Il est écrit dans l’article l’Élixir de Vie que « Vivre, Vivre, Vivre devait être la résolution inébranlable à prendre ». Ce passage est souvent cité par des lecteurs superficiels ou réfractaires pour prouver que les enseignements de l’occultisme poussent à développer un puissant égoïste. Pour décider s’ils ont tort ou raison, il faut d’abord s’assurer du sens du mot égoïsme.
Une définition courante de l’égoïsme précise que c’est « l’attention exclusive d’une personne à son propre bonheur ou son intérêt personnel ; c’est l’amour ou la préférence de la personne pour elle-même qui l’incite à diriger tous ses efforts vers le développement exclusif de son intérêt, autorité, ou bonheur propre, sans égard pour autrui ».
En un mot, un individu absolument égoïste ne s’occupe que lui-même et de personne d’autre, et il est si fortement imbu du sentiment de l’importance de sa personnalité, qu’il centre toutes ses pensées, ses désirs, et ses aspirations, sur lui-même, et qu’au-delà de sa sphère il n’y a pour lui qu’un vide absolu. Peut-on dire dès lors qu’un occultiste est « égoïste » quand il désire vivre, dans le sens dans lequel ce mot est employé par l’auteur de l’article sur l’Élixir de Vie ? Il a été dit maintes et maintes fois que le but final de tout aspirant à la Science occulte était d’atteindre le Nirvana ou Mukti, un état où l’individu, libre de tous les Upadhis (1) de maya (2) devient un avec Paramâtma (3) ; ce qui, traduit en termes chrétien, correspond à l’union du Fils et du Père. Pour y arriver il faut retirer tous les voiles d’illusion qui crée un sens d’isolement personnel, et un sentiment de séparation d’avec le Tout ; en d’autres termes, l’aspirant doit rejeter peu à peu tous les sentiments d’égoïsme dont nous sommes tous plus ou moins affectés. L’étude de la Loi d’évolution cosmique nous montre que plus nous nous élevons dans l’évolution, plus nous tendons vers l’Unité. En fait, l’Unité est la possibilité suprême de la Nature. Ceux dont la vanité et l’égoïsme les poussent à avancer sans respecter les desseins de la Nature ne pourront manquer de subir le châtiment de l’annihilation. Ainsi pour l’occultiste, l’altruisme et la solidarité universelle sont les lois à la base de tout être, et tous ses efforts visent à détruire en lui toutes les entraves liées à l’égoïsme que l’illusion ou Maya a forgé en lui. Le combat entre le Bien et le Mal, Dieu et Satan, Soura et Asouras, Dévas et Daityas, mentionné dans les livres sacrés de toutes les nations et de tous les peuples, est le symbole de la lutte dans l’homme entre ses penchants égoïstes et altruistes. C’est la lutte que doit affronter tout homme, qui veut se conformer aux desseins supérieurs de la Nature, doit s’engager dans ce combat ; combat qu’il devra mener jusqu’à ce qu’il ait vaincu toutes ses tendances inférieures et animales, et mit en déroute et anéanti l’ennemi. Il a été souvent précisé dans les écrits théosophiques ou autres, que la seule différence entre un homme ordinaire agissant en accord avec la Nature durant le cours de l’évolution cosmique, et un occultiste, est que ce dernier, par ses connaissances supérieures, peut employer des méthodes de maîtrise et de discipline par elles-mêmes capables d’accélérer le cours de son évolution, pour atteindre en un temps relativement court, le niveau qu’un individu ordinaire n’atteindra, peut-être, qu’au bout de milliards d’années. Ainsi l’occultiste pourra accéder en quelques milliers d’années au niveau d’évolution que l’humanité ordinaire n'atteindra que dans la sixième ou septième Ronde, ou Cycle, de ce Manvantara ‒ cette grande période d’évolution cyclique.
Il est évident qu’un homme ordinaire ne peut devenir un Mahâtmâ, une Grande Âme, en une seule vie ou une seule incarnation. Or, ceux qui connaissent l’enseignement occulte sur le dévachan et les états de conscience après la mort savent qu’entre deux incarnations la période d’existence subjective est très longue, et plus les périodes dévachaniques sont nombreuses et longues, plus grand sera le nombre total d’années nécessaires travail d’évolution. Le premier but de l’occultiste sera, donc, de suivre la discipline qui lui permettra de maîtriser ses états post-mortem, pour diminuer graduellement la durée des périodes dévachaniques entre deux incarnations, pour arriver, in fine, à faire qu’il n’ait plus entre la mort physique et la renaissance, ce long, mais seulement une sorte de sommeil spirituel – le choc de la mort l’aura certes étourdi et plongé dans un état « d’inconscience » dont il se réveillera bientôt pour renaître dans un nouveau corps et continuer l’œuvre commencée. Ce sommeil pourra durer de 25 à 200 ans, selon le degré de son avancement. Mais si courte soit-elle, cette période sera encore une perte de temps. Il devra poursuivre ses efforts pour réduire ce temps et arriver graduellement à passer presque imperceptiblement d’une existence à l’autre. À sa dernière incarnation, le choc de la mort ne l’affectera plus. Telle est l’idée que l’auteur de l’article sur l’Élixir de vie, souhaite communiquer quand il dit :
