« Désire ardemment le pouvoir.
« Mais le pouvoir que le disciple convoitera sera celui qui le fera
« paraître comme rien aux yeux des hommes. » - La Lumière sur le Sentier
Le leurre du progrès personnel est une puissante tentation. À chaque pas de l’étude théosophique, nous rencontrons cet avertissement quelquefois directement, le plus souvent indirectement. Le sujet même sur quoi l’étude porte l’étude éveille le désir de croissance. Nous parlons ordinairement de croissance spirituelle et, partant de là comme point de départ, nous allons et allons, disant et faisant une chose ou l’autre – « pour le bénéfice de l’Âme » ! Même quand nous nous rappelons que le grand but indiqué par la Théosophie n’est pas le progrès, mais le service de l’humanité, nous sommes influencés par des idées qui nous disent que pour servir on doit avoir la connaissance et la capacité ; que le service même que nous rendons – oh ! Si humblement – produit des résultats spirituels dans l’éveil de notre Âme, etc.… Comme il y a un fond de vérité dans de telles idées, nous sommes ensorcelés, et nous oublions qu’en recherchant des résultats ou en notant de tels bénéfices, nous nous environnons des fumées du soi. Dans cette marche en avant, si nous ne nous contrôlons pas, nous perdons de vue le but, et c’est la progression qui devient notre objectif. Nous avons pris un détour vers la Gauche.
Le Désir du Pouvoir est une chose, et le désir des pouvoirs en est une autre. Nous concevons le Pouvoir de Servir comme possédant d’innombrables pouvoirs du corps, de la psyché et du noüs. Pour un service réel, universel, impersonnel, le pouvoir que nous devons développer est « celui qui nous fera paraître comme rien aux yeux des hommes ». Service universel signifie service de l’humanité, vulgaire ou élevée, ignorante ou instruite, sans aucune distinction. Service impersonnel signifie le service où notre Soi personnel n’impose pas sa réponse, où son visage n’est même pas aperçu ; en termes positifs, cela veut dire le service rendu par l’âme spirituelle, Buddhi-Manas est le cœur, l’organe caché qui sert le corps depuis la naissance jusqu’à la mort. Son existence elle-même n’est pas perçue aussi longtemps qu’un contretemps quelconque ne vient pas troubler son service silencieux et discret.
Il est naturel qu’en servant la Cause de la Théosophie nous fassions la connaissance de telle personne ou de telle association. Seuls les Grands Adeptes montrent pleinement la vérité qui se cache sous cet axiome que nous devrions paraître comme rien aux yeux des hommes. Sans cela leur Travail lui-même souffrirait et l’accomplissement des Devoirs auxquels Ils sont appelés, en tant que Magiciens Divins, deviendrait impossible. Un Maître a écrit ces mots :
« Comment votre monde pourrait-il collectionner les preuves des travaux d’hommes qui ont gardé soigneusement closes toutes les portes possibles par lesquelles les curieux auraient pu les espionner ? La condition première de leur succès était de n’être jamais surveillés ou entravés. Ce qu’ils ont fait, ils le savent ; tout ce que pouvaient percevoir ceux qui étaient hors de leur cercle c’étaient des résultats dont les causes demeuraient cachées à leur vue » (Mahatma Letters, “First Letter of K.H. to A.O. Hume”).
Une des raisons pour lesquelles la règle dit au disciple de désirer le pouvoir qui le fera paraître comme rien aux yeux des hommes est que le leurre de l’égotisme-ahankara est son plus dangereux ennemi. C’est un ennemi subtil. Étant exactement à l’opposé de cette attitude consistant à « paraître comme un rien aux yeux des hommes », l’orgueil et la vanité qui naissent de l’égotisme ont l’apparence de l’humilité. Notre égotisme ne se cache qu’à notre vue ; il clame avec véhémence son existence au monde entier.
Chaque étudiant sincère de la Théosophie doit se discipliner lui-même et adopter quelques exercices pour sa vie quotidienne afin de pouvoir acquérir la connaissance et la disséminer pour le bénéfice des autres ; afin aussi de donner un exemple de vie droite. Les règles de Discipline à adopter devraient être déterminées par chacun pour soi-même. On trouve un vaste nombre d’enseignements pratiques offerts dans la littérature théosophique ; mais ni H.P. Blavatsky ni M. Judge n’ont établi un programme disant à l’aspirant : « Faites ceci, ne faites pas cela. » Tout étudiant dévoué se trouve embarrassé et dit, comme Arjuna : « Mon esprit est troublé par tes discours ambigus. Énonce une règle unique et précise par laquelle je ne puisse arriver à ce qui vaut le mieux » (Bhagavad Gita, III, 2).
