Les trois désirs

Les trois désirs

26 Fév, 2023

Les trois premières règles numérotées de la Lumière sur le Sentier [« 1. Tue l'ambition, 2. Tue le désir de vivre, 3. Tue le désir de bien-être et de réconfort »] doivent sembler quelque peu de nature inégale pour être mises, ensemble, dans la même catégorie. Leur signification, chacune découlant de celle qui précède, est purement spirituelle. L’ambition est le plus haut point d’activité personnelle atteint par le mental, et il y a quelque chose de noble en elle, même pour un occultiste. Ayant conquis le désir de s’élever au-dessus de ses semblables, l’aspirant insatiable, à la recherche de ce que sont ses désirs personnels, s’aperçoit que c’est la soif de l’existence qui qui vient derrière, sur son sentier. Car tout ce qui est habituellement classé comme désirs a été subjugué depuis longtemps, laissé de côté ou oublié, avant que cette bataille rangée de l’âme ne soit engagée. Le désir pour l’existence est entièrement un désir de l’esprit, nullement du mental. Et, en lui faisant face, l’homme commence à regarder sa propre âme. Cependant, très peu d’hommes ont seulement essayé de la regarder, et encore moins peuvent deviner sa signification.

Le lien entre l’ambition et le désir de vivre est de cette sorte. Les hommes qui ont des passions animales fortes sont rarement véritablement ambitieux. Ce que l’on prend pour de l’ambition dans les hommes physiquement forts n’est souvent que l’exercice d’une grande énergie tendant à satisfaire pleinement tous leurs désirs physiques. L’ambition pure et simple est la lutte du mental vers le haut, l’exercice d’une force intellectuelle innée qui élève l’homme vraiment au-dessus de ses pairs. S’élever, afin d’être supérieur d’une manière spéciale, dans le domaine de l’art, de la science ou de la pensée, est l’aspiration ardente des esprits délicats et aiguisés. C’est une chose tout à fait différente de la soif de connaissance qui fait de l’homme un perpétuel étudiant – un éternel apprenant, aussi grand qu’il puisse devenir. L’ambition ne naît pas de l’amour d’une chose pour elle-même, mais uniquement pour son propre plaisir. « C’est moi qui aura la connaissance, moi qui m’élèvera et par mon propre pouvoir. »

Cromwell, je t’ordonne de rejeter l’ambition ;
Par ce péché les anges sont tombés.

