Lul ne peut être considéré comme chrétien à moins de professer — ou d'être censé professer — une croyance en Jésus par le baptême, et dans le salut « par le sang du Christ ». Pour être reconnu bon chrétien, il faut, comme condition sine qua non, manifester une foi dans les dogmes exposés par l'Eglise et faire profession de cette foi — après quoi, un individu est libre de mener une vie privée et publique selon des principes diamétralement opposés à ceux qui sont exprimés dans le Sermon sur la Montagne. L'essentiel, et tout ce qu'on lui demande, c'est d'avoir — ou de faire semblant d'avoir — une foi aveugle dans les enseignements ecclésiastiques de son Eglise particulière, et qu'il les vénère.

« La foi est la clef de la chrétienté »

a dit Chaucer, et la punition pour qui en manque est indiquée, aussi clairement qu'il est possible avec des mots, dans l’évangile selon st. Marc (16, 16) : « Celui qui croit et est baptisé sera sauvé ; mais celui qui ne croit pas sera damné ».

L’Eglise ne se soucie guère du fait que la recherche la plus sérieuse pendant ces derniers siècles pour trouver ces mots dans les plus vieux textes soit restée vaine, ou que la récente révision de la Bible ait conduit à une conviction unanime, parmi les érudits, chercheurs sincères épris de vérité, qui ont été employés à cette tâche : il est impossible de découvrir une telle déclaration aussi opposée à l'esprit du Christ, si ce n'est dans certains des textes frauduleux d'époque récente. Les bons chrétiens avaient assimilé les paroles consolantes, qui étaient devenues parties intégrantes de leur âme charitable. Enlever à ces vases d'élection du Dieu d'Israël l’espoir d'une damnation éternelle pour tous les autres, en dehors d'eux-mêmes, c'était comme leur ôter la vie. Les auteurs de la révision, tout à la fois aimant la vérité et craignant Dieu, ont été pris d'angoisse : ils ont laissé le passage frauduleux (une interpolation de 11 versets, du 9e au 20e) et ont satisfait leur conscience en insérant une note, d'un caractère très équivoque, qui ne déparerait pas dans l'ouvrage des plus habiles Jésuites, et ferait honneur à leurs facultés diplomatiques. Cette note annonce au « croyant », sans autre explication :

Les deux plus anciens manuscrits grecs, et d'autres autorités, omettent le passage du verset 9 à la fin. Certaines autres autorités ont une conclusion différente pour terminer cet évangile.(1)

Il faut dire cependant que si ces « deux plus anciens manuscrits » omettent ces versets nolens volens [qu'on le veuille ou non] c'est que ces versets n'ont jamais existé. Savants et épris de vérité, les auteurs de la révision le savent mieux qu'aucun de nous ; ce qui n'empêche pas qu'on imprime le mensonge pervers au siège même de la Divinité protestante et qu'on le laisse subsister, pour qu'il éclate encore au visage des futures générations d'étudiants en théologie et, par suite aussi, de leurs futurs paroissiens. Ni les uns ni les autres ne peuvent être trompés — ni ne le sont — mais tous font semblant de croire à l'authenticité des mots cruels, dignes d'un Satan théologique. Et ce Satan-Moloch est leur Dieu de miséricorde et de justice infinies, au Ciel, et le symbole incarné de l'amour et de la charité, sur Terre — les deux réunis en un !

Vraiment mystérieuses sont vos voies paradoxales, oh ! Eglises du Christ !

