Une de nos principales autorités, le Dr Charles Singer, a affirmé récemment, en étudiant un document du moyen-âge, que la première question qu’un savant se pose c’est de savoir si ce document présente ou non des signes d’influence arabe. La pensée occidentale doit tant à l’érudition de l’Islam primitif, qu’il n’y a guère de branches anciennes de la connaissance qui ne soient dépourvues d’influence musulmane. La théologie, la logique, la philosophie, le mysticisme, la musique, l’astronomie, la médecine et la physique, doivent tous énormément non seulement à la sagesse de l’Hellade conservée et transmise par l’enthousiasme et le travail ardu des savants de langue arabe, mais les contributions indépendantes, de caractère spécifiquement musulman. Avicenne, Averroès, Ghazzali, Omar Khayyam, Ibn Khaldun, Al Jindi, Qusta ibn Luga, ont gravé leur nom d’une façon indélébile dans le temple des progrès intellectuels humains, et Mahomet lui-même a apporté l’intuition et le réconfort spirituels à des millions de nos semblables.
Parmi toutes les activités mentales de l’Islam moyenâgeux, peu furent cultivées avec autant d’intelligence et de persévérance que la science ou l’art de l’alchimie. Nous avons déjà donné dans ces pages un compte-rendu de l’ouvrage essentiellement important de Djeber ibn Hayyan ; mais Djeber n’était que le premier d’une longue lignée de chimistes et d’alchimistes accomplis, dont les possibilités pratiques étaient nécessairement limitées, mais qui atteignaient un très haut degré dans le domaine de la pensée abstraite.
Avec l’expansion de l’Empire islamique, des hommes de races très diverses adoptèrent l’Arabe comme moyen d’expression littéraire et même actuellement beaucoup de mots arabes se retrouvent dans les termes techniques de la science. Parmi ces adeptes qui devinrent connus comme représentants fameux de la doctrine alchimique, il y avait deux Musulmans Occidentaux, Ibn Arfa’Ra’s et Maslama al- Majrit et deux Orientaux, Abu’l-Qasim al-Iraqui et Aidamir al-Jildaki.
Le premier de ces quatre hommes est appelé en réalité Abu’l-Hasan Ali ibn Musa ibn-Al-Qasim, mais il portait habituellement le nom de Ibn Arfa’Ra’s pour des raisons qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous. On dit qu’il mourut à Fez en 1197 de l’ère chrétienne, mais il se peut que ce soit un siècle plus tôt. Il est probable qu’il résida pendant quelque temps en Espagne, à Madrid, car on le désigne parfois sous le nom de al-Andalusi (« L’Andalou ») et al-Majriti (« l’homme de Madrid »). Les détails sur sa vie sont peu nombreux, mais nous pouvons espérer que les recherches futures illumineront ce qui est actuellement obscur ; en réalité, des recherches sur la chimie de l’Espagne mauresque seraient sans doute de la plus Grande valeur pour arriver à une compréhension correcte du développement de cette science. L’ouvrage principal de Ibn Arfa’Ra’s est un recueil de vers classés par ordre alphabétique, traitant de la pierre philosophale, et connu sous le nom de : « Les Particules de l’Or ». Écrits en grande partie dans cette cadence élégante et majestueuse appelée Tawil, ils sont remarquables à la fois par leur réel mérite poétique et par la façon intelligente dont ils reflètent la philosophie alchimique ésotérique de cette époque. Ils ne sont pas du tout facile à comprendre et beaucoup des termes techniques qu’ils contiennent ne se trouvent pas dans les dictionnaires ; mais, heureusement, l’auteur lui-même nous a laissé un commentaire à leur sujet, sous forme d’un dialogue avec son élève Muhammad ibn Abdullah. Un autre commentaire a été fait par Aidamir al-Jildaki, auquel nous ferons allusion plus loin, dans son ouvrage intitulé : L’apogée de la Joie, dont quelques manuscrits existent encore. Un troisième commentateur remarque que Ibn Arfa’ Ra’s modela son livre sur les écrits d’Arès ou Horus, de l’Alchimiste grec Théodore et du prince Omayyad Khalid ; « La signification intérieure de ses paroles » nous affirme-t-on, « est claire pour tous ceux qui les examinent avec l’œil de l’Initiation ».
Comme l’adepte bien antérieur Dh’un Num d’Égypte, Ibn Arfa’ Ra’s souligne l’aspect mystique de l’alchimie, exposant ses vues en une langue allégorique ; toutefois, il semble avoir eu une certaine connaissance des travaux de laboratoire.
