Notre cycle et le suivant

Notre cycle et le suivant

28 Fév, 2020

Qu’avait donc en vue l’auteur du Prométhée Délivré lorsqu’il parlait du retour des jours d’or, et du renouvellement du grand âge du monde ? Son intuition poétique avait-elle transporté sa « vision du Dix-neuvième Siècle dans le « Cent dix-neuvième », ou bien cette vision lui avait-elle révélé en un tableau fastueux, les choses à venir qui sont celles du passé ?

Fichte nous assure que c’est « un phénomène fréquent, surtout dans les âges passés » que « ce que nous deviendrons est représenté par une partie de ce que nous avons déjà été, et ce que nous devons acquérir est représenté de même par quelque chose que nous avons perdu autrefois ». Et il ajoute « ce que Rousseau place derrière nous, sous le nom de l’état de Nature, et que les anciens poètes appelaient l’Age d’Or, gît en réalité devant nous ».

C’est aussi l’idée de Tennyson, quand il dit : « les anciens écrivains font reculer l’âge heureux dans le passé.
« Plus fous sont-ils que nous qui le plaçons dans l’avenir :
« Bien que tous deux soient des rêveurs… »

Heureux l’optimisme dans le cœur duquel le rossignol de l’espoir peut encore chanter en dépit de toute l’iniquité et du froid égoïsme de l’âge présent ! Notre siècle est un âge arrogant, aussi orgueilleux qu’hypocrite, aussi cruel que dissimulé.


O dieux, quel siècle sacrilège et dissimulé nous vivons, avec toute sa sainteté affectée et orgueilleuse, en face de la vérité ! En réalité, ton nom devrait être « Tartuffe », ô dix-neuvième siècle de la série chrétienne. Car tu as généré plus d’hypocrites sur un mètre carré de ton sol civilisé, que l’antiquité n’en a créé dans tous ses pays idolâtres, durant de longs âges. Et tes Tartuffes modernes des deux sexes sont « si complètement imprégnés de l’esprit de fausseté, qu’ils sont moraux même dans l’ivrognerie et l’hypocrisie, même dans la honte et la divulgation », pour employer les mots de l’auteur de « Martin Chuzzlewit ». Si cela est vrai, combien terrible l’affirmation de Fichte ! Elle est effroyable au-delà de toute expression. Devons-nous nous attendre à redevenir dans un cycle futur ce que « nous avons déjà été », ou ce que nous sommes maintenant ? Pour avoir une idée du cycle futur, nous devons donc examiner la situation actuelle qui nous entoure. Que voyons-nous ?

Au lieu de vérité et de sincérité, nous avons le sens de la propriété et une politesse froide et cultivée ; en un mot, pour parler franchement, de la dissimulation. De la falsification sur tous les plans, falsification de la nourriture morale et même la falsification des aliments. De la margarine pour l’âme et de la margarine pour l’estomac ; une apparence de beauté et de fraîcheur extérieurement, de la pourriture et de la corruption intérieurement. La vie – une longue course, une chasse enfiévrée dont le but est une tour d’ambitieux égoïsme, d’orgueil, de vanité, d’appât du gain et des honneurs, et dont les jockeys sont les passions humaines, et les coursiers nos frères plus faibles. A cette terrible course au clocher, la coupe est achetée par le sacrifice du sang du cœur et par les souffrances d’innombrables frères humains, et gagnée au prix de la dégradation spirituelle.

Qui, en ce siècle, oserait dire ce qu’il pense ? Il faut être brave de nos jours pour exprimer, sans trembler, la vérité, fut-ce même au prix de risques personnels. Car la loi défend de dire la vérité, sauf par contrainte dans ses tribunaux et sous peine d’être parjure. Qu’on dise et publie des mensonges à votre égard, et à moins que vous ne soyez riche, vous êtes incapable de faire taire votre calomniateur ; énoncez des faits, et vous devenez un diffamateur ; abstenez-vous de parler d’une iniquité qui s’est accomplie en votre présence, et vos amis vous considèrent comme un complice dans l’affaire, comme un confédéré. Il est devenu impossible, en notre cycle, d’exprimer son opinion sincère. Le projet de loi qui vient d’être rejeté, abrogeant les « Lois du Blasphème », en est une bonne preuve.