Je n'ai nullement l'intention de répéter ici des arguments éculés et des exposés (2) logiques montrant l'erreur de tout le système théologique, car tout ceci a été fait mainte et mainte fois, et d'une façon tout à fait excellente, par les plus capables « Infidèles » d'Angleterre et d'Amérique. Mais je puis répéter brièvement une prophétie qui s'impose comme une conséquence évidente de l'état actuel des esprits dans la chrétienté. La croyance dans la Bible d'une façon littérale, et dans un Christ fait chair, ne durera pas plus d'un quart de siècle. Les Eglises devront abandonner leurs dogmes auxquels elles tiennent tant, ou bien le 20e siècle verra l'effondrement et la ruine de toute la chrétienté et, en même temps, de la croyance en un Christos, en tant qu'Esprit pur. Le nom même est devenu odieux de nos jours, et le christianisme théologique est condamné à mourir pour ne jamais ressusciter sous sa forme présente. Cela en soi serait la solution la plus heureuse de toutes, s'il n'y avait pas le danger d'une réaction naturelle qui est sûre de se produire : un grossier matérialisme sera la conséquence et' le résultat de siècles de foi aveugle, si les vieux idéaux perdus ne sont pas remplacés par d'autres, inattaquables, parce qu'universels, et fondés sur le roc de vérités éternelles, et non sur les sables mouvants de l'invention humaine. La pure immatérialité devra finalement remplacer l'anthropomorphisme terrible des idéaux entretenus dans les conceptions de nos modernes dogmatistes. Autrement, pourquoi les dogmes chrétiens — qui sont la parfaite contrepartie de ceux qui appartiennent aux autres religions exotériques et païennes — revendiqueraient-ils une supériorité quelconque ? Dans leur forme, tous ont été construits sur les mêmes symboles astronomiques et physiologiques (ou phalliques). Astrologiquement, chaque dogme religieux, dans le monde entier, peut être rattaché, pour son origine et sa localisation, aux signes du Zodiaque et au Soleil. Et aussi longtemps que la science du symbolisme comparé, ou une théologie quelconque, n'a que deux clefs pour ouvrir les mystères des dogmes religieux — et encore, quand ces clefs ne sont maîtrisées que très partiellement — comment pourrait-on tracer une ligne de démarcation ou faire une quelconque différence entre les religions, par exemple de Chrishna et du Christ, entre le salut par le sang du « mâle originel premier-né » d'une confession, et celui qui est assuré par le « Fils seul engendré » de l'autre religion (beaucoup plus jeune) ?

Etudiez les Veda : lisez, ne serait-ce que les écrits superficiels (qui souvent défigurent la vérité) de nos grands orientalistes, et réfléchissez à ce que vous aurez lu. Voyez les Brahmanes, les hiérophantes égyptiens et les mages chaldéens enseignant, plusieurs milliers d'années avant notre ère, que les dieux eux-mêmes n'avaient été que des mortels (dans des existences précédentes) avant de gagner leur immortalité, en offrant leur sang à leur Dieu Suprême — ou leur chef. Le Livre des Morts égyptien a pour doctrine que l'homme mortel « est devenu un avec les dieux par un mélange d'une vie commune dans le sang commun des deux [espèces d'êtres]. Les mortels ont donné le sang de leurs fils premiers-nés en sacrifice aux dieux. Dans son ouvrage Hinduism [= L'hindouisme] p. 36, le Prof. Monier Williams écrit, en traduisant le Taittiriya Brâhmana : « C'est par le sacrifice que les dieux ont obtenu le ciel ». Et dans le Tandya Brâhmana : « Le Seigneur des créatures (prajâpati) s'offrit en sacrifice aux dieux [...] » Egalement, dans le Satapatha Brâhmana : « Celui qui, sachant cela, sacrifie avec le Purusha-medha, le sacrifice du mâle originel, devient toute chose ».

Chaque fois que j'entends discuter des rites védiques, et les qualifier « de repoussants sacrifices humains », et de cannibalisme (sic), j'ai toujours envie de demander où est la différence. Il y en a une, cependant ; car alors que les chrétiens sont obligés d'accepter, littéralement, le drame allégorique de la crucifixion du Nouveau Testament (lequel, une fois compris, est hautement philosophique), comme celui d'Abraham et d'Isaac (3), le brahmanisme — tout du moins celui des écoles philosophiques — enseigne à ses adhérents que ce sacrifice (païen) du « mâle originel » est un symbole purement allégorique et philosophique. Lus au sens de la lettre morte, les quatre évangiles ne sont que des versions légèrement modifiées de ce que l'Eglise dénonce comme plagiats sataniques (par anticipation) des dogmes chrétiens dans les religions païennes. Le matérialisme a parfaitement le droit de trouver dans tout cela le même culte sensuel, et les mêmes mythes « solaires », que partout ailleurs. En s'en tenant à une analyse el une critique superficielles el aux apparences de la lettre morte, le Prof. Joly (cf. Man before Metals [L'Homme avant les métaux] pp.l89-190) qui ne trouve dans le svastika, la croix ansée et la croix pure et simple, rien d'autre que des symboles sexuels, est justifié à parler comme il le fait.

