Journées indiennes - Dialogue sur la Vie et la Mort

Journées indiennes - Dialogue sur la Vie et la Mort

27 Avr, 2022

Le jour (1) où nous étions à Dîgh, la chaleur était insupportable. Il faisait tellement chaud que l'on aurait pu soupçonner Surya de vouloir cuire vivants ses adorateurs fidèles, les Jats, et nous aussi par la même occasion, nous qui maudissions ses caresses par trop brûlantes. Les rayons éblouissants du soleil se répandaient en rivières d'or sur les parois de marbre et sur les coupoles des pavillons ; ils formaient des taches aveuglantes sur l'eau immobile des bassins et dardaient de flèches éblouissantes tout ce qui se trouvait là, mort ou vivant. Même les bandes de perroquets et de paons qui sont aussi nombreux dans les jardins de l'Inde que les moineaux dans nos cultures de choux en Russie, même ces oiseaux se trouvaient forcés de se blottir dans la plus épaisse verdure des bosquets.

Un grand silence régnait autour de nous. Tout dormait, saturé de chaleur et de langueur. Nous trouvâmes refuge dans un pavillon d'été en marbre, surélevé et bien caché sous l'épaisseur des arbres et, dans ce lieu hospitalier et tranquille, nous pûmes profiter d'une quasi-fraîcheur. Entouré par une pièce d'eau, ce pavillon était protégé et ombragé par des plantes grimpantes de toutes sortes. Une fois-là, il était impossible de se sentir fatigué ou incommodé par la chaleur. C'était un havre d'ombre et de fraîcheur, mais aussitôt passé le cercle du lac miniature, régnait un véritable Hadès de chaleur. Le sol lui-même semblait se craqueler et s'ouvrir en milliers de petites crevasses, sous les baisers ardents du formidable soleil printanier. Comme des langues de feu, ses rayons léchaient le feuillage du jardin qui, bien que luxuriant, se fanait déjà.

Les rosés resserraient leurs pétales ou les répandaient sur le sol. Même les lotus et les nénuphars recourbaient le bord de leurs épaisses feuilles vivaces comme pour éviter délicatement le contact brûlant.

Seules les orchidées, « ces fleurs de la passion », dressaient leurs calices multicolores en forme d'insectes, et se désaltéraient dans ce torrent de feu comme d'autres fleurs s'abreuvent de la rosée matinale.

Quel jardin original et magnifique ! Situé sur un rocher mesurant à peine un arpent, il contenait au moins deux cents fontaines, grandes et petites. Le gardien, un vieil homme bien rasé, tout de miel dans ses manières, nous assura que les fontaines ne fonctionnaient que partiellement, car un grand nombre était hors d'usage ou arrêtées. Mais, il paraît qu'une fois, pour une grande réception à Dîgh (qui devait être celle du Prince de Galles, si je ne fais pas erreur) il y aurait eu six cents fontaines en marche. À vrai dire, nous nous sentions parfaitement satisfaits avec les deux cents fontaines seulement. Pour quelques roupies les gardiens nous permirent de rester délicieusement au frais pendant les plus chaudes heures de la journée et, lorsque vint la nuit, nous pûmes marcher sur le sentier bordé de hauts jets d'eau fraîche tenant lieu d'arbres. Je n'ai vraiment rien vu de comparable à ces deux parois d'eau scintillante diffusée finement en brouillard dans le clair de lune et passant par toutes les nuances de l'arc-en-ciel.

Pratiquement abandonné par les hommes, ce délicieux jardin retournait à l'état sauvage et devenait le lieu de prédilection d'une multitude de paons, bientôt aussi sauvages que les lieux. Ces oiseaux favoris de Junon, appelée Sarasvati en Inde, envahissent le jardin. Par centaines, ils vont d'un pas majestueux sur l'allée, de long en large, balayant de leurs larges queues les feuilles mortes et les détritus amoncelés qui, apparemment, n'ont pas été ramassés depuis des années. Des oiseaux sont suspendus aux branches comme des perles, donnant ainsi au jardin l'apparence de quelque forêt enchantée dans un pays féérique. Dans la splendeur de cette journée indienne, les vieux arbres touffus semblent animés d'un mouvement de lente respiration, tantôt se dilatant, tantôt se contractant, tandis que derrière les feuillages, des milliers d'yeux inquisiteurs vous regardent furtivement, brillants comme de gros saphirs bleus, pailletés d'or. Ce sont les yeux dont sont ornés les mouvantes queues de paons qui s'agitent constamment sur les branches.

La première fois que je vins dans ce jardin, je restai stupéfaite un bon moment, absolument incapable de saisir toute cette étrange fantasmagorie. Mais dès que ma curiosité me poussa à l'action et que j'avançai pour examiner la merveille de plus près, j'eus à souffrir des conséquences de ma témérité. Effrayé par mon approche, un paon passa comme un trait près de moi et, dans son vol pesant, non seulement heurta et fit tomber le chapeau de soleil que je portais sur la tête, mais me fit perdre aussi l'équilibre. Ce qui, évidemment, interrompit mes méditations sur le thème des merveilles de l'Inde. Cependant, l'exploration du jardin apaisa mes sentiments, et le Babou, pour me venger de ma chute, arracha une pleine poignée de plumes magnifiques de la queue d'un autre paon. « Un souvenir de Dîgh », dit-il, sans avoir l'air le moins du monde d'être gêné par le fait que sa victime était parfaitement innocente, pour n'avoir pris aucune part au tort que j'avais subi.

