Le Vasudevamanana, ou les méditations de Vasudeva (1)
Tableau du développement de l’évolution de l'Univers
Chapitre I – L’évolution, de l'Esprit à la matière grossière
Om ! Des quatre buts auxquels aspirent les êtres humains, à savoir dharma (l'accomplissement du devoir), artha (l'acquisition de biens matériels), kâma (la satisfaction des désirs), et moksha (l'émancipation), c'est ce dernier qui est le plus important, car il n'est pas affecté par les trois périodes de temps [passé, présent, futur], et à propos duquel la shruti (Veda) dit : « Qu’il ne renaît jamais. » Ce n'est pas le cas pour les trois autres, qui ne sont qu'éphémères. D'après la shruti : « Les choses terrestres obtenues grâce au karma sont périssables, et de même, les buts atteints dans l'autre monde (le monde supérieur) grâce à des actions méritoires le sont aussi. » Ce n'est que par le biais de Brahmajñâna (la Sagesse Divine) qu'on atteint le salut, et ici nous pouvons citer les passages suivants des shruti : « Quiconque la connaît (brahmajñâna) échappe à la mort. Il n'existe pas d'autre voie menant à l'émancipation. » Également : « Celui qui connaît Brahman atteint le but le plus élevé auquel peuvent aspirer les hommes (viz., le salut). Ce Brahman devrait être connu à l'aide d'adhyâropa (l’attribution fausse ou illusoire) et d'apavâda (l’abandon d'une telle conception erronée).
Les textes des shruti suivants s'y réfèrent : « Tattva (l'être) devrait être atteint par la connaissance d'adhyâropa et d'apavâda. » « Le salut n'est obtenu ni par karma, ni par l’hérédité, ni par la fortune ; cependant certains y sont parvenus grâce à sannyâsa (le renoncement). » Il est donc tout à fait nécessaire que les aspirants à l'émancipation spirituelle comprennent clairement la véritable nature d'adhyâropa et d'apavâda.
Que signifie adhyâropa ?
C'est l'attribution (ou placement) illusoire de l'univers à (dans) Âtmâ, lequel ne contient aucun univers en son sein, tout comme on peut prendre de la nacre pour de l'argent, une corde pour un serpent, ou une bûche pour un homme. Cette conception erronée provient de l'ignorance de la véritable nature d'Âtmâ. Cette ajñâna (manque de discernement ou ignorance) porte des noms divers : avydiâ (nescience), rajas (obscurité), moha (ignorance), mûlaprakriti (La substance indifférenciée, Akâśa, "la racine de la nature" (prakriti) ou matière), pradhâna (le chef, le premier), gunasâmya (l’état d'équilibre des guna), avyakta (le non-manifesté) et mâyâ (l’illusion).
Mûlaprakriti est un composé des trois guna (ou attributs, qualités), sattva (la guna la plus élevée, étant, vérité, bonté absolue), rajas (la "qualité d'impureté", mixte bien-mal, de différenciation, d’action, représente la forme et le changement) et tamas (La qualité de ténèbres, « impureté » et d'inertie, l'ignorance, la matière aveugle), et est semblable à une corde comportant trois fils, respectivement de couleur blanche, rouge et noire. Cet état d'équilibre des trois guna est appelé le pralaya (déluge ou dissolution universelle), ou mahâ-sushupti (l'état de grand sommeil sans rêve). Dans le pralaya, avant l'émergence de notre univers, les nombreuses myriades de Jîva (Ego) restent absorbées en mûlaprakriti, avec toutes leurs affinités karmiques, telles des particules d'or collées à une boule de cire. On l'appelle mahâ-sushupti dans la mesure où cet état de l'ensemble des Ego rappelle celui expérimenté dans la vie par les individus dans leur sushupti ordinaire (l’état de sommeil sans rêve). Alors mûlaprakriti, selon le degré de mûrissement des affinités karmiques des Ego, sera qualifiée de mâyâ, d’avidyâ ou de tâmasi. Parmi ceux-ci, le premier, mâyâ, se caractérise par un excès de la guna de pure sattva. La Conscience Absolue de Brahman, qui