« Lorsqu’il atteint le moment de la mort, il paraitra effectivement mort, dans toute l’acceptation courante du terme. Mais ayant éliminé de son corps ‒ graduellement durant toute la période de son Initiation via un processus de dissolution progressive ‒ toutes ou presque toutes les molécules physiques matérielles de son corps, au moment de la mort, il paraîtra comme mort, mais le cataclysme de la mort ne pourra se produire deux fois. Il aura procédé tout au long de sa vie, à une opération de dissolution progressive que les autres feront inconsciemment après la mort en une minute, ou quelques heures. Ainsi un très haut Adepte semblera mort au monde, mais comme il est devenu absolument pur, et étranger à tous les sentimentalismes, plaisirs et misères de ce Monde, il conserve le sens du plus haut du devoir à accomplir et ne perd jamais le sentiment d’exister… »
Le processus de renouvellement du corps, par élimination d’atomes et remplacement par de nouveaux atomes, produit par l’occultiste, a été expliqué dans l’article évoqué et dans d’autres écrits. C’est un processus d’élimination de toutes les molécules grossières du corps pour les remplacer par de plus pures et de plus éthérées, jusqu’à ce que l’ancien Sthûla-Sharîrâ [corps physique] soit complètement mort et désagrégé, et qu’une nouvelle vie soit possible dans un corps entièrement adapté au travail à accomplir. Ce nouveau corps est indispensable pour que l’occultiste puisse accomplir sa mission. En effet comme il est dit dans l’Élixir de vie :
« Pour faire le bien, comme en toute chose, l’homme doit disposer du temps et des matériaux requis : il devra acquérir les pouvoirs et moyens qui lui permettront de faire infiniment plus de bien qu’avant. Ces pouvoirs une fois acquis, les opportunités de les utiliser se présenteront naturellement… »
et Il est ajouté ces instructions pratiques :
« L’homme physique doit devenir plus éthéré et plus sensitif ; le mental de l’homme plus pénétrant et plus profond ; l’homme moral plus philosophe et plein d’abnégation... »
Si l’on oublie ces importantes considérations, on ne saurait comprendre le passage suivant :
« Cet exposé fera comprendre combien il est inutile à ceux qui pourraient le souhaiter de demander aux “Théosophes de les aider à entrer en communication directe avec des Adeptes supérieurs”. Après maintes difficultés un tout petit nombre de ceux qui aspiraient à ces communications ont pu le faire, mais pris dans les convulsions du monde, ils ont nui à leur propre progrès car ils n’étaient pas prêts à s’affranchir des mondanités de ce monde. Le lecteur ordinaire pourrait en conclure qu’il n’y a là « rien de divin et que ça paraît être le comble de l’égoïsme » … Mais il faut réaliser qu’un très haut Adepte, quand il entreprend de réformer le monde, doit nécessairement se soumettre à l’Incarnation. Les résultats produits par tout ce qu’il a fait antérieurement n’imposent-ils pas que soit entrepris précocement une nouvelle tentative ? »
Ainsi, en prenant à tort ce passage sous prétexte qu’il glorifierait une forme d’égoïsme, les critiques superficiels négligent plusieurs grandes vérités. En premier lieu, ils oublient les passages cités, qui font de l’abnégation la condition indispensable du succès, et qui disent qu’au cours de l’éveil, de nouveaux sens et de nouveaux pouvoirs sont acquis grâce auxquels infiniment plus de bien pourra être fait. Plus l’Adepte se spiritualise, moins il peut se mêler des affaires mondaines et grossières, et plus il doit se cantonner à un travail purement spirituel. On a répété à satiété que le travail accompli sur le plan spirituel est autant supérieur à un travail intellectuel que celui-ci est lui-même supérieur à un travail fait sur le plan physique. Aussi les grands Adeptes n’aident l’humanité que sur le plan spirituel : ils sont par constitution incapables de prendre une part directe aux affaires du monde. Mais ceci ne s’applique qu’aux très grands Adeptes. Il y a des Adeptes de divers degrés, et chacun travaille pour l’humanité à partir du plan d’existence où il s’est élevé. Il n’y a que les chélas [les disciples] qui peuvent vivre dans le monde, tant qu’ils n’ont pas atteint un certain degré d’avancement. Et c’est parce que les Adeptes sont soucieux du monde, qu’ils soutiennent leurs chélas pour qu’ils puissent y vivre et y travailler, comme le savent bien tous ceux qui ont étudié la question. Chaque cycle produit de nouveau occultistes capables de travailler sur divers plans et selon les besoins du moment, soit en sacrifiant volontairement leur progrès personnel pour attendre que l’humanité ait atteint le niveau requis, soit en refusant d’entrer en Nirvâna pour pouvoir se réincarner le temps nécessaire et le moment venu. Sans que le monde ne s’en doute, il y a actuellement des Adeptes qui préfèrent rester en statu quo, et refusent d’accéder à de plus hauts niveaux, pour pouvoir agir pour le bien des futures générations humaines. En résumé, pour le progrès spirituel de tous, les Adeptes travaillent en harmonie, l’unité est la loi fondamentale de leur être, et ils se répartissent le travail, chacun agissant à partir de son plan. La voie pour acquérir la longévité de vie décrite dans l’Élixir de vie est le moyen nécessaire et unique pour arriver à cette fin. C’est l’opposé de l’égoïsme, et c’est certainement l’œuvre la plus généreuse à laquelle un être humain puisse se vouer.
Traduit du Theosophist de juillet 1884
Notes : (1) Bases, véhicules ; (2) L’illusion, le pouvoir cosmique qui rend possible l’existence phénoménale ; (3) L’Esprit suprême.