En constatant que

[…] Le père du feu sacré [en Inde] portait le nom de Tvavhtri, c'est-à-dire le divin charpentier, qui avait fait le svastika et la pramanthâ, dont la friction avait produit l'enfant divin Agni (en latin : Ignis [le feu]), que, d'autre part, sa mère était appelée Mâyâ et que lui-même fut désigné comme Akta (l'oint, χρισός [christos]) après que les

l'auteur a tout à fait le droit de faire les remarques suivantes :

[…] l'étroite ressemblance qui existe entre certaines cérémo­nies du culte d'Agni et certains rites de la religion catholique peut s'expliquer par leur commune origine, au moins jusqu'à un certain point. Dans sa condition d'Akta (oint), Agni suggère l'analogie avec le Christ, Mâyâ avec Marie, sa mère, et Tvashtri avec st Joseph, le charpentier de la Bible.

Ce professeur de la Faculté des Sciences de Toulouse a-t-il expliqué quoi que ce soit en attirant l'attention sur ce que peut voir n'importe qui ? Non, bien sûr. Mais si, dans son ignorance du sens ésotérique de l'allégorie, il n'a rien ajouté à la connaissance humaine, il a, par contre, détruit chez beaucoup de ses élèves la foi dans l’« origine divine » du christianisme et de son Eglise, et contribué du même coup à accroître le nombre des matérialistes. Car, assurément, aucun de ceux qui se vouent à ces études comparatives ne peut plus considérer la religion de l'Occident autrement que comme une pâle copie affadie de philosophies plus anciennes et plus nobles.

L'origine de toutes les religions — y compris le judéo-christianisme — doit se trouver dans un petit nombre de vérités primitives dont aucune en particulier ne peut s'expliquer séparément de toutes les autres, puisque chacune est un complément de tout le reste, dans un détail ou un autre. Et toutes ces religions sont, plus ou moins, les rayons réfractés du même Soleil de vérité, et leurs premières expressions doivent être recherchées dans les archives archaïques de la Religion-Sagesse. Sans la lumière de cette dernière, les plus grands érudits ne peuvent en voir que les squelettes recouverts de masques de fantaisie, et la plupart du temps basés sur des signes du zodiaque personnifiés.

C'est ainsi qu'une épaisse couche d'allégorie et de voiles intentionnels — les « obscurs adages » de la fiction et de la parabole — recouvre les textes ésotériques originaux d'où fut compilé le Nouveau Testament — tel qu'il est connu de nos jours. D'où viennent donc les évangiles, la vie de Jésus de Nazareth ? N'a-t-il pas été dit de façon répétée qu'aucun cerveau humain, mortel, n'aurait pu inventer la vie du réformateur juif, suivie du terrible drame sur le calvaire ? Nous déclarons, sur l'autorité de l'Ecole ésotérique orientale, que tout cela vint des Gnostiques, pour ce qui concerne le nom de Christos et les allégories astronomico-mystiques, et, d'autre part, des écrits des anciens Tanaïn (4) pour ce qui touche le rapport kabbalistique entre Jésus, ou Joshua, et les per­sonnifications bibliques. L'une de celles-ci est le nom mystique ésotérique de Jéhovah, qui n'est pas le Dieu imaginaire actuel des Juifs profanes, ignorants de leurs propres mystères, le Dieu accepté par les chrétiens encore plus ignorants, mais le Jéhovah composé de l'Initiation païenne. C'est ce qui est prouvé très clairement par les glyphes, ou combinaisons mystiques de divers signes, qui ont survécu jusqu'à ce jour dans les hiéroglyphes catholiques romains.