En choisissant les règles pour notre propre discipline, nous révélons notre discrimination et notre discernement qui appartient à Buddhi-Manas et aussi leur opposé – l’égotisme – qui appartient à Kama-Manas. Bien que la Théosophie ait indiqué en une centaine de passages que la lutte est dans le mental, que l’ennemi est l’égotisme, l’application de cette instruction nous échappe souvent. Nous répétons l’enseignement métaphysique – l’évolution est de l’intérieur à l’extérieur – mais dans la pratique nous changeons souvent l’ordre des choses et pensons au corps au lieu de penser au mental. Il y a là un début d’Hatha-yoga. La Science Royale, Raja-Yoga, préconise la pureté du mental et de la conduite morale, et conseille de surveiller le développement de cette pureté telle qu’elle se manifeste dans la propreté du corps et la domination des sens. Mais là encore, bien des étudiants renversent les rôles et s’imaginent que la propreté physique nettoiera aussi la nature morale, qu’une pure nourriture donnée au corps développera les pouvoirs de l’âme, etc.… Nul mental propre ne conservera un corps malpropre, mais bien des corps propres portent en eux-mêmes des mentaux très malpropres. Tout sage protège son cerveau contre les fumées de l’alcool, mais tout abstinent ne devient pas un sage.
Un des traits saillants du véritable Raja-Yoga est qu’en tout temps et en toutes circonstances il rend le disciple capable d’observer la règle de paraître comme rien aux yeux des hommes. Si nous nous en souvenions en choisissant nos pratiques de Discipline, nous éviterions de tomber dans bien des pièges.
Dans son merveilleux livre d’Instructions Occultes, Lettres qui m’ont Aidé, W.Q. Judge écrit :
« Les Maîtres ont déclaré que le pas essentiel consiste à apprendre à sortir de l’ornière creusée par notre nature et notre éducation, et à combler ces anciens sillons. Beaucoup ont mal interprété cette phrase et ont cru qu’elle s’appliquait aux habitudes extérieures de la vie, oubliant que son application réelle visait les ornières mentales et astrales (Lettres qui m’ont Aidé , p. 100).
Les ornières et les routines psychiques de la pensée sont les causes des tendances et des habitudes extérieures. En modifiant les anciennes habitudes et en en créant de nouvelles, nous nous purifions. C’est un processus intérieur et, en entreprenant cette tâche, il faut éviter d’en faire parade devant ses parents et amis. M. Judge écrit :
« L’un mange de la viande, un autre n’en mange pas. Aucun n’est absolument dans le vrai, car le royaume des cieux n’a aucun rapport avec le fait de manger de la viande ou non. Un autre fume, un autre encore s’en abstient ; aucun des deux n’est absolument dans le vrai ni dans le faux, puisque fumer est bon pour l’un et mauvais pour l’autre ; l’homme vraiment cosmopolite laisse à chacun le soin d’agir comme il l’entend dans ces questions. Le véritable occultisme et la Théosophie ne s’occupent que des questions essentielles, et des questions d’ordre transitoire, telles que la nourriture et autres habitudes journalières, ne sont pas essentielles. C’est une erreur aussi de faire étalage de son mode particulier de vie ou d’action. On agace tout le monde, et l’on n’a rien obtenu de durable ni d’efficace, sans compter qu’on a donné l’impression d’être maniaque » (Lettres qui m’ont Aidé , pp. 99/100).
L’Occultisme pratique consiste à mener constamment la lutte sur le champ du mental et la victoire qu’on gagne dans ce domaine se concrétisera doucement et harmonieusement dans le monde extérieur. L’aspirant théosophe est capable de se tromper tout autant que les moines chrétiens, les fakirs musulmans et les yogis hindous l’ont fait dans le passé. « Sortez du milieu d’eux et en outre soyez distinct des autres (en référence à Saint Paul, Épitre aux Corinthiens) est une injonction occulte ; nos Maîtres Théosophiques ont aussi dit « Sortez de votre monde pour entrer dans le nôtre. » Cela ne veut pas dire que nous devons transporter notre corps d’une place à une autre, mais que nous devons transporter l’activité de notre mental hors des vieilles ornières et lui faire tracer de nouveaux sillons dans un nouveau sol. Faire évoluer le corps avant le mental aboutit au Hatha-yoga ; le Grand Bouddha Lui-même lutta mentalement avant de transporter Son corps du palais à la jungle, et lutta encore mentalement avant de transporter Son corps de l’ombre de l’arbre Bodhi aux plaines du service humain.
