Traduire est toujours une tâche ardue, qui le devient doublement quand on aborde les Upanisads. En effet, chaque mot, formulé d'abord comme le symbole éclatant de quelque grande réalité ressentie par le cœur, possède ici une saveur et une couleur propres ; un halo de pensée qui l'a rendu lumineux dans le mental de ceux qui en tout premier lieu conçurent ou entendirent le symbole.
Mais une fois traduit – et à moins que le choix du mot ne soit des plus heureux – toute la saveur et tout l'arôme du mot et toute la profondeur de la réalité qui s'y cache peuvent être perdus. Nous ne pouv6ns restituer leur vrai sens aux mots traduits qu'en tissant autour d'eux le même vêtement de pensée et en les dotant des mêmes couleurs et de la même vie, jusqu'à ce que progressivement nous arrivions à une traduction vraiment conforme à l'original.
C'est particulièrement vrai appliqué à la Mândûkya, la plus courte et la plus concise des Upanisads. Chaque mot regorge d'histoire, de pensée. Si bien qu'aucune des traductions ne peut redonner plus qu'un aperçu terne et imparfait de l'original.
Elle se présente d'une manière naturelle en deux parties distinctes : l'une relative à l'Éternel apparaissant quadruple et l'autre à son quadruple symbole OM. Le début de la première partie traite de l'unité de l'Éternel, le Soi de tous les êtres. Par le Pouvoir que Shankara [Maître spirituel de l’hindouisme], l'Instructeur, appelle l'illusion ineffable sans commencement, cet Eternel apparaît sous quatre modes ou formes de conscience : vie de Veille, vie de Rêve, vie sans Rêve et enfin Pure Divinité. La vie de Veille est la vie de ce monde. La vie de Rêve est la vie du monde intermédiaire entre la terre et le ciel. La vie sans Rêve est la vie céleste. Et la pure Divinité est la vie de l'Éternel lui-même, libérée de la dernière ombre d'illusion.
Des quatre modes ou états de conscience, le plus bas et le plus extérieur est la vie de Veille où l'éternel, reflété dans le Soi, rayonne et resplendit comme le Feu de la Terre, selon les termes étranges d'une autre Upanishad. Dans cette vie physique extérieure, c'est le corps physique qui est le véhicule et le vêtement du Soi, et la diversité infinie de la vie physique animale est résumée ici en une demi-douzaine de mots. Le Soi perçoit extérieurement « mangeant avec dix-neuf bouches les choses extérieures », entrant en rapport avec le monde extérieur par l'intermédiaire des dix-neuf pouvoirs : les cinq pouvoirs de perception qui « entendent, voient, sentent, touchent et goûtent « ; les cinq pouvoirs d'action qui : « parlent, prennent, jouissent, expriment et mettent en mouvement », les cinq pouvoirs vitaux, et les quatre pouvoirs internes : l'âme qui erre, l'âme qui doute, l'âme qui affirme et la soi-conscience physique; pour résumer: cinq perceptions, cinq pouvoirs actifs, cinq pouvoirs vitaux et quatre pouvoirs internes : « dix-neuf bouches » en tout.
Dans le symbole mystique OM, cette vie extérieure des sens est représentée par la première lettre ou première mesure. Ceci nous donne tout de suite une clé pour la cinquième réponse du Maître Védique, dans l'Upanishad des Questions : « S'il médite sur OM, sur une mesure, il renaît rapidement dans le monde. Il vient au monde humain et jouit de la grandeur ».
Méditer sur une mesure du symbole OM signifie donc vivre complètement la vie extérieure des sens, la vie du monde physique naturel. Et le Maître Védique nous dit que ceux qui vivent ainsi renaissent rapidement dans le monde des hommes. Cette Vie de Veille représentée par la première mesure d'OM est le premier mode ou état de conscience, le premier degré du Soi qui est l'Éternel. C'est la vie où l'on voit le jour ; c'est aussi la vie extérieure entière d'une seule naissance, un jour de la vie de l'Éternel.
Puis, vient le passage à la Vie de Rêve, le second degré, en se référant encore aux paroles du Maître Védique :
« De même que les rayons du soleil couchant sont réabsorbés dans son cercle lumineux et se répandent à nouveau quand il se lève, de même tout ceci est réabsorbé dans le cercle plus élevé et plus lumineux qu'est le Mental. De telle sorte que l'homme n'entend pas, ne voit pas, ne sent pas, ne goûte pas, ne parle pas, ne prend pas, ne jouit pas, n'exprime pas, ne bouge pas. On dit qu'il dort.
Ainsi, ce Lumineux, le Mental, jouit de la grandeur dans le Rêve. Les choses vues, il les revoit, les choses entendues, il les entend à nouveau. Les choses perçues sont à nouveau perçues. Tout ce qui a été vu et non vu, tout ce qui a été entendu et non entendu, tout ce qui est réel et irréel, il voit tout cela et comme le Tout il le voit ».