Les archives gnostiques contenaient l'épitomé des principales scènes jouées pendant les mystères de l'Initiation, de mémoire d'homme (bien que même cela ait été invariablement présenté sous un voile semi-allégorique, chaque fois qu'on l'a confié à un document sur parchemin ou papier). Mais les anciens Tanaïm, les Initiés de qui la sagesse de la Kabbale (la tradition orale) fut obtenue par les talmudistes d'époque ultérieure, avaient en leur possession les secrets de la langue des mystères, et c'est en cette langue qu'on été écrits les évangiles (5). Seul celui qui s'est rendu maître du chiffre ésotérique de l'Antiquité — la signification secrète des nombres qui, à une époque, fut propriété commune de toutes les nations — possède la preuve complète du génie qui a été déployé pour mêler les allégories et les dénominations purement égypto-hébraïques de l'Ancien Testament avec celles des gnostiques grecs païens qui, à ce moment, étaient le plus raffinés des mystiques. L'évêque Newton le prouve lui-même tout à fait innocemment, en faisant ressortir que « st Barnabé, le compagnon de st Paul, dans son épître (chap. 9) découvre [..,] le nom de Jésus crucifié dans le nombre 318 » — en fait, Barnabé le trouve dans la combinaison mystique grecque IHT (6), le tau [T] étant le glyphe représentant la croix. A ce propos, un kabbaliste moderne, auteur d'un manuscrit inédit sur la « Clef de la formation de la langue des mystères » (7), observe :

Mais il n'y a là qu'un jeu sur les lettres hébraïques yod [ י = 10], h'eth [ח = 8] et shin [ ש  = 300] — d'où découle le monogramme du Christ, IHS, qui a été transmis jusqu'à nos jours — l'ensemble se lisant יחש, ou 381, la somme des lettres étant 318, ou le nombre d'Abraham et de son Satan, et de Joshua [Josué] et de son Amalek. Il est vrai que c'est aussi le nombre de Jacob et de son antagoniste, comme on pourrait le montrer. Godfrey Higgins fournit l'autorité pour le nombre 608. C'est le nombre de Melchisédech (car la valeur de ce dernier est 304) et Melchisédech était le prêtre du Dieu Très-Haut, dont les jours sont sans commen­cement ni fin.

On trouve la solution et le secret de Melchisédech dans les considérations ci-après :

Il a été dit que, dans les anciens panthéons, les deux planètes qui avaient existé depuis l'éternité [l'éternité éonique] (8), et étaient éternelles, étaient le soleil et la lune, ou Osiris et Isis, d'où l'expression : dont les jours sont sans commencement ni fin. Le nombre 304 multiplié par 2 donne 608. De même, les nombres se trouvent dans le mot Seth, qui était une représentation de l'année. Il existe diverses autorités pour soutenir que le nombre 888 s'applique au nom de Jésus-Christ et, comme il a été dit, il est en antagonisme avec le nombre 666 de l'Antéchrist […] La valeur stable dans le nom de Joshua était le nombre 365, indicatrice de l'année solaire, tandis que Jéhovah se plaisait à être la désignation de l'année lunaire —et, dans le panthéon chrétien, Jésus-Christ était à la fois Joshua et Jéhovah […]

Ce qui précède ne fait qu'illustrer ce que nous visons à montrer ici : l'application chrétienne du nom composé de Jésus-Christ est entièrement basée sur le mysticisme gnostique et oriental. Il était tout à fait juste et naturel que des chroniqueurs comme les Initiés gnostiques, liés au secret par serment, voilent, ou revêtent d'un lourd manteau, la signification finale de leurs enseignements les plus anciens et les plus sacrés. Le droit qu'ont pris les Pères de l'Eglise de recouvrir le tout d'une garniture de personnifications divines imaginaires est plus discutable, en vérité (9). Scribes et chroniqueurs gnostiques n'ont trompé personne. Tout Initié à la Gnose archaïque — que ce fût à l'époque pré- ou post- chrétienne — connaissait bien la valeur de chaque mot de la « langue des mystères ». Car ces gnostiques — ceux qui ont inspiré le christianisme primitif — étaient « les plus cultivés, les plus instruits, et les pus riches du nom de chrétien », comme l'a dit Gibbon (10). Ni eux, ni leurs humbles disciples et successeurs, ne risquaient d'accepter la lettre morte de leurs propres textes. Mais il n'en alla pas de même avec les victimes de ceux qui ont fabriqué ce qu'on appelle maintenant la christianisme orthodoxe et historique. Leurs successeurs ont tous été conduits à tomber dans les erreurs des « Galates insensés », réprouvés par Paul, eux qui, comme il le leur dit (Gal. 3, 1-5), après avoir commencé (par croire) dans l'Esprit (de Christos) « ont fini (par croire) dans la chair » — c'est-à-dire dans un Christ corporel. Car tel est bien le vrai sens es mots grecs : έναρξάηει πνεύματι νυν σαρκι έπιτελεισθε [énarxaméxoï pneumati nun sarki épitéléïsthé] (11). Il est assez clair aux yeux de tous, à l'exception des dogmatistes et des théologiens, que Paul était un gnostique, fondateur d’une nouvelle secte de gnose qui, comme toutes les autres sectes gnostiques, reconnaissait un « Esprit-Christ », bien qu’elle allât contre ses opposants, les sectes rivales. Et il n’est pas moins clair qu'on ne saurait découvrir ailleurs que dans des enseignements gnostiques les doctrines primitives de Jésus, à quelque époque qu’il ait pu vivre. Pour empêcher qu’on se rende compte de cette vérité, les falsificateurs, qui ont dégradé l’Esprit au niveau de la matière, en avilissant ainsi la noble philosophie de la Religion-Sagesse primordiale, ont pris d’amples précautions dès le début. Par ordre de l’Eglise, les oeuvres du seul Basilide — « le philosophe voué à la contemplation des choses divines » comme l’a dépeint Clément —, les 24 volumes de ses Interprétations sur les Evangile, ont tous été brûlés, comme nous le dit Eusèbe (Hist. Eccles. livre IV, chap. 7).

