Il existe beaucoup de passages dans les écrits de H.P. Blavatsky qui jettent une nouvelle lumière Théosophique sur ce Lien entre l’Orient et l’Occident, comme aussi entre un cycle ancien et un nouveau. Nous attirons l’attention des étudiants que ce sujet intéresse, sur La Doctrine Secrète qui traite de « La Croix et la Décade Pythagoricienne » (v. The Secret Doctrine, II, pp. 573-589).
Dans la tradition hindoue, Pythagore n’est pas oublié. Il est connu sous le nom de Yavanacharya, l’Instructeur Ionien, ou le jeune instructeur, c'est-à-dire l’instructeur appartenant à la jeune et nouvelle race. On y fait aussi allusion comme au père de tous les Gourous, et ainsi de suite. Les Editeurs.)
Vers la fin de son mémorable article sur Pythagore dans l’Encyclopédie de la Religion et de la Morale de Hastings, le Professeur Burnet fait cette déclaration importante : « Il est certain que Pythagore a le droit d’être appelé le père de la science, et il devient de plus en plus clair que toutes les religions et morales européennes, pour autant qu’elles ne sont pas nées en Palestine, peuvent se rattacher à lui. » Cette prétention formidable en faveur de Pythagore fut avancée délibérément, par l’autorité européenne la plus en vue, sur la philosophie grecque primitive.
Nous connaissons peu de choses sur Pythagore lui-même ; mais ceux qui ont essayé de rassembler les fils fragiles qui permettent de remonter jusqu’à lui, se trouvent obligés d’admettre avec Burnet qu’ils s’approchent d’un très grand homme de vérité. Ils ont le sentiment d’entrer dans le champ d’influence d’un Prométhée, d’un héros majeur de l’humanité, d’un être dont les fidèles pouvaient dire avec raison, selon ce que dit Aristote : c'est-à-dire qu’il y avait trois sortes « d’animaux rationnels » : Dieu, les hommes et « ceux qui ressemblent à Pythagore ». Et cette position, à mi-chemin, entre le divin et l’humain, qui était attribuée à Pythagore n’était pas, comme nous le verrons, une simple et vague extravagance de culte porté à un héros. Elle correspondait réellement à l’effort conscient et au succès d’un des plus grands Européens.
Platon, quoique son œuvre soit imprégnée de l’influence Pythagoricienne, comme Burnet l’a clairement prouvé, ne fait que de rare allusions directes aux Pythagoriciens, et une seule dans le dixième livre de la République à Pythagore lui-même, en le nommant. Mais l’allusion est précieuse. Les prétentions d’Homère, quant à la source légendaire de la sagesse grecque, sont durement critiquées par Socrate. Homère ne fit aucun bien public. Enseigna-t-il aux hommes en particulier ? Transmit-il à ses disciples, et par eux, à l’humanité « quelques modes de vie spécial, comme le fit Pythagore, qui fut très aimé pour ce qu’il fit, de sorte que ceux qui vinrent après lui, l’appellent encore maintenant le mode de vie Pythagoricien, et se distinguent par-là du reste des hommes ? » Un mode de Vie - la phrase nous est proche et chère aujourd’hui. Elle a un sens intime pour le chercheur moderne, comme elle en avait clairement un pour Platon lui-même. Le sens en est même incarné dans le titre de cette revue, - Le Sentier Aryen.
Pythagore donna aux hommes un Sentier et fut fort aimé pour ce don aux hommes. Pour les Grecs, quand Pythagore fit sa découverte, c’en fut une en vérité. La religion en Grèce, avant lui, dans ce qu’elle avait de réel, était primitive et consistait presque uniquement dans l’accomplissement du rituel et l’observance des tabous. Les divinités olympiques des envahisseurs du Nord ne donnaient aucun développement au sentiment religieux. Les spéculations scientifiques des Ioniens primitifs étaient purement matérialistes, et sans aucun rapport avec la conduite de l’homme. Pythagore fit une unité de la religion et de la science en les approfondissant toutes deux. Cette synthèse caractérise tout ce qu’il y a de plus noble dans la pensée grecque, c’est à elle que Platon doit son pouvoir éternel et dans une mesure moindre, Aristote, d’avoir influencé le mental européen. Aristote l’hérita de Platon, et Platon de Pythagore.