La recherche de position, pour laquelle ce mot avait été utilisé à l’origine, diffère en degré non en nature, du sens plus abstrait qu’on lui donne généralement, aujourd’hui. Un poète est considéré comme ambitieux s’il écrit pour la gloire. C’est vrai et c’est bien ce qu’il est. Il peut ne pas rechercher une place à la cour, mais il aspire certainement à la place la plus haute dont il a entendu parlé. Est-il concevable que tout grand auteur puisse être anonyme et le rester ? Le mental humain se révolte contre la théorie selon laquelle Bacon aurait la paternité des œuvres de Shakespeare, non seulement parce que ceci prive le monde d’une excellente figure, mais aussi parce qu’elle fait de Bacon un monstre, différent de tous les autres êtres humains. Pour une intelligence moyenne, il n’est pas concevable qu’un homme puisse cacher sa lumière de cette manière, sans objectif. Cependant, un occultiste peut concevoir qu’un grand poète puisse être inspiré par un être supérieur à lui qui se tiendrait complètement à l’écart du monde et sans aucun contact avec lui. L’inspirateur aura dû avoir non seulement conquis l’ambition, mais aussi le désir abstrait de vivre, avant d’être capable de travailler par procuration, dans une si grande mesure. Car, il lui faudra renoncer à jamais à son œuvre, une fois qu’il aura quitté ce monde : cette œuvre ne sera jamais la sienne. Une personne qui peut imaginer ne réclamant rien du monde, ne désirant ni en tirer du plaisir ni lui en donner, peut vaguement comprendre l’état atteint par l’occultiste lorsqu’il n’a plus le désir de vivre. Ne pensez pas que cela signifie qu’il ne prenne ni ne donne plus de plaisir ; il fait les deux, car il vit aussi. Un homme sage, plein de travail et de réflexions, mangera sa nourriture avec plaisir. Il ne se focalisera pas sur la perspective du repas, ni sur son souvenir, comme l’enfant glouton ou le pur et simple gourmand. C’est une image très matérielle, mais quelque fois des simples exemples aident le mental plus que n‘importe quel autre. Il est facile de comprendre, d’après cette analogie, qu’un occultiste avancé qui travaille dans le monde, peut être parfaitement libre des désirs qui feraient de lui un homme de ce monde, et cependant accepte les plaisirs du monde et les rende au centuple. Il lui est possible de donner plus de plaisir qu’il n’en prend, parce qu’il est incapable de ressentir de la peur ou du désappointement. Il ne craint pas la mort ni ce qu’on appelle l’annihilation. Il se repose, indifféremment, sur les eaux de la vie, immergé et en dormant, ou au-dessus d’elles et conscient. Il ne peut pas être désappointé, car bien que le plaisir lui soit intensément vif et enthousiasmant, il est indifférent à ce que ce soit lui ou un autre qui en jouisse. C’est le plaisir pur et simple, non souillé par le désir ou l’envie personnel. Il en est de même de ce que les occultistes appellent « progrès » - l’élévation d’un état de connaissance à un autre. Dans n’importe quelle école du monde extérieur, l’aiguillon principal du progrès est l’émulation. L’occultiste, au contraire, est incapable de faire un seul pas en avant tant qu’il n’a pas acquis la faculté de comprendre le progrès dans un sens abstrait. A chaque instant de la vie, on doit s’approcher plus près du Divin ; le progrès doit toujours être constant. Mais le disciple qui désire être celui qui progressera, l’instant suivant, doit renoncer à tout espoir d’y parvenir. Il ne devrait pas, non plus, être conscient de souhaiter le progrès pour un autre ou de toute sorte de sacrifice pour autrui. De telles idées sont dans un certain sens altruiste, mais elles caractérisent essentiellement le monde où règne la séparativité et où la forme est considérée comme ayant une valeur propre. La forme humaine est tout au plus un eidolon [forme-ombre] comme si aucune étincelle de divinité l’habitait : à tout moment cette étincelle peut quitter cette forme particulière et nous sommes laissés avec l’ombre substantielle de l’homme que nous connaissions. Il est vain, après que le premier pas en Occultisme ait été fait, que le mental s’accroche aux anciennes croyances et certitudes. Le temps et l’espace sont connus pour être non-existants et ne sont considérés comme existants, dans la vie pratique, que par souci de commodité. Il en est de même de la division de l’esprit humain-divin en multitudes d’homme, sur terre. Les roses ont leur propre couleur et les lis on la leur ; nul ne peut dire pourquoi il en est ainsi, puisque c’est le même soleil, la même lumière qui donnent leur couleur à chacune. La nature est indivisible. Elle habille la terre, et quand ces vêtements sont arrachés, elle prend son temps et la rhabille de nouveau, quand il n’y a plus d’ingérence dans son travail. Entourant la terre comme une atmosphère, elle la maintient toujours rayonnante et verte, humide et ensoleillée. Le mental de l’homme couvre la terre comme un esprit fougueux, vivant de la Nature, la dévorant, parfois étant dévoré par elle, mais restant toujours, dans l’ensemble, plus éthéré et plus sublime qu’elle n’est. Individuellement, l’homme est conscient de l’immense supériorité de la Nature. Mais, dès qu’il devient conscient qu’il est une partie d’un tout indivisible et indestructible, il sait aussi que le tout dont il fait partie se tient au-dessus de la nature. Le ciel étoilé est une vision terrible pour un homme qui est assez altruiste pour être conscient de sa propre petitesse et de son insignifiance en tant qu’individu, elle l’écrase presque. Mais qu’il touche une fois le pouvoir qui vient du fait de savoir que lui-même est un fragment de l’esprit humain, et rien ne pourra l’écraser par sa grandeur. Car si les roues du chariot de l’ennemi passent sur son corps, il oublie que c’est son corps, et se lève à nouveau pour combattre avec les hommes de sa propre armée. Mais cet état ne peut jamais être atteint, ni même approché, tant que le dernier des trois désirs n’est pas conquis, tout comme le premier. Il doivent être appréhendés et affrontés ensemble.