Le jardin est découpé dans toutes les directions par un lacis régulier d'allées étroites. Celles-ci allaient être bientôt nettoyées, nous expliqua le gardien, mais pas avant d'avoir reçu la nouvelle d'une visite d'un prochain « visiteur distingué » susceptible de venir à Dîgh, ce qui nous amena à conclure, avec notre sagacité habituelle, que nous n'étions pas classés dans la catégorie de ces gens privilégiés. De tous côtés, nous pouvions voir les eaux endormies dans leurs nids de marbre, blotties sous d'épaisses couches d'écume verte. Les bassins des fontaines, les pièces d'eau et les lacs miniatures étaient depuis longtemps transformés en une espèce de bouillie verdâtre. Seuls les jets d'eau placés juste devant le palais, sont régulièrement entretenus et ajoutent beaucoup à la beauté de la ravissante forêt. Malgré son apparence négligée, la pièce d'eau octogonale du centre où nous avions trouvé refuge, est spécialement belle. Entourés de fontaines plus petites qui, depuis les charmilles luxuriantes de flore tropicale projetaient et diffusaient l'eau vers le ciel, nous passâmes une journée sereine comme si nous étions plongés dans le règne aquatique. Quatre allées de jets d'eau amènent en croix jusqu'à la pièce d'eau et l'on atteint le pavillon où nous étions, en passant sur quatre petits ponts avec des parapets de fine dentelle de marbre blanc.

Nous étions las de bavarder et nous nous assîmes en silence. Chacun fut laissé à ses propres réflexions et occupations. Je m'efforçais de lire, mais ma pensée se dirigeait plus vers le Thakur que vers le contenu de mon livre. La tête à demi enfouie dans l'épais feuillage de quelque plante grimpante, seule sa longue barbe blanche en bataille pointant à l'extérieur, notre chef respecté, le Colonel 0., ronflait paisiblement. Narayan et Mulji s'étaient accroupis sur le sol et le Babou, prenant la place de quelque idole absente, s'était assis jambes croisées, sur le haut piédestal, puis, selon toute apparence s'était assoupi.

Nous restâmes assis, dormant à moitié, immobiles et silencieux, un bon moment. Enfin, vers cinq heures et demi, les jardins endormis commencèrent à s'éveiller. La chaleur se mit à diminuer ; les paons sortirent lentement de leurs cachettes et les multitudes de perroquets vert d'or se mirent à s'interpeler du sommet des arbres. Quelques instants encore et le soleil allait disparaître à l'horizon des lacs salés. La nature épuisée allait goûter un répit jusqu'au lendemain et s'approvisionner de fraîcheur pour affronter la nouvelle épreuve du feu.

J'abandonnai mon livre et j'observai autour de moi avec un intérêt accru. Chaque chose commençait à respirer plus librement et à s'agiter. Le jardin, véritable tableau de la fournaise brûlante de Daniel quelques instants auparavant, se transformait maintenant en un bosquet du genre idylle classique. Mais c'est en vain que l'on aurait cherché les groupes de nymphes joyeuses jouant à s'asperger mutuellement. En vain, aurait-on voulu entendre les notes gaies de la flûte de Pan. Les eaux limpides du bassin ne reflétaient que le ciel bleu et les paons perchés sur les ponts de dentelle. En s'apprêtant à dormir, ils jouaient avec leur queue comme autant de femmes espagnoles maniant leurs éventails. Ils faisaient la roue puis repliaient leur queue pour recommencer encore et regarder admirativement leur image reflétée dans l'eau en-dessous d'eux. Enfin, après nous avoir encore baignés de quelques rayons d'or, le soleil disparut tandis qu'une légère brise rafraîchissante commençait à nous parvenir. Nous étions si bien dans notre pavillon, l'endroit était si frais et tranquille, que nous refusâmes catégoriquement d'aller dans les parties fermées du palais pour le dîner. Nous demandâmes à être servis sur place et nous chargeâmes le Babou d'arranger la chose.

Le Bengali, toujours frais et dispos, ne voulut pas passer le pont. Il prétendit qu'il reconnaissait le paon qu'il avait plumé. Or celui-ci était justement sur le parapet et le Bengali craignait la vengeance de l'oiseau. Il préférait donc prendre un chemin plus court et plus sûr pour aller de l'autre côté, ce qu'il fit en plongeant la tête la première dans l'eau du haut du piédestal sur lequel il avait trôné tout l'après-midi. Le bruit des éclaboussures réveilla en sursaut le Colonel qui demanda si le Babou cherchait à se noyer en plongeant de si folle manière dans des eaux inconnues.

« Plutôt se noyer que de risquer la vengeance d'un ensorcellement maléfique » cria le Babou en rejetant l'eau par la bouche et par le nez.

« Quel ensorcellement ? », demanda notre président calmé en voyant que l'eau atteignait à peine la poitrine du Babou.

« Parbleu, le maudit paon, bien sûr ! Je l'ai reconnu, j'en suis sûr, c'est le même oiseau qui nous a visité hier à Burtpore », poursuivit le Bengali en criant de toutes ses forces, tandis qu'il marchait avec difficulté sur le fond vaseux du petit lac. « Croyez-vous que je n'ai pas remarqué ce faux oiseau et Mulji qui échangeaient des coups d'œil d'intelligence derrière moi ? »

« Voici une manière bien étrange de se moquer de moi » dit le « Général » en se renfrognant. « Ce nâstika (2) n'a jamais cru en rien, il se moque de tout. »

« Eh bien, voici une opportunité pour vous de rire de lui. Regardez-le », dis-je en éclatant de rire.