La Pall Mall Gazette contenait dans son numéro du 13 avril, quelques lignes suggestives sur le sujet ; ses arguments, toutefois, ne présentent qu’un côté de la question, doivent être acceptés cum grano salis. Elle rappelle à ses lecteurs que le principe réel des Lois du Blasphème « avait été avancé il y a bien longtemps par Lord Macaulay » et elle ajoute :

« C’est une chose que d’exprimer en toute liberté, vos opinions religieuses ou non, c’en est une autre d’avancer vos vues avec arrogance, en offensant et en peinant autrui. Vous pouvez porter les habits que vous voulez, ou même pas de vêtements du tout, chez vous dans votre intérieur, mais si un homme prétendait affirmer ses droits de se promener dans Regent Street, vêtu uniquement de sa chemise, le public aurait le droit de s’y opposer. Supposez qu’un fanatique se mette à placarder tous les murs d’affichage de Londres, de gravures « comiques » de la Crucifixion, voilà qui constituerait certainement une offense, même aux yeux de ceux qui ne croient pas à la réalité de la Crucifixion. »

C’est bien juste. Soyez religieux ou irréligieux dans notre âge autant qu’il vous plaît, mais ne devenez pas arrogants, et n’essayez pas d’ « offenser ni de peiner autrui ». « Autrui » veut-il dire ici les Chrétiens seulement, sans tenir compte des autres personnes ? De plus, le jury dispose d’une large latitude qui peut devenir dangereuse, car où tracer la ligne de démarcation ? Pour être parfaitement impartial et juste dans son verdict le jury devrait être mixte, c’est-à-dire composé de six Chrétiens et de six « infidèles ». On nous a fait croire dans notre jeunesse, que Thémis était une déesse aux yeux bandés dans l’antiquité seulement, et chez les païens. Depuis lors – le Christianisme et la civilisation nous ayant ouvert les yeux – l’allégorie est susceptible de deux interprétations. Choisissant la meilleure, et considérant la loi avec respect, nous arrivons aux conclusions suivantes : en matière de loi, ce qui est sauce pour l’oie doit être sauce pour le jars. Par suite, si les « Lois du Blasphème » étaient appliquées selon le principe, elles devraient être bienfaisantes pour tous, « sans distinction de race, de couleur ou de religion », comme nous disons en Théosophie.

Mais si la loi est équitable, elle doit s’appliquer impartialement à tous. Devons-nous comprendre qu’elle défend « d’offenser et de peiner » les sentiments de n’importe qui, ou simplement ceux des Chrétiens ? Si la première alternative est exacte, elle doit comprendre les Théosophes, les Spirites, les nombreux millions de païens qu’un sort miséricordieux a inclus parmi les sujets de Sa majesté, et même les Libres Penseurs et les Matérialistes dont certains sont très susceptibles. L’autre alternative : celle de limiter la « loi » au Dieu des Chrétiens seuls, ne peut être envisagée ; nous ne soupçonnons d’ailleurs pas la loi d’une telle partialité. Car « blasphème » est un mot qui ne s’applique pas uniquement à Dieu et Déesses. Ce terme de « blasphème », comportant le même sens criminel, existait chez les Grecs, les Romains et les anciens Egyptiens, des siècles avant notre ère. « Tu n’outrageras pas les dieux » (au pluriel) ressort du verset 28 du chapitre xxii de l’Exode, lorsque « Dieu » parle sur le Mont Sinaï. Ceci étant admis, que deviennent nos amis les missionnaires ? Si la loi est votée de force, elle ne leur promet rien de bon. Nous les plaignons d’avoir ces lois du Blasphème suspendues sur leur tête comme une épée de Damoclès ; car de tous les blasphémateurs injurieux contre le Dieu et les Dieux des autres nations, ils sont les premiers. Pourquoi leur permettrait-on d’enfreindre la loi outrageant Vishnou, Dourga, ou n’importe quel fétiche, ou bien encore Bouddha, Mahomet ou même un revenant en qui un spirite reconnaît sincèrement sa mère décédée, plus qu’un « infidèle » qui s’élèverait contre Jéhovah ? Aux yeux de la loi, Hanuman, le dieu-singe, doit être protégé aussi bien que n’importe quel dieu trinitaire ; sans quoi la loi est plus aveugle que jamais. En outre, en surplus de son caractère sacré pour d’innombrables millions d’Hindous, Hanuman tient au cœur de bien des Darwinistes, et le blasphème contre notre premier ancêtre : le babouin sans queue, ne manquera pas de « blesser les sentiments » de Mrs Allen Grant et Aveling, autant que ceux de nombreux théosophes hindous. Nous admettons que celui qui fait « des dessins comiques de la crucifixion » offense la loi. Mais il en est de même de celui qui ridiculise Krishna, et, comprenant mal l’allégorie de ses Gopis (bergères), en parle d’une façon impure devant les Hindous. Et que dire des quolibets profanateurs et vulgaires exprimés en chaire par certains ministres de l’Evangile eux-mêmes, non seulement sur Krishna, mais même sur le Christ ?

