« L'homme atteint graduellement au repos lorsque, possédant la patience, il a abandonné tous les désirs qui surgissent de l'imagination et dominé par le mental les sens et les organes qui poussent à l'action dans toutes les directions. Ayant fixé son mental en repos sur le vrai Soi, il ne devrait penser à rien d'autre. » – Bhagavad-Gîtâ, VI, 24 & 25.
Le sixième chapitre de la Bhagavad-Gîtâ contient la première des leçons du Yoga – le contrôle des sens, des désirs et des pensées. Dans les versets 24-25, le débutant est renseigné sur ce qu’il doit faire, comment prendre le départ de cette longue ascension dont l’ultime but est de l’amener au sommet d’où l’on voit l’univers tout entier. Cela lui prendra quelques temps pour saisir le premier panorama qui le convaincra sans aucun doute que ce voyage en vaut la peine. Cela lui prendra plusieurs vies avant qu’il n’arrive à faire l’expérience de l’éblouissante splendeur de l’Univers de la Lumière, et alors, s’y acclimatant, il réalisera le rayonnement et la source de cette Lumière Elle-même. Mais il faut un début et plus nous partons de bonne heure, mieux cela vaut pour nous.
L’une des principales difficultés pour le contrôle des sens et du mental est notre imagination fantaisiste. Les visions et les bruits du dehors sont facilement refoulés quand l’âme prend possession du mental et commence à l’utiliser pour son propre usage. Mais les visions et les bruits qui sont formidables, viennent aussi du fond de nous-mêmes et troublent le travail de l’âme avec le mental. Ce sont des images de la mémoire qui se sont déposées dans le mental au cours du travail et qui jouent depuis la naissance du corps ; et avançant, nous découvrons qu’elles viennent même de vies précédentes.
Le mental est appelé le sixième sens et ses fils et ses fibres sont entremêlés avec et dans les cinq sens. Toutes les fonctions des sens, qu’elles soient triviales ou importantes, colorent l’esprit et en affectent la texture. Les impressions des sens sont de la nature des images : toute impression produit une image et change la structure du mental, toute nouvelle image affecte les anciennes – certaines sont nettes d’autres sont flétries et ainsi de suite. Ces images résultent aussi des cinq sens et c’est pourquoi elles en possèdent les propriétés : elles ont de la couleur, un ton ou une note, une odeur, un sentiment et un goût. Quoique semblable, il y a une seconde catégorie d’images qui sont inhérentes en nous-mêmes qui résultent de la fonction des organes de l’action. Il y a une différence entre ces deux séries d’images, mais pour ce qui nous occupe, il est suffisant de dire qu’elles affectent le mental, affinent sa texture ou la rendent grossière, illuminent ou assombrissent sa matière, apportent la mélodie ou la discorde. D’autre part, ces images sont aussi le véhicule de Karma. De même que nous avons toute la machinerie complexe que nous appelons le cerveau qui forme une unité que chaque pensée, désir, sentiment et action change en l’affectant en un point particulier ou un autre, de même ces images forment un tout qui représente Karma. En langage ésotérique, Karma est comparé au lotus – il pousse dans la vase et dans l’eau : la tige et les feuilles représentent la partie terrestre de l’homme ; le bouton avec sa faculté de boire la rosée de la nuit, de s’imprégner de la lumière de l’aube, d’absorber le soleil matinal, représente la partie céleste de l’homme.
Cependant, ces images forment le vieux sol d’où sortent du nouveau Karma et de nouvelles images. Notre Karma qui est mûr ou Karma Prârabdha est un produit naturel de notre passé ; mais notre vigilance présente, notre discrimination, nos inclinations et nos choix devenus des actes donnent à tout homme une chance de se perfectionner, c’est la lente floraison du bouton de lotus. Mais pour l’étudiant qui a choisi de marcher sur le sentier et de gravir la montagne, un nouveau facteur survient : il lui est demandé de renoncer à créer de nouvelles images, de ne pas demeurer avec le souvenir d’images passées et de na pas en créer de nouvelle par fantaisie, imagination, ou anticipation, ce par quoi il renforcerait son monde intérieur de mirage. C’est de la vraie renonciation : ce n’est pas aux actes qu’il faut renoncer mais à la force qui pousse aux actes. D’une façon similaire, notre verset ne dit pas qu’il faut renoncer à l’imagination [en Sanskrit : Samkalpa], mais que l’on doit abandonner les désirs (Kama) qui en viennent. Ceci est important ; car de même qu’un homme renonçant à l’action tombe sur le sentier de la passivité, de même prend une mauvaise direction l’homme qui se refuse à traiter correctement son imagination et qui ne veut pas s’en servir en pensant qu’ainsi s’évanouiront ses désirs.