Maslam al-Majriti, c'est-à-dire maslama de Madrid, fut un astronome et un mathématicien célèbre qui fut fameux en Espagne sous le règne bienfaisant du Calife Al-Hakam II (961-976). Si on se base sur des autorités indigènes, on lui attribue un traité alchimique remarquable intitulé Le Pas du Sage et on dit qu’il écrivit aussi Le But du Sage, œuvre sur la magie bien connue de l’Europe du Moyen-âge dans sa traduction latine Picatrix. Malheureusement, il existe beaucoup de doute quant à l’exactitude de cette attribution, puisque, de l’étude du contenu de ces ouvrages, nous pouvons conclure qu’ils furent tous deux composées vers l’an 1009 de l’ère chrétienne, tandis que Maslama est mort, disent des autorités sérieuses, en 1004 ou en 1007. L’auteur, quel qu’il ait été, dit, dans le Pas du Sage, que la meilleure preuve de la possibilité de la transmutation est son accomplissement effectif et que l’alchimiste devrait donc exercer sa main par la pratique, son œil par l’observation et son intelligence par la réflexion. Ce seul extrait suffit pour nous montrer que l’auteur s’occupait surtout d’alchimie physique pratique, et, bien qu’il fasse appel à l’emploi de talismans et d’autres agents magiques, il se révèle, dans tout l’ouvrage, un homme complètement à l’aise dans le laboratoire – un expérimentateur adroit, profondément versé dans les procédés et les manipulations chimiques. Certaines de ses descriptions d’opérations sur les métaux, telles que la coupellation et la séparation de l’argent de l’or, sont expliquées en un langage tout à fait clair et peuvent être aisément suivies par un chimiste moderne.
Quant à la science de l’alchimie, il prétend que ses fondements reposent sur la géométrie et l’arithmétique. Pour acquérir cette préparation mathématique, il recommande à l’étudiant de lire Euclide et l’Almagest, de Ptolémée ; après quoi, il devra tourner son attention vers les ouvrages d’Aristote, de Démocrite, d’Hermès et d’Apollonius de Tyane. Ces deux derniers noms sont intéressants en ce qu’ils démontrent une fois de plus la croyance largement répandue parmi les alchimistes musulmans que l’alchimie a eu son origine dans la tradition cachée de l’ancienne Égypte. Il y a beaucoup à dire sur cette croyance et un point intéressant qui la confirme a trait au principal joyau de la littérature alchimique ; la Tabula Smaragdina ou la Table d’Emeraude d’Hermès. Le plus ancien texte connu de cette perpétuelle énigme est contenu dans l’un des livres authentiques de Djeber ibn Hayyan (vers 722 à 803 de notre ère) qui prétend l’avoir pris à Apollonius de Tyane. Celui-ci découvrit, dit-on, une chambre secrète dans laquelle une statue d’Hermès assis sur un trône d’or tenait en main la Table d’Émeraude. Or Mr. Théodore Gaster a attiré l’attention sur le fait que le Livre des Morts égyptien contient une histoire étrangement similaire, au chapitre LIV, où il est affirmé que « ce chapitre fut découvert à Khmun (Hermopolis) sur une plaque d’albâtre (lapis-lazuli) sous les pieds de sa Majesté le dieu vénérable (Thoth ou Hermès) écrit par le dieu lui-même ».
Selon le Pas du Sage, les vils métaux sont, en réalité, de l’or avili par diverses qualités accidentelles ou non-essentielles. Si on les enlève, le métal retrouve sa véritable nature et redevient de l’or. Il n’y a (continue le livre) qu’un seul Élixir, en dépit des affirmations contraires de nombreux adeptes. Il possède un triple pouvoir, est insoluble dans l’eau et incombustible. Si on le projette sur des métaux vils, dans des conditions appropriées, il les transmutera en or ou en argent ; une telle transmutation est possible parce que la matière primordiale est la même dans tous les métaux.
Ces théories, à l’exception de celle qui affirme qu’il n’y a qu’un seul Elixir au lieu de deux comme il est dit habituellement, se trouvent exposées d’une façon plus détaillée dans les écrits d’un alchimiste accompli du treizième siècle, Abu’l Qasim al’-Iraqui. Quoique présumé natif de l’Irak, Abu’l-Qasim semble avoir étudié et vécu au Caire, entre 1250 et 1300. En 1250, le Sultan Mamelouk Al-Mu’-izz le Turc, monta sur le trône, et semble avoir ouvert aux savants les trésors de la bibliothèque rassemblés au dixième siècle parle Calife érudit Al-Mu’izz li-Din Allahi. Abu’l-Qasim nous dit qu’il n’étudia pas moins de 20 quintaux (environ deux tonnes) de ces livres, et, en effet, il témoigne d’une connaissance très profonde des écrivains primitifs de l’alchimie, tant Musulmans que Grecs. Parmi ses propres ouvrages, les plus intéressants sont le Livre des Sept Climats et le Livre de la connaissance acquise concernant la culture de l’Or.