précède l'évolution, s'étant reflétée d’elle-même dans mâyâ, prend alors le nom d'Îshvara (le Seigneur), qui est également connu sous les noms d'avyâkrita (d’inactif), et d'antaryâmin (de latent dans tout). Lui seul est la cause de l'évolution de notre univers. Puis, Îshvara s'étant mêlé à tâmasi par le biais de la Conscience Absolue plénière, il devient la cause matérielle de cet univers, de même que l'araignée (2) est la cause de la toile qu'elle tisse. Ainsi, par l'influence de cet upâdhi (véhicule), (viz., tâmasi), il devient la cause matérielle de l'univers ; et par l'influence de son propre Soi, il en devient la cause instrumentale. Puis, Îshvara créa l'univers ainsi. L'avidyâ (le second aspect de la mûlaprakriti) mentionnée précédemment est variée et multiforme : parce que les Jîva (Ego) possédant une conscience, qui sont reflétés dans avidyâ, sont innombrables (comme le un reflété dans de nombreux miroirs). Ainsi, avidyâ, qui fait une ségrégation, et mûlaprakriti (ou mâyâ), qui est collective, forment les corps kârana (corps causals) respectivement, des Jîva (les Ego immortels ou Mentaux Supérieurs), et d’Îshvara (le Seigneur). C'est dans ces corps kârana que les Jîva et Îshvara expérimentent l'état de sushupti (ou de sommeil sans rêve). C'est ce corps qui forme l'enveloppe ânandamaya (l'une des cinq enveloppes de l’Ego). Ainsi se présente l'évolution kârana (causale).
Nous poursuivrons en décrivant l'évolution de l'Univers subtil
Sous l'influence d'Îshvara, tamoguna (ou tâmasi) s'est divisé en deux parties, viz., en âvarana shakti, la force centripète, et en vikshepa shakti, la force centrifuge. Vikshepa shakti a évolué en l'âkâsha subtil. Puis l'âkâsha a produit vâyu (l'air) ; vâyu, le feu ; le feu, l'eau, et l'eau, la terre (prithivi). Ces cinq éléments (subtils, et non grossiers comme sur terre) sont dénommés subtils, indivisibles et tanmatras (substances rudimentaires). C'est d’âjñâna (ou mûlaprakriti), qui est la cause des cinq éléments subtils précédemment mentionnés, que sont issus les trois attributs sattva, rajas et tamas (les trois divisions que l'on retrouve également dans les cinq Éléments subtils). De l'essence sattva de chacun des cinq éléments subtils, déjà mentionnés, sont respectivement issus les cinq jñânendriya (les organes des sens), que sont l'oreille, la peau, l'œil, le nez et la langue (subtils). De la totalité collective (3) de l'essence sattva de chacun des cinq éléments subtils ont jailli les antahkarana (organes internes ou mentaux inférieurs). Les aspects d’antahkarana sont au nombre de quatre. Ce sont manas, buddhi (en rapport avec le mental inférieur, et qui n’est pas la Buddhi des Sept Principes théosophiques), ahankâra et chitta. Il faut savoir que parmi ceux-ci, ahankâra devrait être classé sous buddhi, et chitta, sous manas. De la même manière, de l'essence rajas de chacun, de l'âkâsha et des cinq éléments sont respectivement produits les karmendriya (les cinq organes d'action), viz., vâk (l'organe de la parole), les mains, les jambes et les organes d'excrétion et de reproduction. Puis de la totalité synthétique de l'essence rajas de l'âkâsha, etc., sont issus les prâna (les courants vitaux). Ils sont au nombre de cinq, et se différencient en prâna, apâna, vyâna, udâna, et samâna. C'est ainsi qu'a été produit le corps subtil aussi appelé linga deha, lequel comporte dix-sept parties, à savoir, les cinq organes d'action, les cinq organes des sens, les cinq prâna, ainsi que manas et buddhi. C'est ce corps qui est l'instrument du plaisir. C'est dans ce corps que naît l'état de rêve des Jîva (Ego) et d'Îshvara. Les enveloppes vijñânamaya kosha, manomaya et prânamaya (4) appartiennent uniquement à ce corps. Tel est le processus évolutif du corps subtil.