Quelle fut l’intuition fondamentale de Pythagore ? Peut-être pourrons-nous mieux la comprendre par la phrase qu’on lui impute : « La Vie est comme une grande fête olympique où l’on rencontre trois classes de visiteurs. Les plus bas sont ceux qui viennent vendre et acheter ; ensuite ceux qui s’y rendent pour participer aux jeux : la meilleure classe est composée de ceux qui viennent pour regarder ». « Theorein » le mot traduit par « regarder » est l’un des plus grands legs de la langue grecque à la pensée européenne. « Théorie » en dérive directement ; mais « théoria » signifie du détachement. Arriver par la discipline de soi-même, et par l’étude de ces questions qui s’élèvent au-dessus du remous des choses, à un état de détachement, de compréhension et de purification – tel était pour Pythagore le but vers lequel tous les hommes devraient tendre ; en l’atteignant, ils réalisaient leur libération de la roue des naissances et des morts.
Les grandes découvertes scientifiques de Pythagore – la 47e proposition d’Euclide (bien que probablement la plus grande partie des six premiers livres d’Euclide dérive de lui), la sphéricité de la terre, et la découverte du rapport numérique des intervalles, de la gamme – eurent une portée immédiate sur son enseignement religieux. Il lui semblait évident que l’harmonie était à la base de la réalité. Dans le rapport numérique des intervalles de la gamme – une découverte par laquelle les choses en apparence si différentes que le ton aigu et le ton grave étaient unies par une admirable loi fixe – il voyait une solution manifeste de ce conflit des opposées qui troublait tant la spéculation grecque primitive ; et il lui semblait que c’était là une clef au mystère de la réalité. C’était une sorte de musique obéissant aux lois mathématiques d’harmonie divinement établie. Ainsi, c’est dans l’homme lui-même, que le but de la vraie connaissance serait atteint, lorsqu’il comprendrait que les oppositions en lui sont unies par une loi basique d’harmonie. Quand il s’est rendu compte de ce fait, il devient sensible aux harmonies de l’Univers. De là est venue la belle doctrine de l’harmonie des sphères, ou plus strictement de l’orbite des planètes à laquelle Shakespeare donna une immortalité nouvelle.
Voyez comme la voûte du ciel est profondément incrustée de plaques d’or pur :
« Pas le moindre petit astre que tu contemples qui ne chante comme un ange [dans son mouvement.]
« Et ne fasse signe aux chérubins au regard jeune ;
« Une telle harmonie réside dans les âmes immortelles ;
« Mais tant que ce boueux vêtement de corruption
« L’enferme grossièrement, nous ne pouvons l’entendre. »
C’est du pur Pythagorisme ; et l’enseignement de Pythagore disait que les hommes doivent s’entraîner à entendre l’harmonie céleste et universelle. C’est là la signification du précepte pythagoricien : « Suivez Dieu », un précepte qui était tout à fait révolutionnaire pour la Grèce à qui il s’adressait. En créant l’harmonie en nous-mêmes, nous devenons de la même nature que l’harmonie divine ; de même, inversement, en étudiant l’harmonie divine, nous créons l’harmonie en nous-mêmes. Par ce moyen, nous atteignons la libération du monde de mouvement et de conflit. La soi-perfection est le vrai moyen de libération. Et ceci est manifestement concordant avec l’allusion bien connue aux doctrines ésotériques des Pythagoriciens dans le Phédon. Socrate est surpris que Simmias et Cèbes qui étaient des disciples exotériques de Philolaüs, un fameux Pythagoricien, n’aient pas été instruits de la raison pour laquelle il est illégal qu’un homme s’enlève la vie. La doctrine ésotérique enseigne que les hommes sont dans la vie comme des prisonniers sur parole ; ils ne doivent pas chercher à s’échapper. Les hommes, en outre, sont les créatures des Dieux qui sont leurs bergers, et ils doivent attendre le signal. Ceci peut paraître une doctrine simpliste pour être appelée ésotérique ; mais elle n’a un pouvoir réel que pour ceux qui croient qu’il existe une harmonie de but et de dessein à la base de la vie des hommes. C’est, en fait, une profonde doctrine religieuse et éthique.