Dans la vie de Rêve, le Soi entre en rapport avec le monde du rêve dans un vêtement que le mental a façonné en prenant le corps pour modèle. Un corps de rêve doué de pouvoirs actifs, perceptifs, vitaux et internes que l'imagination a façonné d'après le modèle extérieur. Il dort, dit-on ; et ceci n’est pas seulement le sommeil d’une seule nuit, mais le long sommeil de la mort qui sépare une naissance d'une autre naissance. Dans la syllabe mystique OM, ce sommeil est la seconde lettre, la deuxième mesure.
« Et celui qui médite sur deux mesures d'OM gagne le Paradis, le monde situé entre la terre et le ciel. C'est le monde lunaire, et après avoir joui de la clarté du monde lunaire, il renaît ».
Est-il besoin de dire qu'ici le monde lunaire est pris comme un symbole, qu'il s'agit en fait du monde des rêves changeants et de lumière réfléchie, dont l'âme jouit au Paradis, où elle est encore éloignée d'un degré de la vraie lumière, celle du soleil spirituel ? Après avoir joui de la grandeur dans cet état, elle renaît. Le Soi, dans ses vêtements de rêves et de sens, se réveille à l'aube d'un jour nouveau. Tel est le Paradis du rêve ; le deuxième vêtement du Soi, le deuxième degré de l'Éternel. Voici encore ce qu'enseigne le Maître Védique :
« Mais quand le Mental est absorbé par l'Étincelant, il ne rêve aucun rêve ; alors en lui s'élève la Béatitude. Et ainsi que les oiseaux viennent se reposer dans l'arbre, ainsi tout vient se reposer dans le Soi Supérieur. Car ce soi est à la fois celui qui voit, touche, entend, sent, goûte, connaît, agit ».
C'est là la Vie sans Rêve, le troisième degré du Soi. Dans la vie au-delà du rêve, le Soi n'entre plus en rapport avec le monde extérieur dans un vêtement façonné à l'image du corps, il ne perçoit plus par le quintuple accès des sens, il n'agit plus par la quintuple voie des pouvoirs. Les pouvoirs perceptifs sont réunis en un seul, le pur pouvoir de la connaissance « à la fois celui qui voit et qui entend, celui qui goûte et qui touche ». Les pouvoirs actifs sont réunis en un seul, le pur pouvoir de la volonté. Ainsi, dans la Vie sans Rêve, le Soi « trouve l'unité et a une connaissance pure ». Et aussi : « il jouit de la béatitude ».
« Car, s'il fallait choisir une nuit où l'on n'ait pas rêvé de rêve du tout, et s'il fallait la comparer aux autres nuits et aux autres jours de sa vie, et s'il fallait dire combien de jours et combien de nuits de sa vie furent meilleurs et plus heureux que cette nuit, je crois qu'on n'aurait pas de peine à les compter. Et ceci, non seulement pour un simple mortel, mais aussi pour le grand Roi lui-même. Et si telle est la mort, je pense qu'elle est un merveilleux acquis ».
Ainsi, dans la Vie sans Rêve, le Soi est « bienheureux, il jouit de la béatitude ». Il est pure volonté et a une pure connaissance comme Intuition. Dans cette Vie sans Rêve, dit Shankara, l'Instructeur, son vêtement n'est tissé que de l'ineffable illusion qui cache au Soi son Unité absolue avec l'Éternel. Et ce ténu tissu d'illusion, le Vêtement Causal, comme il le nomme, « dure tout au long du cycle entier des naissances et des renaissances, émanant mainte et mainte fois les corps inférieurs dans lesquels le même Soi apprend ses leçons, dans la vie de rêve et dans la vie extérieure. C'est pourquoi, selon les termes de l'Upanishad, il est « la matrice de toutes choses, celui qui émane et réabsorbe toutes les créatures ». Ce troisième mode de conscience est symbolisé par la troisième mesure d'OM.
« Si un homme médite sur les trois mesures, et si à l'aide de cet OM immuable, il médite sur l'Esprit suprême, alors, revêtu de l'Étincelant, du Soleil, il rejette tout péché, comme le serpent rejette sa mue ».
Et de même que le monde lunaire est le paradis changeant des émotions, brillant d'une lumière réfléchie, de même, le Soleil est le luminaire fixe du Soi qui perçoit.
Et ce Soi qui perçoit repose dans le Soi Supérieur immuable, qui est le quatrième degré de l'Éternel. Ici, au-dessus des vagues de l'océan des naissances et des renaissances, au-delà des trois temps – ce qui fut, ce qui est, ce qui sera – la vie divine du Soi est accomplie dans la paix de l'éternité. Ici, la volonté et la sagesse sont une. Il n'y a pas de séparation entre celui qui connaît et ce qui est connu. Il n'y a donc pas de connaissance, mais il y a encore l'essence divine et parfaite de toute connaissance. Il n'y a pas de séparation entre la volonté et ce qui est voulu, entre celui qui agit et l'objet de l'action. Il n'y a donc ni volonté, ni action, et pourtant, il y a encore l'essence divine et parfaite de toute volonté et de toute action ; car le Soi est devenu un avec l'Éternel, il a renouvelé son unité immémoriale avec l'Éternel, et il n'y a pas de place pour la limitation ou la séparation, ni pour autre chose que l'Éternel.