Nous allons maintenant décrire l'évolution du corps grossier
Les cinq éléments subtils, l'âkâsha et les autres, qui ont en eux une prépondérance de tamas (sattva et rajas ayant été distribués dans la composition subtile) sont chacun divisés en deux parties égales. La moitié d'un élément se combine à un quart de la moitié de chacun des autres éléments (c'est à dire à un-huitième des autres éléments), et on obtient ainsi une combinaison quintuple, de cinq manières différentes (lesquelles constituent les cinq éléments grossiers, de l'âkâsha, etc.). Par ce processus, on obtient la quintuplication des cinq éléments. De ces cinq éléments viennent à l'existence l'Œuf du Monde, comprenant les quatorze Mondes, ainsi que les quatre sortes de corps grossiers, ainsi que la nourriture et autres objets de plaisir. C'est dans ce corps qu'est produit l'état de veille des Jîva et d'Îshvara. Ce corps est appelé annamaya kosha (l'enveloppe de la nourriture). Tel est le processus de l'Évolution grossière. Les corps kârana (causal), subtil et grossier précédemment mentionnés sont chacun macrocosmique (collectif) et microscopique (ségrégé, ou séparé). La forêt, un village, etc., sont des collectivités, tandis qu'un arbre (de cette forêt), une maison, sont, respectivement, des entités séparées. De la même façon, tous les corps, combinés, sont macrocosmiques, tandis que pris un par un, ils sont microcosmiques. Celui qui possède le corps causal macrocosmique (ou qui s'identifie avec lui) est Îshvara ; tandis que celui qui possède le corps causal microcosmique est Jîva. Dans le premier, corps causal (macrocosmique), il est appelé Îshvara, et dans l'autre, prãjña. En relation avec son corps subtil macrocosmique, on l'appelle Hiranyagarbha, tandis que son corps subtil microcosmique lui vaut le nom de taijasa. Son corps grossier macrocosmique lui confère le nom de vishvânara, et son corps grossier microcosmique, celui de vishva. C'est ainsi qu'il y a de nombreuses différences entre les Jîva et Îshvara. Puis cet Îshvara, ayant assumé les formes de Brahmâ, Vishnu et Rudra au moyen des guna, sattva, rajas et tamas, devient, respectivement, créateur, préservateur et destructeur (de l'univers). Brahmâ est inclus dans Virât (ou Vishvavânara), Vishnu, dans Hiranyagarbha, et Rudra dans Îshvara. C'est ainsi que l'univers trouve son origine. C'est l'attribution illusoire à laquelle nous avons précédemment fait allusion. Tels sont les effets de vikshepa shakti.
Traitons maintenant des effets de l'âvarana shakti
Il s'agit de la force qui, en entourant tous les êtres d’un épais brouillard, les empêche, à l'exception d'Îshvara et des Âtmajñâni (ceux qui détiennent la sagesse de l'Âtmâ (5), du 'Soi'), de comprendre les différences qui existent entre Âtmâ et les cinq enveloppes. Cette force est divisée en deux parties, asattva (la non-croyance en la réalité), et abhâna (l’agnosticisme). La première est la cause de la conception que (Brahman) la réalité n'existe pas, tandis que la seconde est à l'origine de la conception que la réalité est inconnaissable. Ce sont les effets de l'âvarana shakti, et non ceux de vikshepa shakti, qui forment les racines de l'arbre de l'existence mondaine. Et c'est uniquement cette âvarana shakti (l'individualité) qui est aussi la cause de l'émancipation finale. Ces deux aspects d'âvarana shakti, asattva et abhâna, sont annihilées par Tattvajñâna (la Sagesse spirituelle capable de discriminer les Tattvas). Tattvajñâna est de deux sortes, directe et indirecte. La première est la Sagesse spirituelle obtenue grâce à un Guru (un Instructeur spirituel) et aux écrits du Vedanta. C'est ce qu'on appelle shravana (l'écoute, la première étape). Elle fait disparaître asat-âvarana, qui empêche de croire en la réalité de Brahman. C'est alors que pointe la croyance en l'existence du Réel. La Sagesse directe vient, lorsqu'on a éliminé sanshya (le doute) à l'aide de shravana (l'écoute), puis asambhâvana (6) (l'incapacité de penser) par manana (la méditation), et viparîtabhâvanâ (les conceptions erronées) par nididhyâsana (la réflexion tenant compte de tous les points de vue, ou samâdhi), et de plus que la ferme conviction que Brahman est Âtmâ (l’Ego), et vice versa, est bien ancrée dans le cœur des hommes et qu’est éliminée l’erreur que le corps est Âtmâ. Cette Sagesse détruit abhâna-âvarana qui empêche de connaître l'Unique Réalité.