Il est impossible, du moins dans l’état actuel de nos connaissances, de distinguer clairement entre les doctrines de Pythagore lui-même, et celles des Pythagoriciens. Rien n’est plus fermement établi dans la tradition que le fait que Pythagore enseigna la doctrine de la réincarnation ; mais il nous est impossible de savoir combien il insista sur cette doctrine. En outre, il est certain qu’un fameux Pythagoricien de la génération qui le suivit immédiatement, Alméon de Crotone, enseigna que l’âme était une harmonie du corps – une doctrine qui est irréconciliable avec la doctrine de la réincarnation, même sous ses formes les plus grossières. Il me semble que la solution la plus probable de la divergence apparente, c’est que Pythagore ne voulait pas qu’on comprit la réincarnation d’une façon littérale, mais plutôt symbolique, comme montrant clairement les périls de l’esclavage du cycle de la naissance et de la mort, et le devoir qui incombe à l’homme de s’en libérer en s’efforçant de devenir comme Dieu ». Mais ceci n’est qu’une supposition personnelle et il se peut que je sois trop subtil en la faisant [voir H.P. Blavatsky, Isis Dévoilée – Isis Unveiled, I, p. 291]
Ce qui est raisonnablement certain, c’est que pendant les 200 ans qui suivirent la mort de Pythagore, ses disciples s’étaient divisés en deux branches distinctes : ceux qui le regardaient en premier lieu comme un chef religieux et suivaient implicitement la « règle » complexe d’abstinences qu’il imposait à ses disciples, et ceux qui le considéraient comme le père de la science mathématique et de la spéculation idéaliste.
Les premiers qui étaient connus sous le nom d’ « Akousmatikoi», les disciples de l’enseignement oral étaient plutôt méprisés par les seconds qui s’appelaient « mathématikoi » et semblent avoir pris en mauvaise part le fait que Pythagore était un instructeur religieux, et avoir fait de leur mieux pour dissimuler cet élément dans son enseignement. Cela ne fut pas facile, car le prestige personnel de Pythagore dans les années qui suivirent fut prodigieux, et un immense respect s’attachait à ses paroles mêmes (le « ipse dixit », est encore proverbial même de nos jours). Mais sans doute Burnet avait-il raison en expliquant l’étrange silence de Platon au sujet de Pythagore et des Pythagoriciens, comme étant dû à cette confusion dans les rangs de ses fidèles. « Pythagoricien », du temps de Platon, pouvait signifier deux choses très différentes ; dans le cas extrême, cela pouvait dire soit un homme de science purement matérialiste, ou un fanatique religieux. Et il y avait une raison plus forte encore à la réticence de Platon. C’est qu’il était lui-même essentiellement le plus authentique Pythagoricien de tous. Le cœur de sa propre doctrine était dérivé de Pythagore. Et c’est surtout parce que Burnet estimait que Platon dérivait de Pythagore qu’il fut amené à formuler cette formidable prétention en faveur de Pythagore, qui fut citée au début de cet article. La grande parole du Socrate Platonicien que « la philosophie est la musique suprême » est purement pythagoricienne : c’est presque certainement une maxime de Pythagore lui-même. Elle doit être comprise d’abord en fonction de l’enseignement de Pythagore se rapportant à l’ « harmonie» et ensuite, de sa maxime qui dit que la « musique » purifie l’âme comme un médicament purifie le corps. » Cela signifie que la « philosophie » dans le sens le plus haut (et ce sens est lui-même Pythagoricien), n’est pas l’effort en vue d’acquérir la simple connaissance, mais un accord de l’âme humaine avec l’harmonie universelle ; et que la vraie philosophie qui ne produit pas cette perfection intérieure n’est pas la vraie philosophie. En d’autres mots, la vraie science et la vraie religion ne font qu’une.