Et c’est ici que nous trouvons une contradiction comique entre la théorie et la pratique, entre l’esprit vivant et la lettre morte de la loi. Nous connaissons plusieurs prédicateurs « comiques » des plus offensants pour la Loi, mais nous n’avons vu jusqu’à présent, en Angleterre et en Amérique, que des « infidèles » et des athées réprouver sévèrement ces prêtres chrétiens coupables.

Le monde à l’envers ! Des prédicateurs de l’évangile accusés de blasphèmes profanateurs ; la presse orthodoxe muette à ce sujet, et un Agnostique, le seul qui élève la voix contre de tels procédés burlesques. Il est certain que nous découvrons plus de vérité dans un paragraphe des ouvrages de Saladin (1), que dans la moitié des quotidiens des Etats-Unis ; plus de sentiment de vrai respect s’appliquant à tous, et plus de bon sens au sujet de l’à-propos des choses dans le petit doigt de cet « infidèle », que dans le gros personnage turbulent de l’irrévérencieux Révérend Mr Spurgeon. L’un est un « agnostique » - un « homme qui se moque de la Bible », comme on l’appelle ; l’autre un fameux prédicateur chrétien. Mais comme Karma n’a rien à voir avec la lettre morte des lois humaines, de notre civilisation et du progrès, il pourvoit notre boule tourbillonnante de boue, d’un antidote pour chaque mal, c’est ainsi que nous trouvons un infidèle adorateur de la vérité pour chaque prédicateur avide d’argent qui profane ses dieux. L’Amérique a son Talmage, très exactement décrit dans le New-York « Sun » (2), comme un « charlatan bavard », et son Colonel Robert Ingersoll. En Angleterre, les imitateurs de Talmage trouvent une Némésis sévère en « Saladin ». Le prédicateur yankee fut plus d’une fois pris à partie par des journaux infidèles pour avoir voulu conduire ses ouailles au ciel non en leur inspirant un esprit de respect, mais en essayant de raccourcir le long voyage ennuyeux par de nombreuses anecdotes bibliques. Qui ne se souvient à New-York de la farce-pantomime jouée par Talmage le 15 avril 1877 ? Nous nous en rappelons bien. Son sujet était le « trio de Béthanie », et chacun des trois personnages dramatiques était « imité à la perfection », ainsi que le déclara la congrégation. Le révérend Arlequin montrait Jésus « faisant une visite matinale à Marie et à Marthe », se jetant « sur un sofa », puis retenant Marie « éprise d’éthique » et assise à ses pieds, et « se faisant attraper (sic) pour cela par Marthe, laissée seule pour faire l’ouvrage ». Le Colonel Sandys disait l’autre jour à la Chambre des Communes, dans son discours sur le Projet de Loi du Blasphème présenté par Mr. Bradlaugh – projet auquel il s’opposait – que « tandis que nous punissons ceux qui tuaient le corps, cette loi avait pour but de permettre à ceux qui voulaient tuer l’âme des hommes, de le faire impunément ».

Croit-il que de se moquer des croyances sacrées remplit l’âme de ses fidèles de respect, parce que cette ironie vient d’un prédicateur chrétien, et qu’elle ne tue l’âme que lorsqu’elle émane d’un infidèle ? Le même membre pieux de la Chambre des Communes rappelait à ses collègues que « sous la loi de Moïse, ceux qui commettaient un blasphème devaient être expulsés du camp et lapidés jusqu’à ce que mort s’ensuive » !

Nous n’avons pas la moindre objection à ce que les protestants fanatiques, suivant le conseil de Moïse, lapident les Talmage et les Spurgeon. Nous ne nous donnerons même pas la peine de demander à ce Saül moderne, pourquoi, dans ce cas, les Pharisiens doivent être blâmés d’avoir suivi la loi Mosaïque lorsqu’ils crucifièrent le Christ, et pourquoi il faut condamner « certains fidèles de la Synagogue des Libertins » pour avoir lapidé Etienne ? Mais nous nous contenterons de déclarer ceci : Si la justice comme la charité, ne se borne pas « aux siens », les injustices de la loi vis-à-vis des Libres Penseurs, des Agnostiques, des Théosophes et autres infidèles, constitueront un sujet de mépris pour l’histoire future.


Car l’histoire se répète. Spurgeon s’étant moqué des miracles de Paul, nous recommandons à toute personne impartiale de se procurer le numéro du 13 avril de l’Agnostic Journal, et de lire l’article de Saladin « Au hasard », consacré à ce prédicateur favori. Qu’ils le lisent, s’ils veulent savoir pourquoi le sentiment religieux décline chaque jour en notre siècle, tué comme il l’est dans les âmes chrétiennes. Le respect est remplacé par de l’émotivité. Les Salutistes glorifiant le Christ par leurs hymnes bizarres, et « tabernacle » de Spurgeon, voilà tout ce qui reste dans pays chrétien, du Sermon sur la Montagne. La crucifixion et le Calvaire ne sont plus représentés que par ce curieux mélange de feu de l’enfer et de pièces bouffonnes qui constituent avant tout la religion de Mr. Spurgeon. Qui donc, dans ce cas, trouvera les lignes suivantes de « Saladin » trop fortes ?