Etant donné que ces Interprétations furent écrites à un moment où les évangiles, tels que nous les possédons actuellement, n'existaient pas encore (12), on tient ici une bonne preuve que l'évangile — dont les doctrines furent communiquées à Basilide par l'apôtre Matthieu, et par Glaucias, le disciple de Pierre (cf. Clément d'Alexandrie, Strom, VII, chap. 17) (13) ont dû différer largement de celle de l'actuel Nouveau Testament. Et il est impossible de juger de ces doctrines d'après les comptes rendus déformés qui en ont été laissés à la postérité par Tertullien. Cependant, même le peu qu'en donne ce fanatique partisan montre que les principales doctrines gnostiques étaient, sous le couvert particulier de leur terminologie et de leurs personnifications symboliques, identiques à celles de la Doctrine Secrète de l'Orient. Car,

[...] En discutant de Basilide, le « pieux et divin philosophe théosophique », selon l'appréciation, de Clément d'Alexandrie, Tertullien s'exclame : « Après cela, survint Basilide, l'hérétique (14) : il affirma l'existence d'un Dieu Suprême (du nom d'Abraxas) par qui fut créé le Mental [Mahat] que les Grecs appellent Nous. De cet aspect [féminin] émana le Verbe, du Verbe la Providence [phronêsis], de celle-ci la Force [dunamis] et la Sagesse [sophia] : de ces deux dernières furent produites à leur tour Vertus, Principautés (16) et Puissances ; d'où résultèrent d'infinies productions et émissions d'anges. Parmi les anges les plus bas, en vérité, et ceux qui ont fait ce monde, Basilide place, comme le dernier de tous, le dieu des Juifs auquel il dénie le rang de Dieu lui-même, en affirmant qu'il n'est que l'un des anges » (17). (Isis Unveiled, II, p. 189).