Le Babou valait en effet le spectacle. Avec effort, il s'extraya de la vase puis il grimpa sur le haut rebord de marbre blanc en laissant derrière lui de longues traînées de vase verdâtre. Couvert entièrement de boue et d'herbe, il avait perdu toute apparence humaine.   

« Vous ressemblez à un noyé, mon pauvre Babou ! » dis-je en riant. « Voici le second bain que vous prenez aujourd'hui. Décidément l'eau exerce une merveilleuse attraction sur vous. Après la mort, vous deviendrez sûrement un esprit de l'eau ; mais j'espère que vous ne mourrez pas noyé. »

« Ce que je fus, je le suis et le serai » répondit-il, en citant un aphorisme de sa secte de négateurs. « Poussière je fus, poussière je serai, et de plus il est dit que la noyade est une mort très agréable, Mam'Sahib. »

« Ce que vous êtes tout le monde le voit. Ce que vous serez je ne le sais pas, mais sans aucun doute vous étiez un petit Terre-Neuve dans votre dernière incarnation ! », riposta Mulji.

Mais la remarque n'atteignit pas le Babou. Il ressentait quelque honte pour son aspect et il se précipita à toute vitesse vers la maison.

Narayan aurait-il raison et serai-je vraiment douée du don de prophétie comme il le prétendait. J'aurais mieux fait d'avaler ma langue plutôt que de dire ma dernière plaisanterie. Pauvre garçon, il était à cent lieues de penser qu'une mort trop précoce et pénible l'attendait dans les eaux jaunes du Gange. Il y a cinq ans que je le vis pour la dernière fois et voici deux ans qu'a eu lieu son terrible accident. Je ne peux jamais penser à lui et à ces moments heureux que nous passâmes ensemble, sans me sentir triste, triste jusqu'au fond de l'âme. Je rêve souvent, trop souvent, hélas ! à sa petite silhouette fragile d'adolescent émergeant de l'eau toute recouverte de la vase verdâtre de cette pièce d'eau à Dîgh. Il me semble que je peux apercevoir ses yeux fixés sur les miens avec un regard interrogateur, ses yeux jadis pleins de lumière et de malice, désormais ternis et vagues depuis longtemps. Il me semble que j'entends encore ma réflexion : « J'espère que vous ne mourrez pas noyé » et sa réponse nette : « ce que je fus, je le serai, poussière je fus, poussière je serai ». Je me réveille alors brusquement tremblante d'horreur et de pitié.

Le pauvre garçon se noya de la manière la plus horrible et en même temps la plus stupide. Entre Dehra Dun et Haridwar, le Gange n'est pas un fleuve aussi large qu'en aval, mais un torrent furieux qui est aussi rapide que peu profond. En particulier, à un certain endroit, on ne peut traverser le fleuve à pied que sur une étroite passerelle, tandis que l'on doit conduire les chevaux par la bride en les faisant passer dans l'eau qui ne leur vient qu'à mi-pattes. Malgré tous les avertissements le Babou voulut traverser à dos de cheval. Sa monture perdit très rapidement l'équilibre et le garçon ne put se libérer pour une raison ou une autre, probablement parce que son pied ne put se dégager de l'étrier. Le torrent déchaîné emporta cheval et cavalier sur plus d'un kilomètre, jusqu'à ce que tous deux aient disparu en arrivant à un endroit où le fleuve est coupé d'une chute abrupte.

« Est-ce vraiment possible ? Est-il redevenu poussière ? », telle est la question que je me pose souvent, lorsque mes pensées se tournent vers le passé. Puis, invariablement, mon esprit s'arrête sur une autre conversation qui eut lieu quelques jours à peine après notre merveilleux séjour à Dîgh et qui est susceptible d'apporter quelque lumière sur l'énigme insoluble de la mort. Comme toujours, Narayan et le Babou n'étaient pas d'accord sur des points importants et demandaient au Thakur de les aider à résoudre leurs difficultés.

J'ai entièrement consigné par écrit cette conversation remarquable, dans l'espoir que des lecteurs sérieux pourront en profiter. Il ne faudrait pas croire que toutes les questions, qui pour moi personnellement sont un tourment constant, sont définitivement résolues, mais cette conversation donne une idée complète du point de vue avec lequel la meilleure philosophie de l'Orient considère la vie dans l'Au-delà et ses mystères et, en général, l'âme de l'homme.

« Maître » dit Narayan au Thakur, au milieu d'une dispute serrée qu'il avait avec le pauvre Babou, « qu'est-ce qu'il raconte ? II dit que rien ne reste de l'homme après sa mort, mais que le corps de l'homme retourne simplement aux éléments qui le composent, et que ce que nous appelons l'âme — et que lui appelle la conscience temporaire — se sépare et disparaît comme la vapeur de l'eau bouillante quand elle se refroidit. »

« Trouvez-vous cela tellement surprenant ? », dit le Maître. « Le Babou est un chârvâka (3) et il ne fait que vous répétez ce que tous les autres chârvâkas vous diraient. »

« Mais les chârvâkas se trompent. Beaucoup de gens croient que l'homme véritable n'est pas son enveloppe physique, mais qu'il réside dans le mental, dans le siège de la conscience. Voulez-vous dire que, de toute façon, la conscience pourrait quitter l'âme après la mort ? »

« Dans son cas, cela se pourrait » répondit le Thakur tranquillement, « parce qu'il croit fermement et sincèrement à ce qu'il dit. »

Narayan jeta un regard étonné et effrayé vers le Thakur, tandis que le Babou — qui ressentait généralement une certaine réserve en présence de ce dernier — nous regarda avec un sourire victorieux.