« Edward Irving fut un mystique sévère et un Elie bouillant ; Charles Spurgeon est un Grimaldi grimaçant et exotérique.  Nouvellement retourné de Menton où il soigna sa goutte, il présida l’assemblée annuelle de l’Eglise auxiliaire du Tabernacle Métropolitain, tenue dans le Tabernacle. Au commencement de la séance, il dit à ceux qui s’apprêtaient à prier : « il fait bien froid ce soir, et si quelqu’un prie trop longtemps il risque d’être gelé. (Rires) Je me souviens que tandis que Paul prêchait un long sermon, un jeune homme tomba d’une fenêtre et se tua. Si quelqu’un gèle ce soir, je ne suis pas comme Paul, je ne pourrai lui rendre la vie, aussi je vous prie de ne pas rendre nécessaire ce miracle que je ne pourrais accomplir. »

Un tel facétieux, s’il avait vécu en Palestine du temps du « Seigneur béni » dont il tire tant de profit, se serait moqué de lui et lui aurait tapé sur l’épaule en lui disant : « Eh bien, comment vas-tu mon vieux Nazaréen ? » On aurait vu Judas appelé l’Iscariot, porter le sac, et Charles, appelé Spurgeon, revêtu du bonnet et des sonnettes.

Je fais peu de cas des fables de Galilée, parce que pour moi, elles me paraissent n’être que des fables, mais pour Mr. Spurgeon elles sont « la vraie parole de Dieu » et ce n’est pas à lui à s’en moquer, même pour plaire aux saintes médiocrités du Tabernacle. Je me permets de recommander à Mr. Spurgeon les lignes suivantes du De Legibus de Cicéron. De sacris autem haec situ na sententia, ut conserventur. Comme Mr. Spurgeon a été profondément absorbé toute sa vie par ses prières, il n’a pas eu le temps d’étudier, et il ne connaît aucune langue sinon son vocable jaillissant d’Anglais et de Lavandière ; aussi lui traduire-je ces mots pour lui et ses semblables. « Unissons-nous tous dans ce seul sentiment que les choses sacrées sont inviolables. » (Agnostic Journal, 13 avril.)

Amen, murmurons-nous du fond de notre âme, à ce noble conseil. « Mais sa plume est trempée dans un fiel sacrilège ! » nous disait dernièrement un cergyman, parlant de « Saladin ». « Oui » répondons-nous, « mais sa plume est de diamant et le fiel de son ironie est aussi clair que du cristal, car il est pur de tout autre désir que celui d’agir avec justice et de dire la vérité ». Etant donné que la « loi sur le blasphème » a été repoussée, et que la loi équitable de ce pays considère une calomnie d’autant plus calomnieuse qu’elle renferme plus de vérité, et si l’on envisage surtout la perte pécuniaire qu’elle occasionne, à l’une des deux parties du moins, on admettra qu’il y a plus d’héroïsme et d’abnégation intrépide à dire la vérité pro bono publico, qu’à se plier aux marottes du public. A l’exception peut-être de l’éditeur courageux et franc du Pall Mall Gazette, il n’y a pas d’écrivain en Angleterre que nous respections plus pour sa noble franchise, ni dont nous admirions plus l’esprit délicat, que « Saladin ».

Mais de nos jours, le monde ne juge que sur les apparences. Les motifs ne sont pas pris en considération, et la tendance matérialiste porte les hommes à condamner a priori tout ce qui heurte le sens superficiel de la propriété et les idées enracinées. Les Nations, les hommes, les idées, sont jugés d’après nos préjugés et les émanations mauvaises de la civilisation moderne tuent toute bonté et vérité. Ainsi que l’a observé St Georges, les races sauvages disparaissent rapidement « tuées par le simple contact de l’homme civilisé ». Sans aucun doute, ce doit être une consolation pour les Hindous et même les Zoulous, de penser que tous leurs frères survivants, mourront savants, sinon Chrétiens, grâce aux efforts des missionnaires. Un Théosophe, un colonial né en Afrique, nous racontait l’autre jour qu’un Zoulou s’était présenté à lui comme « boy ». Ce Cafre était un gradué de collège, un savant en Latin, en Grec, en Hébreux et en Anglais, mais incapable, en dépit de toutes ses connaissances, de cuire un dîner, ou de nettoyer des bottes. Aussi fut-il obligé de le renvoyer – probablement pour mourir de faim. Tout ceci gonfle les Européens d’orgueil. Mais comme le dit encore l’auteur que nous venons de citer « ils oublient que l’Afrique devient rapidement Musulmane et que l’Islam semblable à un bloc de granit qui, par sa cohésion puissante, défie la force des vagues et des vents, est réfractaire aux idées européennes, celles-ci ne l’ayant jamais jusqu’à présent sérieusement influencé. Il se peut que l’Europe s’éveille un jour Musulmane ».