Le fait que, comme nous l'avançons, l'évangile de Matthieu, disponible dans les textes grecs usuels n'est pas l'original écrit en hébreu, est prouvé par une autorité qui n'est pas moindre que st Jérôme. Le soupçon qu'on peut avoir, à propos d'une progressive evhémérisation (18) volontaire du principe du Christ — et cela depuis le tout début — se change en conviction quand on prend connaissance d'une certaine confession contenue dans le livre II du Commentaire sur Matthieu, de Jérôme. Nous trouvons là, en effet, les preuves d'une substitution délibérée de la totalité de l'évangile, celui qui existe maintenant dans le texte canonique ayant été évidemment ré-écrit par ce trop zélé Père de l'Eglise (19). Ce dernier déclare que, vers la fin du 4e siècle, il fut envoyé à Césarée par « leurs bienheureuses éminences », les évêques Chromatius et Héliodore, avec la mission de comparer le texte grec (le seul qu'ils n’aient jamais eu) avec la version originale en hébreu préservée par les Nazaréens dans leur bibliothèque, et d'en faire la traduction. Il la traduisit donc, mais en protestant car, dit-il, l'évangile « présentait une matière qui ne tendait pas à l'édification mais à la destruction » (20). La « destruction » de quoi ? Du dogme qui fait de Jésus de Nazareth et du Christos un seul et même être — évidemment ; par conséquent, la « destruction » en question était celle de la religion nouvellement mise sur pied (21). Dans cette même lettre, le saint (qui conseilla à ses convertis de tuer leur père, de piétiner le sein qui les avait nourris en marchant sur le corps de leur mère, si ces parents se dressaient comme des obstacles entre leur fils et le Christ) admet que Matthieu n'a pas souhaité que son évangile fût écrit ouvertement — et par conséquent que le manuscrit était un document secret. Mais, tout en admettant aussi que cet évangile « était rédigé en caractère hébraïques, et de sa propre main » (celle de Matthieu), l'auteur se contredit cependant, dans un autre passage, et assure la postérité qu'il avait été altéré et ré-écrit par un disciple de Mani, nommé Seleucus, [...] » et que « pour cette raison les oreilles de l'Eglise refusèrent à juste titre de l'entendre ».

Il ne faut donc pas s'étonner que le sens même des termes Chrêstos et Christos et l'application de chacun d'eux à « Jésus de Nazareth » (nom formé à partir de Joshua le Nazar) soient maintenant devenus lettre morte pour tous, à l'exception des Occultistes non chrétiens. Car même les kabbalistes n'ont plus de nos jours de données originales à quoi se fier. Le Zohar et la Kabbale ont été remodelés par des mains chrétiennes, au-delà de toute reconnaissance possible ; et s'il n'existait pas encore un exemplaire du Livre des Nombres chaldéen, il ne resterait guère mieux que des récits travestis. Veuillent nos Frères, qui se dénomment les kabbalistes chrétiens d'Angleterre et de France (dont beaucoup sont des théosophes) ne pas protester avec trop de véhémence, car ceci relève de l'histoire (voir Munk). Il est aussi déraisonnable de maintenir, comme le font encore certains orientalistes allemands et d'autres critiques modernes, que la Kabbale n'avait jamais existé avant le jour du Juif espagnol Moïse de Léon (accusé d'avoir fabriqué ce pseudo-document ancien au 13e siècle) que de prétendre que toutes les oeuvres kabbalistiques aujourd'hui en notre possession sont aussi originales que lorsque Rabbi Siméon ben-Yoh'aï (22) formula la « tradition » à son fils et à ses fidèles. Pas un seul de ces livres n'est immaculé, pas un n'a échappé à la mutilation par des mains chrétiennes. C'est ce que prouve Munk —l'un des critiques les plus savants et les plus capables de nos jours sur ce sujet — tout en protestant comme nous le faisons contre l'idée émise qu'il s’agirait d'un faux post-chrétien, car il déclare :

Il nous paraît évident […] que le compilateur s'est servi de documents anciens, et entre autres de certains Midraschîm, ou recueils de traditions et d'expositions bibliques que nous ne possédons plus aujourd'hui (23).

Après quoi, citant Tholuck ([Commentatio (24) ...] pp.24 et 31), il ajoute [en note] :

Hâya Gaôn, mort en 1038, est à notre connaissance le premier auteur qui développe la théorie des sephirôth, et il leur donne des noms que nous retrouvons plus tard chez les kabbalistes (cf. Jellinek, Moses ben Schem-Tob de Léon, p. 13, note 5) ; ce docteur qui avait de fréquents rapports avec des savants chrétiens syriens ou chaldéens, a pu par ces derniers avoir connaissance de quelques écrits gnostiques.

Lesquels « écrits gnostiques » et doctrines ésotériques passèrent intégralement dans les oeuvres kabbalistiques, avec bien d'autres interpolations modernes que nous trouvons maintenant dans le Zohar, comme Munk le prouve bien. Cette Kabbale est chrétienne désormais, et non juive.