« Mais comment cela se peut-il ? » continua Narayan. « Le Vedânta nous enseigne que l'esprit est immortel et que l'âme humaine ne meurt pas en Parabrahman. Y a-t-il des exceptions ? »

« Dans les lois fondamentales du monde spirituel, il ne peut y avoir aucune exception, mais il y a des lois pour les aveugles et des lois pour ceux qui voient. »

« Je comprends bien, mais dans ce cas, comme je le lui ai déjà dit, sa complète disparition finale de conscience n'est rien d'autre que l'aberration d'un aveugle qui ne voyant pas le soleil en nie l'existence ; mais de toute façon, il verra bien le soleil avec ses yeux spirituels quand il sera mort. »

« II ne verra rien du tout », dit le Maître. « Niant l'existence du soleil maintenant, il ne pourra pas le voir outre-tombe. »

Voyant que Narayan paraissait assez troublé et que même nous, le Colonel et moi, nous le regardions dans l'attente d'une réponse plus complète, le Thakur continua à contrecœur :

« Vous parlez de l'esprit de l'Esprit, autrement dit de l'Âtma, et vous confondez cet esprit avec l'âme du mortel, avec Manas. Sans aucun doute, l'esprit est immortel ; puisqu'il est sans commencement, il n'a pas de fin ; mais il ne s'agit pas de l'esprit dans notre discussion actuelle. Il s'agit de l'âme humaine soi-consciente. Vous la confondez avec le premier et le Babou nie l'une et l'autre, l'âme et l'esprit, et ainsi vous ne vous comprenez pas mutuellement. »

« Je le comprends, lui », dit Narayan.

« Mais vous ne me comprenez pas, moi ! » interrompit le Maître. « Je vais essayer de m'exprimer plus clairement. Ce que vous voulez savoir est bien ceci : la perte complète de la conscience et du sentiment d'être soi-même est-elle possible après la mort, lorsqu'il s'agit d'un matérialiste endurci. N'est-ce pas ? »

Narayan répondit : « Oui, parce qu'il nie complètement tout ce qui est vérité incontestable pour nous et en quoi nous croyons fermement. »

« Très bien », dit le Maître. « À cela je répondrai positivement comme il suit, bien que cela ne m'empêche pas de croire, aussi fermement que vous, dans notre enseignement qui qualifie de temporaire la période entre deux vies. Qu'il s'agisse d'une année ou d'un million d'années, ce n'est qu'un entracte entre deux actes du drame illusoire de la vie. L'état posthume peut être exactement semblable à l'état d'un homme profondément évanoui, sans pour cela constituer une infraction aux lois fondamentales. Par conséquent, dans son cas personnel le Babou a parfaitement raison. »

« Mais, comment serait-ce possible ? » demanda le Colonel « puisque la règle d'immortalité n'admet aucune exception, comme vous l'avez dit ? »

« Bien sûr, elle n'admet pas d'exception mais seulement dans le cas des choses qui existent réellement. Celui qui a étudié la Mandukya Upanishad et le Vedânta Sara ne devrait pas poser de telles questions », dit le Maître avec un sourire plein de reproches.

« Mais c'est précisément la Mandukya Upanishad », observa timidement Narayan, « qui nous enseigne qu'il n'existe pas d'autre différence entre Buddhi et Manas, ou entre Îshvara et Prajñâ, que celle qui existe entre une forêt et ses arbres, entre un lac et ses eaux. »

« C'est parfaitement exact », dit le Maître, « pour la raison qu'un arbre, ou même une centaine d'arbres qui ont perdu leur sève, ou ont été déracinés, n'empêchent pas une forêt de rester une forêt. »

« Oui » , dit Narayan. « Mais, dans cette comparaison, Buddhi est la forêt et Manas-Taijasi représente les arbres. Si le premier est immortel, comment se peut-il que Manas-Taijasi qui est le même que Buddhi, perde sa conscience avant une nouvelle incarnation ? Voilà où gît ma difficulté. »

« Vous n'aurez aucune difficulté », dit le Maître, « si vous prenez la peine de ne pas confondre l'idée abstraite de l'ensemble avec son changement occasionnel de forme.