Mais lorsque les « races inférieures » auront toutes disparu, qui, ou qu’est-ce qui les remplacera dans le cycle destiné à refléter le nôtre ?

Certains, n’ayant fait qu’effleurer l’histoire ancienne et moderne, rabaissent et méprisent tout ce qui fut accompli dans le passé. Nous nous souvenons avoir lu un article parlant des prêtres païens qui « bâtirent des tours orgueilleuses », au lieu « d’émanciper les sauvages dégénérés ». Les Mages de Babylone étaient comparés aux « pauvres Patagons » et aux autres missions chrétiennes, les premiers ne venant qu’en second lieu dans la comparaison. A ceci l’on peut répondre que si les anciens bâtissaient des « tours orgueilleuses », les modernes le font aussi, témoin la folie parisienne actuelle de la Tour Eiffel. On ne peut dire combien ces anciennes tours coûtèrent de vies humaines, mais la Tour Eiffel a, en un an de temps, causé la mort de plus de cent hommes. Entre celle-ci et la Tour de Babylone, la palme de la supériorité appartient de droit à cette dernière, le ziggurat ou la Tour planétaire du Temple de Nébo à Borsippa. De la « tour orgueilleuse » construite en guise d’attraction pour les enfants de la folie, il y a de la marge pour des opinions variées, à moins qu’on n’aille jusqu’à prétendre que la folie moderne est supérieure à l’ancienne sagesse. De plus, c’est à l’astrolâtrie chaldéenne que l‘astrognose moderne doit ses progrès, et ce sont les calculs astronomiques des Mages qui sont devenus la base de notre mathématique astronomique moderne, et qui ont guidé les chercheurs dans leurs découvertes. Quant aux missions, que ce soit en Patagonie ou dans l’Annam, en Afrique ou en Asie, c’est une question qui reste en suspens pour les esprits impartiaux que de décider si ces missions constituent un bienfait ou une malédiction conférée par l’Europe aux « sauvages dégénérés ». Nous nous demandons sérieusement si les païens « ignorants » ne progresseraient pas mieux dans l’isolement, qu’en leur faisant connaître en surplus de la trahison envers leurs anciennes croyances qu’on exige d’eux, les bienfaits du rhum, du whisky et des autres maladies en dérivant, qu’amènent généralement après eux les missionnaires européens. En dépit de toute sophistique, un païen, passablement honnête est plus près du Royaume des Cieux qu’un converti chrétien, menteur, voleur. Et puisqu’on lui affirme que ses vêtements, c'est-à-dire ses crimes, seront lavés dans le sang de Jésus, et que Dieu a plus de joie « d’un pécheur repentant » que de quatre-vingt-dix-neuf saints sans péché – ni lui, le converti, ni nous, ne voyons pourquoi il ne profiterait pas de l’occasion qui lui est offerte.


« Qui », demande E. Young, « donna dans l’antiquité vingt millions, non pas au commandement d’un monarque impérieux ou d’un clergé tyrannique, mais en réponse à l’appel spontané de la conscience nationale ? » l’auteur ajoutant que dans ce « don volontaire d’argent », il y a « une grandeur morale qui rapetisse les Pyramides ». O l’orgueil et la présomption de notre âge ! Nous en doutons un peu. Si chacun des souscripteurs de ce « don volontaire », avait donné ses « deux derniers » comme la veuve de l’Evangile, il pourrait prétendre avoir sacrifié « plus que tout », et collectivement ces donateurs auraient le droit de s’enorgueillir plus qu’aucune autre nation, et d’attendre leur récompense. Toutefois comme l’Angleterre est la nation la plus riche du monde, le mérite intrinsèque du geste semble légèrement diminué. Vingt millions représentent en effet un instrument puissant d’action bienfaisante. Mais un tel « don d’argent » n’aurait de mérite aux yeux de Karma, que s’il flattait moins l’orgueil national, et n’était pas glorifié aux quatre coins du globe, par une renommée proclamée des centaines de fois par la voix des organes publics. La vraie charité ouvre les cordons de sa bourse d’une main invisible, et :