Le réconfort, dans le langage des occultistes, est un terme au sens très large. Il est parfaitement inutile, pour un néophyte, de pratiquer l’abstinence ou l’ascétisme comme le font les fanatiques religieux. En fin de compte, il peut en arriver à préférer les privations qui deviennent alors pour lui une source de réconfort. Le brahmane religieux s’engage lui-même à une vie errante. Les religions dans leurs formes extérieures, on considèrera que cet homme respectera son serment s’il abandonne femme et enfant et devient un mendiant errant n’ayant plus d’abri où se réfugier. Mais toutes les formes extérieures des religions sont des sortes de réconfort et les hommes font des vœux d’abstinence dans le même esprit que s’ils prêtaient serment de joyeux compagnonnage. La différence entre ces deux côtés de la vie n’est qu’apparente. Mais l’itinérance qui est demandée au néophyte est une chose bien plus vitale que cela. Elle exige de lui le renoncement au choix ou au désir. Résidant avec femme et enfant, à l’abri du toit familial, tout en remplissant ses devoirs de citoyen, le néophyte peut être bien plus qu’un sans-abri, dans le sens ésotérique, que s’il était un vagabond ou un paria. La première leçon d’occultisme pratique qu’on donne habituellement à un disciple assermenté, c’est de remplir ses devoirs immédiats, avec le même mélange subtil d’enthousiasme et d’indifférence qu’il pourrait imaginer être capable de ressentir s’il s’était élevé au rang d’un régent des mondes et d’un arbitre des destinées. Cette règle se rencontre dans les Évangiles et dans la Bhagavad-Gîta. Le travail immédiat, quoi qu’il puisse être, est la revendication abstraite du devoir, et sa relative importance ou non importance ne doit pas du tout être prise en considération. On ne peut obéir à cette loi tant que tout désir de réconfort n’est pas détruit à jamais. L’affirmation et revendications constantes du soi personnel doivent être rejetées à tout jamais. Elles appartiennent tout aussi complètement au caractère de ce monde que le désir d’avoir un solde de compte confortable en banque ou de conserver l’affection d’une personne aimée. Elles sont tout autant sujettes au changement qui est caractéristique de notre monde. En fait, elles sont encore plus que cela car en devenant un néophyte, ce dernier entre tout simplement dans une serre de forçage. Le changement, la désillusion, le découragement, le désespoir l’assailliront sur invitation, car son désir est d’apprendre ses leçons rapidement. Au fur et à mesure qu’il écartera ces maux, ils seront probablement remplacés par d’autres pires encore – une aspiration passionnée vers la vie séparée, un désir de sensation, de conscience de croissance personnelle l’envahiront et renverseront les barrières fragiles qu’il avait dressées. Et aucune barrière comme l’ascétisme, comme le renoncement, rien en vérité qui soit négatif ne résistera un seul instant face à cette marée puissante de sentiments. La seule barrière est construite de nouveaux désirs. Car il est parfaitement inutile pour le néophyte de s’imaginer qu’il puisse aller au-delà de la région des désirs. Il ne le peut pas ; il est encore un homme. Il faut que la Nature produise des fleurs tant qu’elle est encore Nature et l’esprit humain perdrait complètement son emprise sur cette forme d’existence si elle ne continuait pas à désirer. L’homme individuel ne peut pas s’arracher instantanément de cette vie dont il est une partie essentielle. Il ne peut qu’y changer de position. L’homme dont la vie intellectuelle domine la vie animale, change sa position ; mais il se trouve toujours sous la domination du désir. Le disciple qui croit qu’il est possible de devenir altruiste en un simple effort, se verra jeté dans un gouffre sans fond à la suite de sa tentative irréfléchie. Attachez-vous à un nouvel ordre de désirs, plus purs, plus larges, plus nobles ; et posez fermement votre pied sur l’échelle. C’est uniquement sur le dernier et plus haut barreau de l’échelle, à l’entrée même de la vie Divine ou Mahatmique, qu’il est possible de tenir bon à ce qui n’a ni substance, ni existence.