Un des premiers exercices de l’Occultisme pratique, tout à fait approprié à notre cycle que l’aspirant peut et doit entreprendre, est de construire son propre foyer en gagnant son existence, en établissant ainsi son droit à vivre la vie théosophique, sans entrave, en toute liberté. Gagner honnêtement son existence est un des degrés du Noble Chemin Octuple du Bouddhisme. Il offre une occasion merveilleuse pour l’entraînement du soi, de même que pour le service théosophique. Il permet aussi à l’étudiant de persévérer sans attirer l’attention sur lui-même. Être dans ce monde sans être de ce monde est une chose facile si l’on choisit la voie du mendiant ; il y en a des millions dans l’Inde. Mais un parasite n’est pas un serviteur spirituel de l’humanité. Le foyer est l’endroit où l’étudiant peut pratiquer la Théosophie et le véritable ascétisme, et accomplir tout cela en paraissant comme rien aux yeux des hommes – à la condition que ce soit son propre foyer. L’occultisme considère le mariage comme un sacrement parce que, entre autres raisons, il peut et doit être utilisé pour créer un nouveau foyer, un centre dont irradie l’influence théosophique, dans un silence constant, pour le bien du monde. Le mariage est souvent considéré comme une chaîne ; les étudiants doivent le regarder comme l’occasion qui leur est offerte de construire leur propre foyer. Un Anglais pare orgueilleusement sa maison du titre de château, parce qu’il peut s’y enfermer loin du monde. Un aspirant doit apprendre à faire de son foyer un château où il observe sa discipline, non pour sa croissance ou son bénéfice personnel ni pour sa paix mentale, mais pour le service de tous. Apprendre à avoir de bons rapports avec nos proches est le premier pas pratique sur le chemin de la Fraternité Universelle. Quelle meilleure place que le foyer pour se préparer en silence et en secret, de façon à pouvoir nous consacrer au Grand Service ? « Ce sont des hommes, et non des maîtres de cérémonies, que nous recherchons, du dévouement et non de simples observances », écrivit le Mahatma K.H.
« Paraître comme rien aux yeux des hommes » - c’est un des secrets que tous les grands instructeurs ont enseigné par l’exemple. H.P. Blavatsky parut moins que rien aux yeux du monde. Les dérisions que lui prodigua le monde influencèrent quelques-uns de ses amis et collègues qui ne surent pas discerner qui et ce qu’elle était sous les apparences. N’est-il pas étrange qu’après avoir entendu un des plus magnifiques exposés d’instruction spirituelle, Arjuna demande : « Quelle est, ô Keshava, la marque d’un homme ferme dans la sagesse et ferme dans la contemplation ? Comment est-il, immobile dans sa pensée, quand il parle, quand il se repose, quand il agit ? (Bhagavad-Gîtâ, II, 54). Il ne vint même pas à l’esprit d’Arjuna qu’un tel Homme se tenait devant lui. Pourquoi ? Parce que Krishna le Sage Se fit paraître comme rien aux yeux des hommes. Les Sages paraissent dans le monde des mortels, mais combien comprennent ce que signifie leur apparence ? Dans un poème intitulé « Krishna », Æ. qui vient de mourir récemment et qui était un ami et un admirateur de W.Q. Judge, s’exprimait ainsi :
« Je m’arrêtais au seuil de la cabane et vis
« Le Roi des Rois jouant ;
« Étendu dans l’herbe, je l’épiais,
« Le petit vagabond céleste.
« La mère riait à son enfant,
« Égayée par son aube enchantée,
« Et pourtant les Sages parlent de Lui
« Comme de l’Ancien, qui n’est pas né. »
Qui était Krishna ? Aja, Celui qui n’est pas Né, ou Govinda, le berger ? Qui était-Il ? Achyuta – l’Immortel « qui ne peut faillir », ou le jeune garçon qui volait le lait caillé et cassait les pots à Brindaban ? Qui était-il quand il dansait avec les Gopis, et quand Il mena Arjuna et l’armée des Pandavas à la Guerre ? Ne nous offre-t-il pas un exemple à suivre ? Ne dit-il pas avec la Voix du Grand Silence : « Le Pouvoir que le disciple convoite est celui qui le fera paraître comme rien aux yeux des hommes » ?
B.P. Wadia
Cet article est traduit du Theosophical Movement, vol. VI. novembre1935,
il fut publié en français dans la Revue Théosophie – XIV – n°6.