Rappelez-vous que si nous pouvons dire de Buddhi qu'elle est inconditionnellement immortelle, nous ne pouvons pas en dire autant à propos de Manas, ou de Taijasi. Ni l'un, ni l'autre, n'ont d'existence séparée de l'Âme Divine, parce que l'un est un attribut de la personnalité terrestre et le second est identiquement le même que le premier, avec seulement en lui-même, la réflexion additionnelle de Buddhi. À son tour, Buddhi ne serait qu'un esprit impersonnel sans cet élément qu'il emprunte à l'âme humaine, qui le conditionne et en fait quelque chose pour ainsi dire de séparé de l'Âme Universelle pendant tout le cycle des incarnations de l'homme. Par conséquent, si vous dites que Buddhi-Manas ne peut ni mourir ni perdre sa conscience dans l'éternité, ou pendant les périodes temporaires de repos, vous aurez parfaitement raison. Mais si vous appliquez cet axiome aux qualités de Buddhi-Manas, cela revient à dire que du fait que l'âme du Colonel est immortelle, le rouge de ses joues l'est aussi. Ainsi, il est évident que vous confondez la réalité, Sat, avec sa manifestation. Vous avez oublié que la splendeur lumineuse de Taijasi, unie au Manas seul, est assujettie au temps, tout comme l'immortalité et la conscience posthume de la personnalité terrestre de l'homme deviennent des qualités conditionnelles dépendant des conditions et des croyances créées par elle pendant sa période de vie. Karma, la loi d'équilibre parfait dans l'Univers et dans l'homme, agit sans cesse, et nous moissonnons dans l'au-delà les fruits de ce que nous avons semé nous-mêmes dans cette vie. »

« Mais, si après la destruction de mon corps, mon Ego peut se trouver plongé dans un état d'inconscience complète, comment les péchés de ma vie passée peuvent-ils être punis ? », demanda le Colonel en tirant pensivement sur sa barbe.

« Notre philosophie nous enseigne », répondit le Thakur, « que la punition karmique n'atteint l'Ego que dans sa prochaine incarnation. Immédiatement après la mort, nous recevons seulement la récompense des souffrances de la vie terrestre, souffrances qui n'étaient pas méritées par nous. Ainsi, comme vous pouvez le voir, la punition consiste entièrement en l'absence de toute récompense, en la perte totale de la conscience, de la félicité et du repos. Le karma est l'enfant de l'Ego terrestre, le fruit des actions de sa personnalité visible, même des pensées et des intentions du “Je” spirituel. Mais, en même temps, karma est une tendre mère, qui guérit les blessures infligées pendant la vie précédente avant de recommencer à le frapper et de lui en infliger de nouvelles. Il n'y a aucune souffrance mentale ou physique dans la vie d'un mortel qui ne soit le fruit et la conséquence directe d'un péché commis dans une incarnation précédente, mais, n'en ayant pas conservé le moindre souvenir dans sa vie actuelle et ne se sentant pas coupable, et par conséquent souffrant injustement, l'homme a droit à la consolation et au repos complet dans l'au-delà. Pour notre Ego spirituel la mort est toujours une libératrice et une amie. Elle peut être comme un sommeil paisible d'enfant ou comme un sommeil empli de songes et de rêves merveilleux. »

« Autant que je m'en souvienne, les incarnations périodiques du Sutrâtma (4) sont comparées dans les Upanishad à la vie terrestre qui oscille périodiquement entre le sommeil et la veille. Est-ce juste ? », demandai-je, espérant ainsi relancer la première question de Narayan.

« Oui, c'est juste ; c'est une excellente comparaison. »

« Je ne doute pas qu'elle soit bonne », dis-je, « mais cela ne me semble pas clair. Il est vrai qu'un autre jour commence pour l'homme qui se réveille, mais cet homme, en tant que corps et âme, est le même que ce qu'il était la veille. Par contre, à chaque nouvelle incarnation, un changement complet s'opère, non seulement dans son apparence extérieure, son sexe et sa personnalité, mais encore dans toutes ses qualités morales. Et de plus, comment admettre la justesse de cette comparaison quand on remarque que l'homme qui se réveille se rappelle très bien non seulement ses actions de la veille, mais encore ce qu'il a pu faire il y a de nombreux jours, mois et même années, tandis que, dans notre incarnation présente, aucun de nous n'a le moindre souvenir d'une vie précédente, quelle qu'elle ait pu être. Bien entendu, il se peut que j'oublie le matin ce que j'ai rêvé pendant la nuit ; cependant, je sais que j'ai dormi et j'ai la certitude d'avoir vécu pendant mon sommeil ; mais en ce qui concerne mon incarnation passée, je ne peux même pas dire que j'aie vécu avant ma naissance ? Comment concilier ces contradictions ? »

« II existe des gens qui se rappellent des choses », répondit enigmatiquement le Thakur, sans donner une réponse directe à ma question.

« J'ai quelque idée sur ce point, mais on ne peut pas l'appliquer aux simples mortels. Comment nous, qui n'avons pas atteint l'état de samma sambuddha (5), pouvons-nous comprendre cette comparaison ? »

« Vous pourrez la comprendre lorsque vous saisirez mieux les caractéristiques des trois sortes de ce que nous appelons sommeil. »

« Ce n'est guère une tâche facile que vous nous proposez-la », dit le Colonel en plaisantant. « Nos plus éminents physiologistes sont tellement embrouillés dans le sujet qu'il est devenu plus obscur que jamais. »

« C'est parce qu'ils se mêlent d'une chose dans laquelle ils n'ont rien à faire, la réponse à ce problème étant du domaine des psychologues, que l'on trouve en si petit nombre parmi vos hommes de science européens. En Occident, psychologue n'est qu'un autre nom pour désigner un physiologiste, avec la différence qu'il travaille sur des principes encore plus matériels. Je viens de lire un livre de Maudsley qui montre clairement qu'ils essaient de guérir les maladies de l'âme sans croire à son existence. »