C’est là, comme le comprit si bien Madame Blavatsky, une doctrine fondamentale de la sagesse indienne. Pas un étudiant impartial ne peut manquer d’être frappé par la ressemblance étonnante de l’enseignement pythagoricien avec l’enseignement du plus pur bouddhisme. Soit, comme le croyait Madame Blavatsky, que la ressemblance doive s’expliquer par un contact réel entre Pythagore et les instructeurs indiens, soit comme le soutient Burnet, qu’elle soit simplement due au fait que la méditation des natures profondes sur des faits de l’expérience humaine, doive, en fin de compte, conduire aux mêmes conclusions ; je n’ai pas la prétention d’en décider. Cela ne me semble pas d’ailleurs un point d’une grande importance. Ce qui est important, ce que, me semble-t-il, Madame Blavatsky travaillait héroïquement à transmettre, à un monde matérialiste et sceptique, c’est la vérité de l’identité entre les principes fondamentaux de la plus haute sagesse en Grèce et aux Indes, qui renferment une doctrine positive et indiscutable – une pure « théosophie ». Pythagore, soit par son propre génie natif sans aucune aide, ou par son contact avec les Sages de l’Orient, parvint à cette théosophie et l’enseigna à ses disciples. Et de cet enseignement de Pythagore, d’une façon immédiate ou médiate, dériva tout ce que deux mille cinq cents ans ont prouvé être la chose la plus durable, la plus féconde, et la plus précieuse dans la religion-sagesse de la Grèce. De Pythagore, cette sagesse se transmit, par Platon, aux Néo-pythagoriciens et aux Néo-platoniciens : d’eux, elle passa dans le mysticisme de l’Église Chrétienne, et lorsque cette Eglise devint rigide et formaliste, elle en sortit de nouveau. Elle pouvait s’unir, naturellement à l’enseignement de Jésus, comme celui-ci se fondait naturellement dans l’enseignement de Bouddha ; mais elle ne pouvait pas se fondre dans une orthodoxie extérieure. Toujours aussi bien au début qu’à la fin, ce fut un chemin de vie, un Sentier, ouvert à tous les hommes, essentiellement universel sur lequel les chercheurs sincères de toutes les nations se rencontrent et se reconnaissent vraiment tous comme frères. Rien d’étonnant alors que Pythagore qui révéla ce sentier au monde grec, fut « très aimé » pour son don aux hommes.
P.S. J’ai négligé, dans cette brève esquisse, d’essayer tant soit peu de traiter la doctrine pythagoricienne des nombres. « Les choses sont des nombres », est son affirmation traditionnelle. Plus tard, il y’eut des Pythagoriciens qui prirent cette assertion trop à la lettre, et donnèrent des nombres variés comme réalité essentielle des choses et créatures diverses. Burnet me parait s’arrêter à mi-chemin dans son interprétation. Il a raison d’insister sur le fait que le système pythagoricien de notation était différent de tout autre qui nous est familier ; et que le système (dont la tétraktys :
peut servir d’exemple) joua un rôle important dans l’enseignement de Pythagore : mais en dépit de son admission que la tradition pythagoricienne doit être cherchée dans les écrits des Pythagoriciens qui vinrent plus tard, il ne tient aucun compte de la signification symbolique évidente de tels arrangements numériques. Il n’y a aucun doute que la « Tétraktys » et le pentagramme servaient de signes secrets dans l’Ordre Pythagoricien primitif. La « Tétraktys » considérée comme un simple nombre, ne se serait pas vu attribuer une signification aussi importante. C’était aussi, je crois, un symbole visible de l’émanation graduelle du monde d’existence, hors de la Monade. Dans ce sens plus ésotérique aussi, « les choses étaient des nombres »
John Middleton Murry
Cet article publié en français dans la revue Théosophie, volume XI, n°4. Il est traduit de la Revue The Aryan Path, de Bombay (Inde), de novembre 1931.