« Ayant achevé son geste, elle disparaît… »

L’orgueil est le plus grand ennemi de lui-même. Se refusant à entendre louer quelqu’un en sa présence, il déchire à belles dents tout rival, mais ne sort pas toujours victorieux de la lutte. « Je suis l’UNIQUE, l’élue de Dieu », dit la nation orgueilleuse. « Je suis l’invincible et la plus puissante ; tremblez tous à mon approche ». Mais voyez, un jour vient où elle gît dans la poussière, déchirée et sanglante. « Je suis l’UNIQUE », croasse la corneille revêtue des plumes du paon. « Je suis l’UNIQUE, le peintre, l’artiste, l’écrivain, etc., par excellence…Quiconque reçoit ma lumière est choisi par les nations ; celui dont je me détourne est condamné au mépris et à l’oubli. »

Vanité et vaine glorification ! La vérité, énoncée dans l’Evangile est tout aussi vraie dans la loi de Karma – celui qui sera le premier, sera le dernier – plus tard. Certains écrivains verront leurs idées survivre plusieurs générations, bien qu’elles déplaisent à la majorité fanatique ; d’autres, au contraire, brillants et originaux, seront rejetés dans les cycles futurs. De plus comme l’habit ne fait pas le moine, de même l’apparence excellente d’une chose n’est pas une garantie de la beauté morale de son auteur, soit en art ou en littérature. La plupart des poètes, philosophes et écrivains les plus éminents furent, historiquement, des hommes immoraux. Les principes moraux de Rousseau n’empêchèrent pas sa nature d’être loin de la perfection. Edgar Poë, dit-on écrivit ses meilleurs poèmes dans un état voisin du delirium tremens. Georges Sand, en dépit de son intuition psychologique merveilleuse, du haut caractère moral de ses héroïnes et de ses idées élevées, n’aurait jamais pu prétendre au prix de vertu Monthyon. Le talent, et surtout le génie, ne proviennent pas de la actuelle, et nu ne devrait s’en enorgueillir personnellement ; ils sont le fruit d’une existence antérieure, et leurs illusions sont dangereuses. « Maya », disent les Orientaux, « tend ses voiles les plus épais et les plus décevants sur les coins et les objets les plus beaux de la nature ». Les serpents les plus beaux sont les plus venimeux. L’arbre Upas, dont les émanations mortelles tuent tout être vivant qui l’approche, est le Roi de la Beauté des forêts africaines. Devons-nous nous attendre à la même chose dans le « cycle prochain » ? Serons-nous condamnés aux mêmes maux que ceux qui nous accablent actuellement ? Quoi qu’il en soit et alors même que les spéculations de Fichte se vérifieraient et que « l’Age d’Or » de Shelley descendrait sur terre, Karma poursuivra son œuvre. Nous serons alors à notre tour devenus « les anciens » pour ceux qui viendront après nous. Ceux-ci se croiront aussi les seuls êtres parfaits, et se moqueront de la tour « Eiffel » comme nous nous moquons de la tour de Babel. Esclaves de la routine, c'est-à-dire des opinions bien établies du moment, ce que les hommes diront et feront dans le cycle prochain, sera seul bien dit et bien fait.

On criera haro sur ceux qui essaieront de prendre notre défense comme nous avons voulu défendre les anciens. Et dès lors tout le mépris, toutes les armes possibles seront dirigés vers ceux qui quitteront le sentier battu, et vers les « blasphémateurs » qui oseront appeler de leurs vrais noms les dieux de ce cycle, et prétendront défendre leur idéal. On peut prévoir les biographies qui seront écrites des infidèles fameux de nos jours, en lisant celles de quelques-uns des meilleurs poètes anglais, par exemple les opinions, émises après sa mort, sur Percy Bysshe Shelley.

Le voici maintenant accusé de ce dont on l’aurait félicité s’il n’avait pas écrit dans son enfance « Une défense de l’Athéisme » ! Ergo, on déclare que son imagination l’a porté « au-delà des bornes de la réalité », et que sa métaphysique est « privée d’une base solide de raison ». Ceci revient à dire que ses critiques seuls savent parfaitement où se trouve dans la nature la ligne de démarcation entre le réel et l’irréel. Cette sorte de surveillants orthodoxes de levées trigonométriques de l’absolu, qui prétendent être les seuls spécialistes choisis par leur Dieu pour délimiter les frontières, et qui sont toujours prêts à juger les métaphysiciens indépendants, constituent une caractéristique de notre siècle. Dans le cas de Shelley, la métaphysique du jeune auteur de « La Reine Mab » décrite dans les encyclopédies populaires comme une « attaque violente et blasphématoire contre le christianisme et la Bible », a dû naturellement paraître a ses juges infaillibles « privée d’une base solide de raison ». Pour eux, cette « base » est, ainsi que le dit la devise de Tertullien : « Credo quia absurdium est ».