Ainsi, par la Sagesse spirituelle indirecte et directe, les deux Pouvoirs âvarana qui nous portent à croire que Brahman n'est pas et ne brille pas, périssent. Alors survient la cessation des souffrances du cycle des naissances, et l'acquisition de la Félicité.
Il y a donc sept stades (viz., ajñâna, âvarana, vikshepa, la Sagesse indirecte, la Sagesse directe, la cessation de la souffrance, et la Félicité totale). C'est pourquoi on dit qu'adhyâropa est l'attribution illusoire de l'univers irréel à cette intelligence (une) qui est aussi immaculée que l'Âkâsha.
Maintenant qu'est-ce que l'abhavâda ?
C'est l'abandon de l'idée que l'univers n'est pas (réellement) en Brahman, ce qui revient à prendre la nacre pour de l'argent, ou une corde pour un serpent, et la ferme conviction de la réalité de la cause, et non des effets. À en croire la signification des passages suivants des Veda : « Ce qui n'est pas est Mâyâ », et « Ce qui se fait connaître (à nous) (mais qui n'est pas) est avidyâ », il est certain que Mâyâ n'est qu'une illusion. Le Vedanta affirme que quiconque, après avoir dûment enquêté, et devenu conscient du fait qu'il n'y a pas d'autre réalité que Brahman dans l'univers et que le « Je » (l’Ego) est uniquement ce Brahman, sera libéré des affres de la naissance.
Notes
(1) Ou Vasudeva Manana. Traduction du “Vasudevamanana or the Meditations of Vasudeva: A Compendium of Advaita Philosophy.” Auteur : Parama-hamṣa Parivrājakāchārya Vasudeva Yati. Traduit en anglais par K. Narayana-svami Aiyar et R. Sundaresvara Sastri. Editeur : Srividya Press, Kumbaconam, 1893.
Ce texte a été publié en anglais dans les numéros de mars à septembre 1892 de la revue théosophique Lucifer. Un des deux traducteurs serait K. Narayanaswami Aiyar, secrétaire de la branche de la Société Théosophique de Kumbaconam (v. revue Lucifer, août 1891).
(2) Bien que l’araignée produise sa toile d’elle-même et vit en elle, cependant elle en est distincte. Ainsi « en s’unissant à tâmasi », il est signifié qu’à travers Îshvara, comme une araignée, produit tâmasi (duquel l’univers s’est développé) en en émanant de lui-même et en se mêlant à lui.
(3) Selon les Upanishad, il y a une manière différente de diviser sattva et rajas, comme on peut le remarquer dans le tableau en annexe.
(4) Prânamaya : ce que sont les cinq enveloppes est expliqué plus loin, dans le chapitre X de ce livre.
(5) Il peut être nécessaire de dire, une fois pour toutes, que les mots Brahman, Âtma, Paramâtmâ, Kûtastha, Soi, etc., sont utilisés dans cet ouvrage comme synonymes et signifient l’Esprit. Mais Îshvara est la réflexion de l’Esprit dans Mâyâ, et il est l’Agent ou la Cause de l’Univers ou Macocosme, etc., Selon T. Subba Row, il est le Sûtrâtmâ et non Paramâtmâ.
(6) Ces trois termes [sanshya shravana et asambhâvana] seront expliqués complètement dans le Vème chapitre de ce livre. Ce sont les trois degrés du doute : en premier celui en rapport à la non-dualité de Brahman ; en second celui sur la possibilité d’identifier les Ego et l’Univers avec Brahman ; et troisièmement sur la connaissance par soi-même de cette identité même quand on est déjà convaincu de sa possibilité.
L'ouvrage est disponible en français sur le site "Le Maître intérieur" et en anglais, en PDF, sur le site de l'association Internet Archive : https://archive.org/