Le premier contient une explication de la langue énigmatique employée par les alchimistes et du discrédit dans lequel l’alchimie était tombée. Brièvement exposé, le point de vue d’Abu’l-Qasim est le suivant. Pour maintenir l’ordre social, l’aide mutuelle est indispensable puisque tous les hommes ne possèdent pas l’habilité technique nécessaire pour pouvoir à leurs besoins. Si la connaissance de la méthode de préparation de l’Élixir devenait propriété commune, chacun serait riche et n’aurait donc plus besoin de travailler ; et par suite, la communauté cesserait bientôt d’exister. Il est donc nécessaire de voiler la science de l’alchimie sous un langage obscur, afin d’empêcher la vulgarisation parmi les profanes. Les « paroles obscures » des alchimistes sont dues à leur connaissance de ce fait. Toutefois, quand les hommes prirent les allégories à la lettre, et n’obtinrent naturellement aucun résultat satisfaisant, il y eut une réaction contre l’alchimie, et la science tomba alors en discrédit.
Dans la Culture de l’Or, dont une traduction anglaise fut publiée à Paris en 1923, la thèse principale d’Abu’l-Qasim c’est que les métaux se nourrissent, grandissent et se reproduisent. Le but de l’alchimie devrait donc être d’obtenir la semence de l’or, puis de la cultiver dans un sol qui lui convienne, tel que le mercure. Toutefois, comme les métaux ne possèdent pas le pouvoir de rejeter la matière inassimilable, la nourriture qu’on leur fournit doit être soigneusement préparé d’avance, afin qu’elle puisse être complètement absorbée. Si l’on ne prend pas cette précaution, la semence de l’or donnera naissance, en se développant, à un métal impur ou mélangé.
Cette théorie est assez longuement développée, et de nombreuses citations d’alchimistes antérieurs sont ajoutées pour la soutenir. Le Livre n’est nullement exempt d’allégories, mais Abu’l-Qasim était un penseur clair et logique, et il existe des signes indubitables prouvant qu’il connaissait la discipline du laboratoire. Les autres ouvrages offrent un champ de recherches attrayant et prometteur.
Aidamir al-Jildaki, qui vécut aussi une partie de sa vie au Caire (où il écrivait encore en 1360), est intéressant surtout à cause de sa vaste et profonde connaissance de la littérature alchimique musulmane. Dans la préface de son commentaire sur la Culture de l’Or d’Abu’l-Qasim, il raconte qu’il passa plus de 17 ans à étudier l’alchimie, et qu’il fut instruit par de nombreux maîtres de l’art e Irak, en Asie Mineure, au Maroc, en Égypte, en Syrie, dans le Yémen et l’Héjaz.
Il étudia les ouvrages des auteurs anciens et modernes, et leurs opérations sur les composés et les mélanges et, finalement, il parvint à une connaissance parfaite. D’après la quantité étonnante de ses écrits, il est évident qu’il doit avoir employé la majeure partie de son existence à rassembler et à expliquer tous les livres sur l’alchimie qu’il pouvait découvrir. En réalité, toutes les grandes bibliothèques d’Europe et du Caire possèdent des copies manuscrites d’un ou de plusieurs de ses traités, et dans les pays musulmans, il est encore étudié par des adeptes contemporains. Parmi les innombrables points intéressants qui nous sont si généreusement présentés, Al-Jildaki nous offre une lignée complète des alchimistes, qu’il fait partir de Moïse, et par Salomon et David, il arrive à Alexandre, Aristote et Socrate et de là au Calife Ali, à Khalid et Djéber, et finalement, aux « modernes » tels que Al-Farabi, Rhazes, Avicenne et Abu’l-Qasim.
Eric J. Holmyard.
Cet article est traduit de The Aryan Path (Bombay, Inde) de février 1932.
Publié en Français dans la Revue Théosophie, vol. VIII, n°8.
Note : Le Dr. E.J. Holmyard est un collaborateur trop ancien de The Aryan Path, pour avoir besoin d’être présenté. Dans le numéro de Février 1930, il notait l’ « antiquité extrême de la tradition alchimique » [Cet article a paru dans la Revue Théosophie de Mars 1933]. Dans l’article ci-dessous, il nous donne une esquisse intéressante de quatre grands représentants islamiques de cette Science. – Les éditeurs de Théosophie.