Ainsi, à la suite de plusieurs générations de très actifs Pères de l'Eglise, toujours à l'oeuvre pour détruire des documents anciens, et préparer de nouveaux passages à interpoler dans les textes qui avaient eu la chance de survivre, ce qui reste des gnostiques — comme légitime produit de la Religion-Sagesse archaïque — se résume à quelques lambeaux non reconnaissables. Toutefois, une particule d'or véritable étincellera toujours ; et aussi déformés que soient les comptes rendus laissés par Tertullien et Epiphane des doctrines des « hérétiques », un Occultiste peut encore y trouver des traces des vérités primitives qui jadis étaient communiquées universellement pendant les mystères de l'Initiation. Parmi d'autres écrits qui renferment de très suggestives allégories, nous avons encore les évangiles dits apocryphes, et la dernière découverte — et la plus précieuse — parmi les reliques de la littérature gnostique, un traité appelé Pistis-Sophia (25), « Sagesse-Connaissance ».

Dans mon prochain article sur le « caractère ésotérique des évangiles », j'espère être en mesure de démontrer que ceux qui traduisent Pistis par « foi » sont complètement dans l'erreur. Le mot « foi », comme grâce, ou quelque chose à croire par une foi non raisonnée, ou aveugle, est un terme qui date seulement du christianisme.

Paul, quant à lui, ne l'a jamais employé avec ce sens dans ses épîtres ; et indéniablement, Paul était un INITIE.

H.P. Blavatsky

Troisième et dernière partie d'un article de H.P.B. publié dans la revue Lucifer. Voir les Cahiers Théosophiques n°162 et 163 pour les deux premières parties (N. d. Ed.). © Textes Théosophiques, Cahier Théosophique n°164.

(à suivre) (26)

Notes

(1) Cf. l'évangile selon st Marc dans J'édition révisée publiée par les Universités d'Oxford et de Cambridge, 1881.

(2) [En français dans le texte].

(3) Voir l'article « La fille du soldat » dans le présent numéro de Lucifer, par le révérend T.G. Headley, et noter la protestation désespérée de ce vrai chrétien contre l'acceptation littérale des « sacrifices du sang », de « l'expiation par le sang », etc, dans l'Eglise d'Angleterre. La réaction commence: un autre signe des temps.

(4) [Tanaïn (חנאם) — du verbe חנא: répéter une tradition, enseigner — mot désignant les docteurs {Je la Mishnah (בזשנה), la partie la plus ancienne du Talmud.]

(5) Ainsi, tandis que les trois synoptiques font apparaître une combinaison des symboliques grecque et juive, l’Apocalypse est écrite dans la langue des mystères des Tanaïm — ce qui restait de la sagesse égyptienne et chaldéenne — et l'évangile de st Jean est purement gnostique.

(6) [Trois lettres majuscules : iota (i), servant à écrire le nombre 10, êta (ê), pour le nombre 8, et tau (t) pour le nombre 300. Au total, la somme donne 318. En notation grecque ordinaire, 318 aurait été écrit dans l'ordre tau - iota - êta.]

(7) [Voir note 24 du premier article.]

(8) [Précision donnée par H.P.B.]

(9) « La prétention du christianisme à posséder l'autorité divine comme garante repose sur la croyance ignorante que le Christ mystique pouvait devenir une personne — et l'avait fait — tandis que la Gnose démontre que le Christ lié à un corps n'est qu'une représentation contrefaite de l'Homme trans-corporel. En conséquence, toute personnification historique est — et sera toujours —une manière fatale de falsifier et de discréditer la réalité spirituelle », (Cf. G. Massey, « Gnostic and Historie Christianity » [= Christianisme gnostique et historique]).

(10) Cf. The Ristory of the Decline and Fall of the Roman Empire [= L'Histoire du déclin et de la chute de l'empire romain] chap. XV.

(11) À l'analyse, cette phrase veut dire : « Vous qui, au début, étiez tout tournés vers l'Esprit-Christ, allez-vous maintenant finir par croire en un Christ de chair ? » ou bien elle n'a aucune signification. Le verbe έπιτελουμαι [épitéloumaï] n'a pas le sens de « devenir parfait » mais de « finir par » le devenir. La rivalité qui a opposé toute sa vie Paul à Pierre et d'autres, et ce que lui-même a déclaré de sa vision d'un Christ spirituel, et non de Jésus de Nazareth (comme on le lit dans Actes, 22, 8) en sont autant de preuves. [La phrase en question est généralement rendue par : « Etes-vous si déraisonnables ? Après avoir commencé par l'Esprit, finirez-vous maintenant par la chair ? »].