Ainsi, l'Éternel quadruple en apparence, le Soi quadruple en apparence, c'est ce qui est l'Éternel.
L'Éternel se manifeste selon quatre modes : le premier est le monde extérieur, le second, le monde intérieur entre la terre et le ciel, le troisième, le monde divin, celui du ciel, le quatrième est son propre Soi divin ineffable.
Et le Soi se manifeste selon quatre modes : le premier est la vie extérieure, la vie de veille, la vie d'un seul jour, d'une seule naissance ; le second est la vie de rêve, d'une seule nuit, ou d'une simple période de paradis entre deux naissances ; le troisième est la vie sans rêve, la vie au-delà des rêves de la nuit et des rêves du paradis, et le quatrième est la Vie Divine en tant qu'Éternel.
Et ces quatre modes de l'Éternel, et ces quatre modes du Soi qui est l'Éternel, leur quadruple apparence et leur unité réelle sont symbolisés par l'OM mystique et ses mesures. Ceci est une partie de la signification du symbole mystique OM, le thème de la Mândûkya Upanishad.
Mais nous ne trouverons le sens réel et ultime de cet enseignement des quatre modes de conscience et des quatre degrés du Soi que lorsque nous aurons reconnu qu'ils sont vraiment quatre grandes phases de développement, quatre grandes étapes sur le sentier de la vie que l'âme doit emprunter pour son voyage de retour vers l'Éternel. La première, la vie extérieure ou vie de veille, est la vie de l'homme animal innocent, où le Soi divin caché sous le vêtement le plus épais et le plus dense apprend les leçons éternelles, acquiert les pouvoirs éternels par la nature extérieure, et prend contact avec les réalités permanentes cachées dans le ciel et la montagne, dans le rocher et le fleuve, dans le soleil et la tempête. Cet homme animal innocent vit sans réfléchir, meurt sans appréhension, et renaît sans rêve de paradis pour reprendre sa tâche. Sa vie physique animale est absolument innocente et admirable tant qu'elle ne fait pas obstacle à un mode de vie du Soi plus élevé et plus divin.
Puis le second degré, le grand rêve, commence quand le mental naissant apprend à déchiffrer le sens des étoiles et des océans, des fleuves et des rochers ; la vie de la pensée et de l'émotion, de l'imagination et de la peur, de la religion et de la poésie, se construit progressivement à l'aide de symboles puisés dans les fleurs, dans les orages, dans les vagues ensoleillées de la mer, dans l'ironie paisible des étoiles.
Alors, la vie humaine commence, la vie d'espoir et de crainte, d'amour et de haine, de désir et de déception, la vie de ce monde extérieur et du paradis ; un rêve lumineux, un rêve qui dure des âges.
Après le rêve vient l'éveil, l'éveil qui émerge de l'espoir et de la crainte, de l'amour et de la haine, du désir et de la déception, des réjouissances de ce monde et du paradis.
Mais qu'est-ce que cet éveil, après le beau rêve de la vie ? Au lieu de l'espoir et de la crainte – l'espoir de gagner et la crainte de perdre – il y a la possession parfaite ; au lieu de l'amour et de la haine – l'amour et son ombre terrible : la séparation, la haine et son ombre terrible : la peur – il y a l'unité parfaite qui ne connaît pas la séparation, qui se rie des ombres transparentes de l'espace et du temps. Au lieu des réjouissances de ce monde et du paradis, il y a la présence perpétuelle de l'essence divine des deux, la vie perpétuelle dans un monde dont parlent les voyants, au-dessus de l'océan de la naissance et de la renaissance. Telle est la véritable vie sans rêve. Et si un homme devait comparer cette vie sans rêve avec tous les jours et toutes les nuits de sa vie, je pense qu'il serait obligé d'avouer que cette vie sans rêve est de loin meilleure et plus heureuse ; et ceci non seulement pour un simple mortel mais aussi pour le grand Roi lui-même.
Le secret de l'Éternel est qu'il existe un éveil à partir du rêve ; mais non pas un éveil brutal à de dures réalités. Car aussi beau que soit le rêve, la réalité est plus belle encore ; seuls les voyants peuvent en parler et encore ne le font-ils que par bribes. Dans la salle de nos rêves, les lampes finiront par s'éteindre, les pauvres fleurs coupées de leurs racines s'étioleront et se faneront ; mais en revanche, nous aurons le soleil éternel, l'air frais des sommets, la joie silencieuse des collines éternelles. Cependant le rêve nous accompagne encore et dans la prime aurore, avant le lever du soleil, il y a un bref moment de nostalgie pour les ombres qui vont s'évanouir dans la pleine lumière du jour.
Telles sont les trois mesures. Sans mesure est la quatrième, l'insaisissable, dans laquelle le quintuple monde a cessé, propice et sans dualité. Par le Soi, il atteint le Soi celui qui le connaît ainsi.
Article publié en anglais par W.Q. Judge dans la revue Oriental Department Papers, de mai 1894.
Publié en français dans le Cahier Théosophique n°103 - ©Textes Théosophiques.