« Tout ceci est très intéressant », dis-je, « mais nous nous écartons du sujet initial de nos questions, et il semble que vous vous refusiez à l'éclaircir pour nous, Thakur Sahib. Il semble que vous confirmiez et même encouragiez les théories du Babou. Rappelez-vous qu'il dit ne pas croire à la vie posthume, à la vie après la mort, et qu'il nie la possibilité de toute conscience, en prenant comme prétexte que nous ne nous souvenons de rien en ce qui concerne notre vie terrestre antérieure. »

« Je répète une fois de plus que le Babou est un chârvâka, qui ne fait que répéter ce qui lui a été enseigné. Ce n'est pas le système des matérialistes que j'approuve et que j'encourage, mais la véracité des opinions du Babou relativement à son état personnel après la mort. »

« Ainsi, voulez-vous dire que des personnes comme le Babou seraient des exceptions à la règle générale ? »

« Pas du tout. Le sommeil est une loi immuable et générale pour l'homme aussi bien que pour toutes les autres créatures terrestres, cependant, il y a des catégories diverses de sommeil et plus encore de rêves. »

« Mais ce n'est pas seulement la vie après la mort et ses rêves qu'il nie. Il nie absolument toute la vie immortelle, comme l'immortalité de son propre esprit. »

« Si nous considérons le premier aspect, il ne fait qu'agir en accord avec les canons de la science moderne européenne fondée sur l'expérience de nos cinq sens. Et, de ce point de vue, il n'est fautif qu'envers ceux qui n'ont pas les mêmes opinions. Quant au second aspect, je le répète, il a parfaitement raison. S'il n'y a pas avant tout la conscience intérieure et la croyance en l'immortalité de l'âme, l'âme ne peut devenir Buddhi-Taijasi. Elle restera Manas (6).

« Pour le Manas seul, il n'y a pas d'immortalité. Pour vivre une vie consciente dans le monde de l'au-delà, l'homme doit avoir acquis la croyance en ce monde de l'au-delà, pendant sa vie ici-bas. C'est sur ces deux aphorismes de la Science Occulte que repose toute la philosophie relative à la conscience post mortem et à l'immortalité de l'âme. Le Sutrâtma ne reçoit que ce qu'il a mérité. Après la dissolution du corps, commence, pour le Sutrâtma, soit une période de conscience pleinement éveillée, soit un sommeil chaotique, soit encore un sommeil sans rêves ni songes. À l'exemple de vos physiologistes qui voient la cause des rêves dans leur préparation inconsciente à l'état de veille, pourquoi n'admettrions-nous pas la même chose pour les rêves post mortem ? Je répète ce que nous enseigne le Vedânta Sara : la mort est un sommeil. Après la mort, se déroule devant nos yeux spirituels un programme que nous avons appris par cœur pendant notre vie, et parfois même inventé. Ce programme est la réalisation pratique de nos croyances réelles ou des illusions que nous avons créées. Ce sont les fruits posthumes de l'arbre de vie. Bien entendu, la croyance ou l'absence de croyance dans la possibilité de l'immortalité consciente ne peut aucunement modifier la réalité inconditionnée du fait lui-même, une fois qu'il existe. Mais, pour des personnalités séparées, le fait de croire ou de ne pas croire ne peut manquer de conditionner l'influence de ce fait et dans ses effets sur de telles personnalités. J'espère que vous comprenez maintenant ? »

« Je commence à comprendre. Les matérialistes se refusant à croire à tout ce qui ne tombe pas sous le contrôle de leurs cinq sens, ou qui ne peut être prouvé par le raisonnement soi-disant scientifique, rejettent tout phénomène spirituel et n'acceptent comme seule existence consciente que l'existence terrestre. En conséquence ils ne recevront que selon leurs mérites. Ils perdront leur "Je" personnel ; ils dormiront d'un sommeil inconscient jusqu'au nouveau réveil. Ai-je bien compris ? »

« Presque. Vous pourriez ajouter que les védantins reconnaissent deux genres d'existence consciente, l'existence terrestre et l'existence spirituelle et qu'ils ne considèrent que cette dernière comme la réalité indiscutable. Tandis que la vie terrestre, à cause de ses changements et de sa courte durée, n'est rien d'autre qu'une illusion de nos sens. Il faut admettre que notre vie dans les sphères spirituelles est la réalité car c'est là que vit notre "Je" sans fin et sans changement, le Sutrâtma. Tandis qu'à chaque incarnation il se revêt d'une personnalité entièrement différente, temporaire et de courte durée, dans laquelle tout est voué à la destruction complète à l'exception de son prototype spirituel. »

« Mais excusez-moi, Thakur. Est-il possible que ma personnalité, mon "Je" conscient terrestre, puisse périr non seulement temporairement comme dans le cas d'un matérialiste, mais, ce qui serait pis encore, puisse disparaître sans laisser aucune trace de lui ? »

« Selon nos enseignements, non seulement il est appelé à périr, mais il doit périr dans sa totalité, à l'exception du seul principe en lui qui, uni à Buddhi, est devenu purement spirituel et forme maintenant un tout indissoluble. Mais, dans le cas d'un matérialiste endurci, il peut arriver que rien de son "Je" personnel n'ait jamais pénétré dans Buddhi, consciemment ou inconsciemment. Celui-ci n'emportera dans l'Éternité aucun atome d'une personnalité terrestre de ce genre. Votre "Je" spirituel est immortel, mais il n'emportera de votre présente personnalité que ce qui a mérité l'immortalité, c'est-à-dire, seulement l'arôme de la fleur que la mort a fauchée. »