(12) Cf. W.R. Cassels, Supernatural Religion [= Religion surnaturelle] Londres, 1877 (vol. II, chap. « Basilide »).

(13) [Le passage cité ici mentionne en fait un certain Glaucias qui aurait été « l'interprète » (herméneus) de st Pierre, et qui passait pour avoir été un instructeur de Basilide.]

(14) Dans Isis Dévoilée [Isis Unveiled, II, note p. 189] la question était posée : « Les vues de l'évêque phrygien Montanus n'ont-elles pas été aussi considérées comme une HERESIE par l'Eglise de Rome ? Il est tout à fait extraordinaire de voir avec quelle facilité cette Eglise encourage les invectives d'un hérétique, Tertullien, comme un autre hérétique, Basilide, quand il arrive que ces injures contribuent à favoriser ses propres objectifs ».

(15) [Mot inséré par H.P.B.]

(16) « Paul ne parle+il pas lui-même de 'Principautés et de Puissances dans les lieux célestes' (Ephésiens, 3, 10 ; 1, 21), et ne confesse-t-il pas qu'il y a beaucoup de dieux, et beaucoup de Seigneurs (kurioï) ? Ainsi que des anges, des Puissances (dunameïs) et des Principauté [archï] ? (cf. I. Corinthiens, 8, 5, et Romains 8, 38) » [Isis Unveiled, II, note p. 189].

(17) Cf. Tertullien, Liber de praescriptione haereticomm. Indéniablement, c'est seulement par un argument du genre tour de passe, d'une remarquable casuistique, que Jéhovah a été élevé à la dignité du Dieu Un absolu, lui qui dans la Kabbale n'est qu'une Sephirq, la troisième puissance (Binah), placée à gauche, parmi les émanations. Même dans la Bible, il n'est que l'un des Elohim (cf. Genèse III, 22, où le « Seigneur Dieu » [Yahvéh] ne fait pas de différence entre lui-même et les autres).

(18) [Evhémérisation: représentation d'une réalité divine ou cosmique sous les traits d'un personnage humain.]

(19) Ceci relève de l'histoire. On peut se rendre compte à quel point les fragments gnostiques primitifs, qui sont maintenant devenus le Nouveau Testament, ont été ré-écrits et altérés en lisant l'ouvrage [de Cassels] Supematural Religion [= La Religion surnaturelle], publié à plus de 23 éditions, si je ne me trompe. La foule d'autorités citées par l'auteur est tout simplement renversante. À elle seule, la liste des critiques bibliques anglais et allemands semble interminable.

(20) Les principaux détails sont donnés dans Isis Unveiled, vol II, pp. 180-83. Vraiment, la foi dans l'infaillibilité de l'Eglise doit être aveugle comme la pierre, sinon elle n'aurait pu manquer d'être frappée à mort. et de mourir.

(21) Cf. Jérôme, De viris inlustribus Liber, chap. 3. [Voir l'avis de] H. Olhausen, [dans la traduction anglaise de son ouvrage] Nachweis der Echtheit der säimtlichen  Schriften des Neuen Testaments [= Preuve de l'authenticité de tous les écrits du Nouveau Testament], p. 35. [Cf. Isis Unveiled, II, p. 182, pour une citation du passage indiqué ici]. Le texte grec de l'évangile de Matthieu est le seul qu'utilise l'Eglise, ou qu'elle n’ait jamais possédé.

(22) [ ךכי שכוצוז כז־יזחאי le père de Rabbi Elazar, אלצוך יךכי]

(23) [Cf. Salomon Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, A. Franck, 1859, p. 276.]

(24) [Cf. Tholuck, Commentatio de vi quam graeca philosophia in theologiam tum Muhammedanorum tum Judaeomm exercuerit.]

(25) [En 1890, un proche collaborateur de H.P.B., GRS. Mead fit une traduction anglaise de la version latine de la Pistis-Sophia publiée par M.G. Schwartze. Dans les vol. VI, VII et VIII de Lucifer (d'avril 1890 à mai 1891), on peut trouver une partie, importante de cette traduction, avec un nombre considérable de notes et d'explications ajoutées par H.P.B. elle-même.]

(26) [Apparemment, H.P.B. n'a jamais terminé cette série d'articles.]

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