Nous possédons le pouvoir de l’imagination. C’est le plus grand pouvoir de l’homme parce qu’il est un pouvoir composé dans lequel le désir, la pensée, la résolution et la volonté, tous ont leur fonction. Ces derniers créent partiellement mais l’imagination crée d’une façon complète. Les autres forces créent dans un état (loka) ou un autre, mais l’imagination est Kriyashakti, le pouvoir créateur, dans tout loka. Seul, l’un ou l’autre aspect de l’imagination fonctionne actuellement ; il n’y a que le véritable Magicien qui ait la pleine faculté de produire des images vivantes. L’on peut décrire l’évolution humaine comme le processus par lequel l’âme qui est l’homme se recrée elle-même en ordre, en symétrie, en harmonie, en beauté. Ceci ne peut être fait que par l’imagination : laquelle l’âme fait de la matière une matrice, et produit une image en remplissant cette matrice de l’essence de la vie de son être même. Ceci est l’émanation.
Maintenant, si nous prenons notre mythologie nous verrons que Samkalpa est appelé l’un des Prajapatis, les Créateurs d’une race entière d’êtres. Ce pouvoir utilisé avec ignorance, ou dont il est mésusé, n’est que l’ombre du vrai Sankalpa, qui est personnifié en tant que Prajapati. Il est encore dit que Samkalpa est une des filles de Daksha. Daksha est aussi l’aptitude, la dextérité et le pouvoir de créer personnifié et c’est le titre du créateur parent, le seigneur des créatures, le père de la progéniture céleste et terrestre dont l’une est Sankalpa, l’Imagination – une fille qui est mariée avec Dharma [le Devoir], la Loi, l’Ordre, la Sagesse. Quand Dharma, la connaissance et la sagesse, courtise puis épouse Sankalpa, l’Imagination, alors naissent les Dhyanis, [entités célestes] les vrais Contemplateurs, que l’on appelle aussi les véritables producteurs et constructeurs d’Images vivantes. Tout comme nos artistes font des dessins et des statues, ces Dhyanis remplissent l’Akasha [espace céleste divin] de dessins et de portraits, d’idoles et d’images ; et nous, en cessant de créer les dessins de notre Karma, le sens de la passion, nous apprenons d’abord à voir et à comprendre ces images, ensuite à les copier en nous-mêmes. Tout comme nous voyons la nuit les constellations dans le ciel, nous voyons les images brillantes dans le ciel de l’âme et en les fixant et les contemplant, nous nous identifions à elles. L’Akasha est le Temple réel de l’Univers dans lequel tous les Pouvoirs de la Nature sont des Idoles ou des Statues vivantes et si nous adorons nos parents, Dharma, la Sagesse, et Sankalpa, l’imagination, nous deviendrons une Idole dans ce Temple.
Note: Cet article du Théosophe B.M. est paru en français dans la revue française Théosophie de février 1935. Il fut publié pour la première fois en anglais dans la revue théosophique indienne The Aryan Path(Bombay, Inde, de novembre 1934).
Note des éditeurs : B.M. est un homme du vieux temps vivant selon ses anciennes méthodes dans notre siècle. Nous avons la chance d’avoir pu annoter quelques comptes rendus des causeries qu’il donna à ses amis. La Bhagavad Gita est le livre dont il s’est rendu maître, grâce à de longues années d’étude et de méditation : en outre, ayant réussi à vivre selon ses principes, d’une façon plus complète qu’il n’est généralement possible de le faire, ses pensées exhalent un parfum spécial. – Les Éditeurs.