et éternel en lui-même et de cette paix qu’aucun mental mortel, captif de l’illusion de la forme, ne peut concevoir. Non existant pour nous, et existant pourtant dans ce suprême Être-té où toutes choses résident, par lequel l’univers a été manifesté et qu’on peut atteindre par une dévotion exclusive.
H.P. Blavatsky
Cet article fut publié pour la première fois par H.P. Blavatsky dans le Lucifer de janvier 1888, sous le titre "Love With An Object" et la signature d’Emanuel. Publié en français dans la Revue Théosophie, VI, n°1, de septembre 1930.