« Mais la fleur elle-même, le "Je" terrestre ? »

« La fleur, comme toutes les fleurs passées et futures qui ont fleuri ou qui fleuriront sur la branche-mère, retournera en poussière. Votre "Je" réel, comme vous devriez le savoir, n'est pas le corps qui est maintenant assis devant moi, ce n'est pas non plus votre Manas, mais c'est votre Sutrâtma-Buddhi. »

« Mais, cela ne m'explique pas pourquoi vous dites que la vie d'outre-tombe est immortelle, sans fin et réelle et que la vie terrestre n'est qu'une simple illusion. Autant que je sache, selon votre enseignement, notre vie post mortem elle-même a ses limites, et bien qu'elle soit plus longue que la vie terrestre elle a tout de même une fin. »

« Sans aucun doute. L'Ego spirituel de l'homme oscille dans l'éternité comme un pendule, entre les heures de la vie et de la mort. Mais si ces heures, les périodes de vie terrestre et de vie d'outre-tombe, sont limitées dans leur déroulement et que le nombre même de ces étapes dans l'éternité entre le sommeil et la veille, l'illusion et la réalité, est compté, le Pèlerin spirituel, lui, est éternel. Par conséquent, ce sont les heures de sa vie d'outre-tombe, lorsqu'il se trouve face à face avec la vérité et que sont loin de lui les mirages fugitifs de ses existences terrestres, ce sont ces heures-là qui constituent ou représentent, à notre sens, la seule réalité. Malgré le fait qu'ils soient finis dans le temps, ces intervalles aident le Sutrâtma de deux manières, car, en se perfectionnant constamment, il suit lentement mais sans dévier, le chemin qui le conduit vers son ultime transformation où il atteindra son but final et deviendra un Être Divin. Non seulement, ils contribuent à cette réalisation, mais, sans ces étapes limitées, le Sutrâtma-Buddhi n'y parviendrait jamais. Le Sutrâtma est l'acteur, et ses innombrables incarnations différentes sont les rôles qu'il doit jouer. Je suppose que vous ne diriez pas que ces rôles — et encore moins les costumes — sont la personnalité de l'acteur. Comme ce dernier, l'âme est forcée de jouer, pendant le cycle des naissances, et ce jusqu'au seuil du paranirvâna, toutes sortes de rôles qui lui sont souvent désagréables, mais, semblable à une abeille qui recueille le miel de chaque fleur et abandonne les restes de la plante en pâture aux vers de terre, notre individualité spirituelle, le Sutrâtma, recueillant seulement le nectar des qualités morales et de la conscience de chaque personnalité terrestre dont il a dû se revêtir, unit finalement toutes ces qualités en une seule, pour devenir alors un être parfait, un Dhyan Chohan. Tant pis pour les personnalités terrestres dont il n'a rien pu recueillir. Bien sûr, ces personnalités ne sauraient survivre consciemment à leur existence terrestre. »

« Donc, l'immortalité de la personnalité terrestre reste toujours conditionnelle, et l'immortalité elle-même n'est pas inconditionnée ? »

« Nullement ! » dit le Maître. « Ce que je veux dire c'est que cette immortalité ne peut pas être revendiquée pour ce qui n'a jamais eu d'existence, car tout ce qui existe en Sat, ou qui a son origne dans Sat, l'immortalité ainsi que l'infinité sont inconditionnelles. Mulaprakriti est l'opposé de Parabrahman, cependant tous deux ne sont qu'une seule et même chose. L'essence même de tout ceci c'est-à-dire l'esprit, la force et la matière, n'a ni fin ni commencement, mais la forme acquise par cette triple unité pendant ses incarnations, leur aspect extérieur pour ainsi dire, n'est rien d'autre qu'une simple illusion de conceptions personnelles. Voilà pourquoi nous disons que la vie post mortem est la seule réalité, et que la vie terrestre, y compris la personnalité elle-même, n'est qu'une chimère. »

« Pourquoi alors dit-on que le sommeil est réalité et la veille illusion ? »

« Ce n'est là qu'une comparaison qui a pour but de faciliter la compréhension du sujet et, au point de vue de vos conceptions terrestres, elle est très juste. »

« Vous dites que la vie post mortem est basée sur la justice parfaite, sur la récompense méritée par toutes les souffrances terrestres. Vous dites que Sutrâtma se saisit infailliblement de la moindre opportunité pour utiliser les qualités spirituelles dans chacune de ses incarnations. Comment donc admettez-vous que la personnalité spirituelle de notre Babou, la personnalité de ce jeune homme qui est si profondément honnête, si noble de caractère, et si parfaitement serviable malgré toute son incrédulité, n'atteigne pas l'immortalité mais périsse comme les débris d'une fleur fanée ? »

« Qui, sinon lui-même », répondit le Maître, « l'a contraint à un tel sort ? Je connais le Babou depuis le temps où il n'était qu'un jeune enfant et je suis absolument sûr que la récolte du Sutrâtma dans son cas sera très abondante. Bien que son athéisme et son matérialisme soient loin d'être feints, pourtant il ne peut pas mourir complètement dans toute la plénitude de son individualité. »

« Mais, Thakur Sahib, n'avez-vous pas confirmé vous-même, l'exactitude de ses notions sur son état personnel posthume et ces notions ne consistent-elles pas en une croyance ferme qu'après sa mort toute trace de conscience disparaîtra ? »