Pauvre grand et jeune Shelley ! Lui qui travailla avec tant de zèle durant les quelques années de sa vie trop courte, à soulager les pauvres et à consoler les attristés, lui qui, selon Medwin, aurait donné son dernier sou à un étranger dans le besoin, est appelé Athée pour avoir refusé d’accepter la Bible dans son sens littéral ! Nous trouvons peut-être une explication à cette accusation « d’athéisme » dans le fait que, dans les Conversations Lexicon, le nom immortel de Shelley est suivi de celui de Shem « fils ainé de Noé…dit, dans l’Ecriture sainte, être mort à l’âge de 600 ans ». L’auteur de cette information d’encyclopédie (que nous signalons mot pour mot) vient de se permettre de dire que « l’on peut difficilement s’empêcher de reprocher une présomption extrême à un écrivain qui, dans sa jeunesse, rejeta toutes les opinions établies », comme la chronologie biblique je suppose. Mais le même auteur s’abstient de tout commentaire, et garde un silence prudent, sinon respectueux, au sujet des années cycliques de Shem, et ma foi, il a raison.


Tel est notre siècle qui se prépare bruyamment mais heureusement à faire son saut final dans l’éternité. De tous les siècles passés, c’est le plus ironiquement cruel, le plus méchant, immoral, prétentieux et impur. Il est un produit hybride et contre nature, l’enfant monstrueux d’une mère honnête appelée « superstition moyenâgeuse » et d’un père malhonnête et charlatan, d’un imposteur débauché, universellement connu sous le nom de » civilisation moderne ». Cet attelage mal assorti et bizarre qui tire actuellement le char du progrès sous les arches triomphales de notre civilisation, suggère d’étranges pensées. Notre tendance d’esprit orientale nous fait songer, tandis que nous considérons cette piété orthodoxe attelée au même char que le matérialiste froid et ironique, à un symbole répondant bien à notre siècle. Nous l’empruntons aux productions vivantes ! et appelées métis. Nous nous imaginons un visage huileux, couleur café, regardant insolemment le monde derrière son monocle. Une tête plate et crépue surmontée d’un chapeau haut de forme, couronnant le piédestal d’un faux-col empesé, chemise blanche et cravate de soirée. Au bras de ce produit hybride, une beauté métisse au visage plat et basané sous un chapeau de Paris – une pyramide de gaze, de rubans voyants et de plumes…

En vérité, cette combinaison de chair asiatique et de vêtements européens n’est pas plus grotesque qu’un coup d’œil à vol d’oiseau sur l’amalgame moral et intellectuel des idées et des vues acceptées de nos jours. M. Huxley et la « Femme revêtue du Soleil » ; la Société Royale et le nouveau prophète de Brighton qui écrit des lettres au Seigneur, et reçoit en réponse pour nous des messages du « Jéhovah des Armées », qui n’a pas honte de signer « Le Roi Salomon » sur du papier portant comme en-tête : « Santuaire de Jéhovah » (sic), et appelle la « Mère » (ladite « femme » solaire) « cette chose maudite », tout cela est une abomination.

Et pourtant leurs enseignements sont orthodoxes et font tous autorité. Imaginez un peu M. Allen Grant essayant de persuader le Général Booth que « la vie doit son origine à l’action chimique séparative des ondulations éthériques sur la surface refroidie de la terre, spécialement de l’anhydride carbonique et de l’eau », et « le brave général » d’Angleterre répondant qu’il ne peut en être ainsi, puisque cette « surface refroidie » ne se forma que 4.000 ans av. J.-C., et que, par conséquent, « la diversité existant entre les formes organiques » telle que le comprend Allen Grant, ne peut être due le moins du monde, comme son nouveau livre voudrait le faire croire aux imprudents, à l’interaction subtile des lois dynamiques, mais à la poussière du sol dont « le Seigneur Dieu forma les bêtes des champs » et « les oiseaux de l’air ».