La première partie de la Lumière sur le Sentier est comme un accord musical ; les notes doivent être entendues ensemble, bien qu’elles doivent être touchées séparément. Étudiez et saisissez les nouveaux désirs avant de rejeter les anciens ; autrement, vous serez perdu dans la tempête. L’homme, tant qu’il est homme, a de la consistance et a besoin d’une marche pour s’appuyer, une idée quelconque à laquelle il puisse se cramponner. Mais que ce soit le moins possible. Apprenez comme l’acrobate, lentement et avec précaution, à devenir plus indépendant. Avant d’essayer de chasser le démon de l’ambition – le désir de quelque chose, quoique noble et élevée, en dehors de vous-même – saisissez le désir de découvrir la lumière du monde en vous-même. Avant d’essayer de chasser le désir de vie consciente, apprenez à vous tourner vers l’inaccessible, ou en d’autres termes, vers ce que vous savez ne pouvoir atteindre que dans l’inconscience. En comprenant que votre but est de ce caractère noble, qu’il ne vous apportera jamais le succès conscient, qu’il ne vous apportera jamais de réconfort, qu’il ne vous transportera jamais, dans votre soi personnel temporaire, vers quelque havre de paix ou endroit d’activité agréable, vous enlevez toute la force et le pouvoir des désirs la nature astrale inférieure. Car, à quoi ça sert, lorsqu’on a compris ces faits, de désirer la séparativité, la sensation ou la croissance ?

L’armure du guerrier qui se lève pour combattre pour vous dans la bataille décrite dans la seconde partie de la Lumière sur le Sentier, est semblable à la chemise de l’homme heureux de l’histoire ancienne. Le roi ne pouvait être libéré de tous ses maux qu’en dormant revêtu de cette chemise ; mais lorsqu’on découvrit l’unique homme heureux de ce royaume, c’était un mendiant, sans soucis, sans anxiété – et sans chemise. Il en est de même avec le divin guerrier. Personne ne peut prendre son armure et s’en revêtir, car il n’en a pas. Le roi ne put jamais connaître le bonheur égal à celui du mendiant sans soucis. L’homme du monde, aussi raffiné et cultivé qu’il soit, est entravé par mille pensées et sentiments qui doivent être rejetés avant qu’il soit à même de se tenir au seuil de l’Occultisme. Et, il faut noter qu’il est surtout handicapé par l’armure qu’il porte et qui l’isole. Il a de la fierté personnel, du respect personnel. Ces choses doivent périr au fur et à mesure que la personnalité disparaît. La méthode décrite dans la première partie de la Lumière sur le Sentier, est celle qui enlève cette coque ou armure et la rejette à tout jamais. Alors le guerrier se dresse sans armure, sans défense, sans pouvoir de nuire, identifié aux offenseurs et aux affligés, à ceux qui se mettent en colère et à ceux qui la subissent ; ne combattant ni d’un côté ni de l’autre, mais pour le Divin, le plus élevé en tout.

Cet article fut publié pour la première fois par H.P. Blavatsky dans le Lucifer de février 1888.

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