« Je les ai confirmées et les confirme encore. Lorsque l'on voyage en train, il arrive qu'on s'assoupisse et qu'on dorme tout le temps, alors que le train s'arrête dans beaucoup de gares. Mais, il y a sûrement une gare où l'on finit par se réveiller et le but du voyage est atteint en pleine conscience. Vous dites que ma comparaison de la mort avec le sommeil ne vous satisfait pas. Mais rappelez-vous que le plus simple des mortels connaît trois sortes de sommeil — le sommeil sans rêves, le sommeil accompagné de rêves chaotiques, vagues, puis enfin le sommeil avec des rêves si intenses et si nets qu'ils sont vécus par le dormeur comme une réalité tangible. Pourquoi n'admettriez-vous pas une analogie de même ordre pour ce qui arrive à l'âme libérée de son corps ? Après son départ, commence pour l'âme, selon ses mérites et surtout sa foi, soit une vie parfaitement consciente, soit une vie de demi-conscience, soit encore un sommeil sans rêves qui équivaut à l'état de non-être. C'est la réalisation du programme dont je vous ai parlé, un programme préparé et élaboré d'avance par le matérialiste. Mais il y a matérialiste et matérialiste. Un homme méchant, ou simplement un grand égoïste, qui ajoute à son incroyance totale une indifférence parfaite pour ses semblables, doit sans aucun doute abandonner à jamais sa personnalité au seuil de la mort. Il n'a aucun moyen pour s'unir au Sutrâtma et toute connexion entre eux est rompue à jamais à son dernier soupir. Mais un matérialiste comme notre Babou ne dormira que le temps de passer une station. Il viendra un moment où il se reconnaîtra dans l'éternité et regrettera d'avoir perdu un seul jour de la vie éternelle. Je devine vos objections. Je vois que vous allez me dire que des centaines et des milliers de vies humaines vécues par le Sutrâtma correspondent selon nos notions védantiques à une disparition complète de chaque personnalité. Voici ce que je réponds : comparez l'éternité à une seule des vies d'un homme qui est composée d'un certain nombre de jours, de semaines, de mois et d'années. Si un homme a conservé une bonne mémoire lorsqu'il est vieux il doit être capable de se rappeler aisément chaque journée cruciale ou chaque année importante de sa vie vécue, mais même dans le cas où il en a oublié un certain nombre, sa personnalité n'en demeure-t-elle pas moins unique et identique tout au long de sa vie ? Pour l'Ego, chaque vie distincte correspond à chacune des journées séparées dans la vie d'un homme. »

« Alors, ne serait-il pas mieux de dire que la mort n'est rien d'autre qu'une naissance à une vie nouvelle, ou encore mieux, un retour à l'éternité ? »

« C'est comme cela, en réalité, et je n'ai rien à objecter sur cette façon de l'énoncer. Seulement, avec notre approche habituelle de la vie matérielle, des expressions comme " vivre " et " exister " ne sont pas applicables à la condition purement subjective d'après la mort, et si nous devions les utiliser dans notre philosophie, sans une définition stricte de leur signification, les védantins tomberaient rapidement dans les idées répandues actuellement parmi les spirites américains qui prêchent sur les esprits qui se marient, entre eux ou avec des mortels. Pour les chrétiens véritables — non pour ceux qui ne le sont que de nom —, comme pour les védantins, la vie dans l'au-delà est un lieu où il n'y a ni larmes, ni soupirs, où il n'y a ni alliances, ni mariages, et où les justes réalisent leur entière perfection. »

Notes

(1) Malgré certaines similitudes avec l’article « Dialogue sur les Mystères de l'Au-delà », cet article présente des enseignements complémentaires intéressants et originaux sur les états post mortem. [N. d. T.]

(2) Un nihiliste. (N.d.T.).

(3) Une secte de Bengalis matérialistes.

(4) Dans le Vedânta, Buddhi, dans ses combinaisons avec les qualités morales, la conscience, et les notions des personnalités dans lesquelles elle s'est incarnée, est appelée Sutrâtma, qui signifie littéralement l' « âme-fil » , parce qu'une série entière de vies humaines est suspendue à ce fil, comme des perles sur un collier. Manas doit devenir Taijasi pour atteindre l'éternité et s'y voir, lorsqu'il s'unit à Sutrâtma. Mais, souvent à cause des péchés et des associations avec la région purement terrestre, cette luminosité elle-même disparaît complètement.

(5) La connaissance de nos incarnations passées. Seuls les Yogis et les Adeptes des Sciences Occultes possèdent cette connaissance, grâce à une vie ascétique des plus strictes.

(6) Sans l'assimilation totale avec l'Âme Divine, l'âme terrestre, ou Manas ne peut vivre une vie consciente dans l'éternité. Elle ne devient Buddhi-Taijasi, ou Buddhi-Manas, que dans le cas où ses tendances générales pendant la vie la guident vers le monde spirituel. Dans ce cas, lorsqu'il est saturé par l'essence de l'Âme Divine et pénétré par sa lumière, le Manas disparaît en Buddhi et s'assimile à Buddhi tout en conservant une conscience spirituelle de sa personnalité terrestre. Autrement, Manas, c'est-à-dire, le mental humain, basé sur les cinq sens physiques — notre âme terrestre ou personnelle — plongera dans un sommeil profond, sans réveil, sans rêves, sans conscience, jusqu'à une nouvelle incarnation.

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