Ces deux catégories de gens représentent les boucs et les agneaux du Jour du Jugement. L’Alpha et l’Oméga de la société orthodoxe et correcte de notre siècle. Les malheureux qui se tiennent sur la ligne neutre sont écrasés entre les deux et sont copieusement rouées de coups par les deux camps. Le sentimentalisme et la vanité – l’un une maladie nerveuse, l’autre ce sentiment qui vous pousse à nager avec le courant de peur de passer pour des gens qui retardent ou des infidèles – sont des armes puissantes dans les mains de nos pieux « agneaux » modernes et de nos « boucs » érudits. Karma seul sait le nombre de ceux qui vont grossir les rangs de l’un ou de l’autre groupe, par émotivité ou par vanité…

Ceux qui ne se laissent pas troubler par l’émotivité hystérique ou par une sainte peur des foules et des conventions ; ceux dont la voix de la conscience – « la petite voix tranquille » qui étouffe le grondement puissant des Chutes du Niagara, lorsqu’elle se fait entendre, ne leur permet pas qu’ils soient traîtres à eux-mêmes – ceux-là restent à l’écart. Pour eux, il n’y a plus d’espoir dans cet âge décadent, et ils n’ont plus qu’à renoncer à toute espérance. Ils sont nés en dehors de leur siècle.

Tel est le terrible spectacle qu’offre notre cycle sur le point de se terminer, à ceux dont les yeux ont été débarrassé des préjugés, des idées préconçues et de la partialité, et qui voient la vérité derrière les apparences décevantes de notre « civilisation » occidentale. Mais que réserve notre nouveau cycle à l’humanité ? Ne serait-il qu’une continuation du cycle présent, en plus sombre et en plus terrible ? Ou un jour nouveau poindra-t-il pour l’humanité, un jour de pure clarté, de vérité, de charité, de vrai bonheur pour tous ? La réponse dépend en grande partie de rares Théosophes qui, fidèles à leurs idées dans la bonne et la mauvaise fortune, continuent à lutter pour la Vérité contre les pouvoirs des Ténèbres.

Un journal infidèle contient quelques paroles optimistes, la dernière prophétie de Victor Hugo qui serait sensé avoir dit :

« Durant quatre cents ans, la race humaine n’a pas fait un pas en avant sans en laisser des vestiges apparents derrière elle. Nous entrons maintenant dans l’ère des grands siècles. Le seizième siècle sera connu comme l’âge des peintres, le dix-septième sera appelé l’âge des écrivains, le dix-huitième l’âge des philosophes, le dix-neuvième l’âge des apôtres et des prophètes. Le dix-neuvième siècle devra posséder les talents de peintre du seizième, d’écrivain du dix-septième, de philosophie du dix-huitième, et il devra avoir comme Louis Blanc, l’amour saint et inné de l’humanité qui caractérise un apôtre, et ouvre un aperçu prophétique sur l’avenir. Au vingtième siècle la guerre sera anéantie, l’échafaud, l’animosité, la royauté et les dogmes seront tués, mais l’homme vivra. Pour tous il n’y aura plus qu’un pays, et ce pays sera la terre entière, pour tous il n’y aura plus qu’un espoir, et cet espoir sera le ciel. Gloire alors à ce noble vingtième siècle à qui appartiendront nos enfants, et dont nos enfants hériteront ! »

Si la Théosophie triomphe dans la lutte, si sa philosophie universelle touche profondément le mental et le cœur des hommes, si ses doctrines de Réincarnation et de Karma, ou, en d’autres mots, d’Espoir et de Responsabilité trouvent un écho dans la vie des générations nouvelles, alors vraiment poindra un jour de joie et de bonheur pour tous ceux qui souffrent actuellement et sont des parias de la société. Car la vraie Théosophie est l’ALTRUISME, et nous ne pourrions le répéter assez souvent : elle est l’amour fraternel, l’aide mutuelle, le dévouement inébranlable à la Vérité. Si l’humanité peut comprendre que c’est uniquement en cela que réside le vrai bonheur, et non pas dans la richesse, les possessions ou toute autre satisfaction, alors les nuages sombres se disperseront, et une humanité nouvelle naîtra sur terre. Et c’est alors en vérité que l’ÂGE D’OR règnera ici-bas.

Mais si la Théosophie échoue, l’orage éclatera, et nos orgueilleuses civilisations et lumières occidentales sombreront dans une nuée d’horreur comme jamais encore l’Histoire n’en a enregistré de pareille.

H.P. Blavatsky

Cet article fut publié par Mme Blavatsky dans la revue Lucifer de mai 1889. Traduction française publiée dans la revue Théosophie, Vol. II, n°6 (férier 1927).

Notes

(1) Le poète délicat et l’éditeur spirituel de la « Secular Review » qui a été remplacée par le « journal agnostique ». Les ouvrages de Mr. W. Steward Ross (Saladin) : « La femme, sa gloire, sa honte et son dieu ». « Brochures Diverses », « Dieu et son Livre » etc., etc., deviendront au XXe siècle la justification la plus puissante et la plus complète de tout homme et de toute femme appelés infidèles au XIXe siècle. [retour texte]

(2) Journal : The Sun, numéro du 6 avril 1877.  retour texte]

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